La Double Coquette : un opéra-bouffe en paradoxe
Le compositeur contemporain, Gérard Pesson et son collaborateur, poète et romancier, Pierre Alferi, ajoutent habilement leur création contemporaine à l’œuvre baroque La Coquette Trompée (1753) d’Antoine Dauvergne. Les inventions musico-poétiques de Pesson et Alferi encadrent l’opéra-bouffe baroque par un prologue et une fin, mais elles s’insèrent également très finement dans la composition baroque elle-même. Leurs interventions modernes se fondent dans la première matière comme un parfum nouveau, d’abord imperceptibles, ensuite envoûtantes. Elles pénètrent et pervertissent l’allégresse ensoleillée de la musique de Dauvergne, et la langue précieuse et conventionnelle de Charles-Simon Favart (ah ! ces rimes âme/flamme, charme/armes, regards/dards, etc). Une atmosphère nouvelle s’installe, mélange de solennité et de féerie, où les âmes mises à nu s’expriment tantôt en balbutiements.
« J’étais pi, J’étais peu, J’étais pli, J’étais peine, Si peu si peine, Si joli peu, », tantôt en assonances ou allitérations puis en vers, mais des vers brefs, presque caustiques, dépouillent la langue du dix-huitième siècle de ses conventions rodées à mesure que la musique se libère de la tonalité. Les cordes jubilent en multiples glissandi d’harmoniques rappelant l’apparition magique de l’oiseau de feu dans le ballet de Stravinsky. Au violoncelle, un glissando extravagant évoque « Tout un monde lointain » d’Henri Dutilleux. Mais ce « monde lointain » est le nôtre, où convergent vrais sentiments et amours virtuelles conçues sur Facebook.
Isabelle Poulenard (© Eric Speller)
Dans cette création nouvelle, la musique parle, les paroles musiquent, le jeu théâtral et les costumes se répondent : un coup d’archet souligne le mot « archet », la coquette fait frémir les plumes de sa robe sur un trémolo, les voix sinueuses et sensuelles des deux sopranos serpentent, s’enroulent l’une autour de l’autre comme le vrai-faux serpent en peluche s’enroule autour de la Clarice.
Les costumes d’Annette Messager ont été imaginés pour souligner subtilement les idées du livret, sans pour autant tomber dans la polémique criarde (comme c’est parfois le cas dans les productions actuelles). Goûtons le paradoxe de se masquer pour mieux se révéler. Certes, c’est l’histoire d’une femme (Florise) qui se travestit pour en séduire une autre (Clarisse), et punir l’amant infidèle (Damon). Mais ici, l’acte de se travestir devient paradoxalement dépouillement d’artifices : Florise enlève la paire la plus éblouissante d’escarpins dorés jamais imaginée, ainsi que la très longue chevelure (perruque et robe de tresses) couvrant tout son corps, pour prendre une simple moustache portative, dressée sur une tige comme un face-à-main, un habit d’homme, et des escarpins plus discrets. Quant au merveilleux « truc en plumes » et au vrai-faux boa de Clarisse, quelle charmante façon de souligner ce qu’il y a de « coq » dans coquette, de fatalement sirène dans le féminin.
L'Ensemble Amarillis (© Eric Speller)
L’Ensemble Amarillis joue sur des instruments d’époque, musiciens aux yeux masqués de noir, debout sur scène, et qui parfois interagissent avec les chanteurs. Ils s’exécutent avec ardeur et énormément de virtuosité.
Les trois chanteurs réussissent presque à faire oublier qu’ils chantent, tant ils s’effacent pour faire briller l’œuvre. Soprano légère, Isabelle Poulenard (Florise) est très émouvante : avec des sons filés et des changements de couleurs, elle transmet des émotions sincères, et dans les parties baroques, quelques moments de pyrotechnie lui permettent de déployer des vocalises très impressionnantes, avec des aigus étincelants de clarté. La soprano Maïlys de Villoutreys (Clarisse) dotée d’une voix légèrement plus riche, d’une sensualité délicieuse, étonne par sa fioratura ultra rapide et liquide. Robert Getchell, ténor très résonnant, au timbre clair et naturel, remplit facilement la salle.
Maïlys de Villoutreys et Robert Getchell (© Eric Speller)
Regrettons seulement l’absence de décor et de portants derrière les chanteurs, ce qui les prive d’un support acoustique qui eût aidé à mieux faire rebondir les voix vers la salle. Parfois une petite réverbération leur faisait concurrence, et diminuait la clarté.
La mise en scène interdit toute identification tant elle est ironique et tant le déguisement est parodique mais la musique (nouveau paradoxe), nous emporte et interdit toute distance critique. Quand les masques tombent sur une fin contemporaine qui s’éloigne de celle de Dauvergne, il ne reste plus sur scène que la « surprise de l’amour ».
Maïlys de Villoutreys et Robert Getchell (© Eric Speller)
À la fin, la vedette de la soirée est Gérard Pesson : nous avons hâte de découvrir un nouvel opéra entièrement de lui.