Charpentier Spirituel, Médée Passionnée gravée
Médée de Charpentier est une de ces œuvres mal aimées à leur création (peut-être trop moderne pour son époque) mais dont le génie est redécouvert des siècles plus tard. En effet, si la forme se situe dans la droite veine du baroque français, certains aspects semblent déjà préfigurer le romantisme plus d’un siècle à l’avance, à commencer par la construction psychologique progressive du personnage de Médée et le final en destruction catastrophique mais aussi plus accessoirement la prégnance de l’ésotérisme et de la magie noire ou encore l’introduction d’éléments symboliques comme la robe empoisonnée. Sur le livret de Thomas Corneille (petit frère du fameux Pierre), Marc-Antoine Charpentier appose une musique riche de détails, minutieusement travaillée, dans les harmonies en particulier. L’équipe réunie pour cet enregistrement fait ressortir l’ensemble de ces qualités.
Le coffret se présente en trois disques dans une boîte cartonnée. Ils sont accompagnés d’un sobre livret imprimé en noir et blanc où se retrouvent : un résumé de chaque acte, une courte présentation de l’œuvre (présentation fort bien construite, par Benoît Dratwicki : à la fois complète et synthétique, abordant en moins de quatre courtes pages à la fois les principaux ressorts dramatiques de l'œuvre, le contexte de sa création ainsi que les intentions d'interprétations pour cet enregistrement), deux pages de photos de l’enregistrement et le livret intégral (en français et traduit en anglais). La prise de son permet de reproduire assez fidèlement la qualité individuelle de chaque voix et des instruments sans pour autant donner l'impression d'être immergé dans la salle de concert.
Il est indiqué que l’interprétation est la plus fidèle possible à ce qui se faisait à l’époque de sa création et surtout aux instructions fournies et précises du compositeur. Il n’en était pas attendu moins du Centre de Musique Baroque de Versailles et du Concert Spirituel qui s’est érigé comme une référence dans le baroque français. L’orchestre est léger et d’une clarté limpide. Cette légèreté est conservée dans les nombreuses (mais courtes) plages de ballet où les rythmes s’affirment avec des temps légèrement accentués. Les couleurs y sont donc privilégiées à l’emballement. L’orchestre réserve sa frénésie pour quelques passages où il contribue à griser Médée dans ses tourments, à plonger l’auditeur dans la noirceur émanant des enfers ou encore à la destruction finale. Les différents pupitres sont bien décomposés ce qui permet à chacun de produire des effets précis sur l’ambiance générale. L’accompagnement est réglé pour sublimer les voix sans les couvrir. Le continuo brille par sa plasticité. Il étoffe les récitatifs en trouvant la synergie avec le soliste qu’il accompagne, que ce soit dans les rythmes ou l’harmonie.
Le chœur s’adapte avec polyvalence aux différents rôles qui lui sont confiés et dont il s’emploie à marquer les différences. Il oscille ainsi entre le cadre formel du prologue à la gloire des victoires du roi, l’acidité grinçante qu’il trouve aux timbres des créatures de l’enfer et la panique teintant la voix des Corinthiens sombrant dans la destruction. Il est uni et coordonné dans les canons.
Véronique Gens incarne une Médée déchirante rien que par sa voix. Elle immerge l’auditeur dans sa peine et dans son doute dès ses premières répliques par son ton chargé d’émotion. Le phrasé colle pleinement aux vers de Corneille dont elle fait ressortir tout le poids et la puissance. Elle offre des élans impétueux comme dans l’air qui révèle sa noirceur au début de l’acte I. Elle pousse ponctuellement sur la puissance de sa voix avec pertinence. L’ambitus est conséquent ce qui permet de jouer dans les graves sur la noirceur du timbre, lors de ses invocations infernales au troisième acte en particulier. Les syllabes sont soulignées dans les récitatifs ce qui augmente leur portée. L’énergie qu’elle développe dans son chant est communicative et se transmet à ses interlocuteurs qui se révèlent sous leur meilleur jour à ses côtés.
C’est ainsi qu’elle forme de formidables contrastes avec la Nérine d’Hélène Carpentier. Elle s’oppose par son calme et sa raison aux passions dévorantes de Médée grâce à une ligne de chant claire et délayée. L’apaisement qu’elle incarne finit tout de même par se muer en une crainte tout aussi convaincante et antagoniste face à la fureur de Médée. Elle incarne à titre accessoire et avec un peu plus de difficulté les personnages de l’Amour à l’acte II et de la Victoire lors du prologue. Pour ce dernier, le souffle fait légèrement défaut pour impulser au phrasé l’ensemble de ses reliefs potentiels même si elle tend à le compenser par la fermeté des attaques en début de réplique.
Cyrille Dubois se sert avec aisance des techniques traditionnelles du répertoire de haute-contre pour son rôle de Jason. Les notes sont tenues, fluides et légères. Le chant s’avère souvent aérien, dans ses duos avec Créuse en particulier. Il empreint ainsi le sentiment amoureux de traits célestes renvoyant à sa conception marquée par la pureté dans le théâtre classique. Il fait un jeune premier convaincu et parait sincère par son ton dans son dilemme amoureux. La fausseté du personnage n’en point que plus tranchante. Le médium est élégant. La qualité de sa diction permet à l’auditeur de savourer pleinement la langue de Corneille, en particulier les rimes de fin de répliques qu’il souligne délicatement.
Le timbre de Judith van Wanroij est en phase avec la fraîcheur du personnage de Créuse. L’aigu est raffiné et lustré. La voix est claire et la diction efficace. Dans l’incarnation, la transition rapide au cinquième acte de la ferveur de vengeance à la douleur résignée face à son impuissance s’avère notablement convaincante.
Thomas Dolié confère à Créon un implacable cynisme. Les talents de manipulation du personnage transparaissent dans la rectitude franche de ses sentences teintées d’inflexions humaines avec juste ce qu’il faut d’effet pour que l’auditeur comprenne qu’elles sont feintes. L’articulation est globalement correcte mais pas toujours uniforme. La voix est profonde et caractérisée d’un certain grain.
L’Oronte de David Witczak présente un timbre de baryton léger. Il montre assurance et engagement dans son chant. Il est agile dans les fluctuations rythmiques. Son dialogue avec Médée au troisième acte est particulièrement accompli. Une émulation s’y crée naissant de la vigueur croissante des deux voix.
Adrien Fournaison (chef du peuple, un habitant, un argien, la vengeance) chante d’une voix de baryton-basse pleine et ouverte avec un léger grain. Les graves de la Bellone de Floriane Hasler sont fluides. Elle parvient à véhiculer quelque émotion malgré la faible importance de son rôle. Le ténor David Tricou (un berger, premier corinthien, un argien, troisième captif) donne des aigus impactants. Sa diction est correcte mais la ligne de chant gagnerait par moment à être plus découpée. Fabien Hyon est surtout remarqué en Arcas. Son chant colle pertinemment à l’orchestre qui l’appuie dans les reliefs.
Le duo de bergères de Jehanne Amzal et Marine Lafdal-Franc fonctionne bien en terme d’harmonies. Jehanne Amzal est retrouvée un peu plus loin en Cléone à qui elle apporte la cristallinité de son timbre. Dans leur dernier duo en fantômes cette fois-ci, la voix de Marine Lafdal-Franc apparaît par contre relativement fermée.
S’inspirant des dernières découvertes musicologiques, Hervé Niquet et son Concert Spirituel donnent ainsi une nouvelle jeunesse à la Médée de Marc-Antoine Charpentier en enrichissant sa très courte discographie d’un nouvel opus. Et qui tombe à pic : plus de trois cents ans après sa création, Médée fait aussi un grand retour (dans une tout autre distribution) à l’Opéra de Paris le mois prochain. Reste à espérer qu’elle y reçoive le succès qu’elle mérite.