Chair et cendre, Ismène à l'Athénée
Noir complet. Une ombre fantomatique rejoint le centre d'un plateau qu'elle ne quittera plus. Son visage d'abord illuminé d'un seul spot latéral rappelle Not I de Samuel Beckett. Le monologue de ce "seule en scène" construit d'abord un temps suspendu. Ismène cherche à interrompre le cours de l'histoire, le fil des événements dramatiques qui l'entourent (notamment Œdipe qui, par l'inceste, est à la fois son père et son frère). Elle souhaiterait même disparaître et son premier geste consiste à se couvrir de cendre, à dissimuler les traits de son visage pour n'être plus. Mais le drame rôde, il surgira comme l'implacable destin et l'héroïne condamnée se couvrira le corps de marques tribales rouge sang.
La pièce commence dans le silence, elle invoque la parole, la prière et bientôt le chant envahit le propos (sur une musique originale de Georges Aperghis). D'abord un mot, puis une phrase entière. Tandis que la parole est en français, le chant est en grec, comme si l'héroïne schizophrène se parlait ou se faisait la traduction à elle-même (voire à un alter-ego ou un autre univers : elle traduit le mythe ancien dans notre langage). Les transitions entre parole et chant sont soudaines, mais rendues avec l'infinie douceur de cette voix, chaude en souffle et incarnée. Crescendo, une bande-son mène du calme initial au drame final, reprenant et spatialisant l'écho psalmodié des paroles. Marianne Pousseur impressionne, envoûte et remue par ses talents de comédienne comme de chanteuse, alternés puissamment. La transition du jeu au chant est aussi éloquente que celle entre les effets du chant lui-même. L'interprète passe du râle chamanique au pépiement suraigu aspiré. Ses longues méditations se déchirent dans des emportements rythmiques. Une mélodie orientale interrompt un glaive dissonant. Même le geste aussi fondamental pour le chant que la respiration alterne magnifiquement ses deux composantes : l'expiration bien vibrée en lignes courtes et les inspirations profondes, laryngées et sonores à la manière du chant traditionnel katajjaq inuit.
Marianne Pousseur en Ismène à l'Athénée (© Michel Boermans)
C'est à cette époque à peu près que mon père se creva les yeux.
Ismène traverse le drame en passant sous des pommeaux de douche rouges, lumineux et dont le ruissellement compose petit à petit un marécage. La femme devenue sorcière y jette des boules de fumée dans un tonnerre vocal réverbérant et spatialisé. Alors que le spectateur aurait pu jurer qu'Ismène portait une robe dans l'obscurité, force est de constater, lorsqu'elle passe sous les douches enflammées, qu'elle est nue : elle était seulement vêtue d'ombre et des colifichets éculés de sa puissance royale et guerrière (un collier de perles et une protection d'archère amazone au biceps). Inondée de la souffrance universelle, elle s'habille enfin : du texte grec projeté sur sa peau (le drame lui est tatoué sur le corps).
Marianne Pousseur en Ismène à l'Athénée (© Michel Boermans)
L'opéra soliste s'achève sur Ismène allongée, entre vie et mort, entre histoire et mythe, dans un clapotement d'eau. Marianne Pousseur viendra récolter des saluts émus et des bravi mérités, emmitouflée dans un rideau de velours rouge et d'or, vestige d'un théâtre qu'elle a sublimé. L'Athénée avait exceptionnellement avancé l'heure de représentation afin que les spectateurs puissent assister au débat présidentiel dans son foyer. Grâce à Ismène, il y aura au moins eu un moment de culture lors de la soirée.