Aïda, soleil froid au Théâtre de la Monnaie
Les spectateurs exigeant un aspect monumental seront déçus par cette Aïda au Théâtre de La Monnaie. Entre Pina Bausch et Bill Viola, la nouvelle création de Stathis Livathinos, directeur artistique au Théâtre national de Grèce, marque par son refus d’exotisme, son efficacité visuelle et sa brutalité. Une pierre insulaire gigantesque et une dalle imposante pour seuls décors, une brume inquiétante, des chanteurs entenaillés entre ces deux blocs massifs, des habits froissés et monochromes, des lumières crues : tout est réuni pour une version contemporaine et avant-gardiste.
Chœurs de la Monnaie ; Enrico Iori (Il Re) ; Ksenia Dudnikova (Amneris) - Aïda par Stathis Livathinos (© Forster)
Originellement conçu par le Khédive égyptien, Ismaïl Pacha, pour les fêtes d’inauguration du Canal de Suez en 1871, le scénario fut conçu par l’égyptologue Auguste Mariette, et Verdi fut chargé de composer l’opéra. Au temps des pharaons, le trio amoureux est à la mesure du triangle méditerranéen, dépeignant l’histoire de Radamès (général des troupes d’Égypte) qui dédaigne l’amour de la fille du roi en faveur de la jeune et fébrile Aïda, princesse éthiopienne captive.
Le choix de Stathis Livathinos pour la mise en scène renforce encore cette idée de culture méditerranéenne en y ajoutant la dimension de la tragédie grecque. Verdi s’y prête à merveille, le décor simple mais écrasant permet aux voix de se déployer avec grâce, et une puissante fébrilité : un décalage magnifique entre deux générations qui sert une intemporalité du propos, une histoire d’amour impossible.
Aïda, incarnée par Monica Zanettin, trouve ici une justesse, par la matérialisation délicate du chant soprano entre pleurs, rage et tendresse , le spectateur se laisse porter et vacille, impuissant. Un corps séché par les larmes mais fort par le courage et l’amour de son pays, Aïda ne cesse d’évoluer sur cette scène aseptique ou la mort flotte avec violence.
Monica Zanettin (Aïda) - Aïda par Stathis Livathinos (© Forster)
Face à la délicatesse d’Aïda, sa rivale, la mezzo-soprano Ksenia Dudnikova figure la princesse égyptienne avec plus de profondeur et s’assure une présence remarquée. Voir Amneris sombrer dans la folie, pleurer et crier délecte l’auditoire, et ses envolées lyriques figurent la solitude et l’abandon avec brio. Une fragilité qui prend tout son sens au troisième acte et lui offre alors de déchanter et sombrer dans la folie.
Monica Zanettin (Aïda) ; Ksenia Dudnikova (Amneris) - Aïda par Stathis Livathinos (© Forster)
En majorité dans ce triangle amoureux, les femmes sont donc à l’honneur. Héros "oublié" de l’histoire, Radamès peine à se faire entendre. Gaston Rivero ici, malgré une grande capacité vocale de ténor, semble fâcher son personnage, parfois dépassé par les trompettes de l’orchestre symphonique de La Monnaie et une diction imparfaite. Riche en harmoniques, avec sa voix pourtant chaude et puissante, il semble manquer de présence, face aux aigus des héroïnes. Sa prestance est pourtant digne d’un chef de guerre, qu’il aurait sûrement mieux incarné si le costume lui en avait conféré le droit.
Gaston Rivero (Radamès) ; Ksenia Dudnikova (Amneris) ; Giovanni Meoni (Amonasro) - Aïda par Stathis Livathinos (© Forster)
Le baryton italien Giovanni Meoni campe Amonasro, roi d'Éthiopie, avec son autorité vocale et dramatique, habituelle et naturelle. Belle surprise enfin que la qualité vocale du grand prêtre, à qui le costume très réussi confère un rôle de devin, aveugle et mystique. Un charisme remarquable pour ce personnage de Ramfis, incarné par Mika Kares et sa robuste voix de basse. Son allure d’oracle avec des os longs et aiguisés lui flottant dans le dos le métamorphosent en allégorie de Memento Mori. Effrayant.
Mika Kares (Ramfis) ; Gaston Rivero (Radamès) ; Monica Zanettin (Aïda) - Aïda par Stathis Livathinos (© Forster)
Notons la qualité lyrique des Chœurs de la Monnaie, d’une justesse à peine croyable, en totale harmonie de diapason avec son Orchestre. Sous la direction musicale d’Alain Altinoglu, cet Orchestre Symphonique de la Monnaie, puissant et d’une légèreté vivace, joue avec une rare authenticité. Tant sur sa présence que dans ses silences, l'orchestration de Verdi brille ici d'une précision fidèle et subtile. Malgré le déménagement pour rénovation de La Monnaie, la salle temporaire sur le site Tour & Taxis rend une acoustique précise et adéquate. Une occasion rare de savourer une alliance remarquable, où tous les corps de métiers affichent leur puissance créative.
Enrico Iori (Il Re) ; Mika Kares (Ramfis) - Aïda par Stathis Livathinos (© Forster)