La Meurtrière, terrible tragédie athénienne
Le répertoire lyrique contient des œuvres terribles, aux histoires dramatiques plongeant jusqu'à l'horreur, dans la mort et la désolation. Cette création-ci y est d'emblée immergée : annoncée dès son titre "La Meurtrière", malaisante dès les premiers échanges entre les personnages (faits de violences et de menaces), réalisée dès les premières actions. L'infanticide craint dès le début du spectacle advient dès la vingtième minute (nous ne sommes qu'au premier 1/5ème de ce spectacle). Le terrible "roman social", chef-d'œuvre de l'écrivain Alexandre Papadiamándis, La Meurtrière (traduction littérale de son titre rendue à cet opéra, le livre ayant été traduit en français par "Les petites filles et la mort") paru en feuilleton en 1903, est la source de cet opéra créé en 2014, mais cette histoire pourrait aussi bien se dérouler de nos jours, hier, ou du temps de l'Antiquité Grecque. La tradition des tragédies antiques est bien entendu une référence évidente, a fortiori dans cet Opéra National de Grèce et dans cette fable sur l'infanticide (le mythe de Médée a lui aussi été mis en musique et en scène à l'opéra).
La dimension "tragique" est ici creusée dans son sens le plus littéral, terrible, horrible : mettant en scène l'histoire-tabou d'une femme tuant de ses mains sa propre-petite-fille, en l'étranglant dans son berceau. La vieille femme "explique" directement et face au public, qu'elle tue les filles, car elles coûtent trop cher (en dot à marier). Elle l'annonce directement : "Ce qui vient à l’esprit au moment où elles naissent, c’est de les étrangler !" Au centre du plateau, sur quelques planches, devant une cahute, à côté d'un berceau qu'elle balance (bien trop rapidement), puis en déambulant dans ce plateau désolé fait de structures/passerelles en troncs étiques, elle propose une prestation terrifiante. Assumant le rôle de la narratrice omniprésente, affichant une mine déconfite, c'est comme si elle voulait naturellement convaincre le spectateur que l'inacceptable serait devenu inévitable : que ce geste meurtrier qu'elle va réitérer serait fait pour mettre fin à trop de souffrances. Là encore dans la pleine tradition de la tragédie grecque, son parcours initiatique ne cessera de la faire sombrer dans la folie, qui devient aussi la cause (rétrospectivement) de ses crimes, et sa punition. Le spectacle propose ainsi d'une certaine manière un Wozzeck à l'envers : le chef-d'œuvre de Berg montre la déchéance d'un homme vers le crime, cette Meurtrière est d'abord montrée par son crime puis son errance, jusqu'à connaître la même fin que Wozzeck : noyée, littéralement et symboliquement (dans sa folie meurtrière devenue suicidaire).
La Meurtrière, nommée Frangoyannou offre à son interprète principal (et exige d'elle) une omniprésence de tragédienne, dans une forme de lancinant et terrible crescendo psychologique. La partition vient soutenir cette interprétation avec une musique sombre, riche et lancinante à la fois. La mezzo-soprano Mary-Ellen Nesi assume tous les aspects du personnage, portant sa souffrance et celle du monde dans son regard tandis que sa voix se déploie par étapes cohérentes avec le propos. Le chant est d'abord tenu droit, résolu et d'un calme froid, avant de monter par échelles de gammes (dans des couleurs de musiques traditionnelles, avec ces longues lignes capiteuses mais aussi ces rebonds rythmiques et trilles typiques de la tradition folklorique), pour se déployer pleinement dans la mesure du tragique. La tessiture sait alors s'élancer aussi vers les aigus mais toujours profondément ancrés et même poitrinés.
Le genre et la forme de cet ouvrage lyrique renforcent également cette intense référence à la tragédie grecque : alternant parlé et chanté comme pour un opéra-comique (qui n'a décidément en soi, rien de "drôle"), mais avec ici une continuité musicale (les passages parlés s'approchant ainsi du mélodrame).
La mise en scène d'Alexandros Efklidis, très sobre, tout comme les lents mouvements des personnages, renforce là aussi l'impression d'une tragédie antique dans un théâtre lointain. L'ambiance est nocturne avec des lumières essentiellement bleues profondes. Quelques figures symboliques errent sur ce plateau, notamment trois figures de Parques : une mariée en blanc, une revenante en noir, une créature comme noyée dans les ficelles, du destin.
Les filles de Frangoyannou sont également des figures de tragédies. Amersa (incarnée par Maria Konstanta) est une Cassandre, traitée d'"oiseau de mauvais augure". Elle exprime dans sa parole tragiquement murmurée ce qu'elle prédit en visions : sa mère tuant une fillette et mettant sa main au feu pour effacer la trace de ce crime (à ceci près qu'elle ne se punira pas par le feu mais par l'eau).
Delcharo (Myrto Bokolini), dont la mère tue l'enfant, témoigne de sa souffrance par une voix parcourant un ambitus démesuré, soulignant sa douleur, toujours avec lyrisme.
D'un jeu volontairement sec et tendu, son mari, le père, Konstantis (Angelos Nerantzis) se plaint seulement que cet événement soit bruyant et le réveille. Informé de la tragédie, il est rassuré d'avoir tout de même baptisé sa fille, et que sa mort explique ses propres rêves troublés.
Le docteur, pourtant en l'occurrence médecin légiste, n'émet qu'un morceau de phrase : "a succombé à une toux spasmodique" sur une seule note grave (pourtant ronde et riche grâce à l'interprétation de Georgios Papadimitriou), preuve du peu de cas fait de cette mort.
Stelina Apostolopoulou et Miranda Makrynioti chantent les deux adolescentes victimes suivantes, Toula et Myrsouda, bien ensemble, de comptines et de voix claires d'autant plus touchantes. Marilena Striftobola tient en Kriniò le rôle de mise en garde et de témoin, déployant sa voix plus grave et vibrée, dont elle conserve l'ancrage vers un aigu placé, et vibrant.
Campé par Vangelis Maniatis, Yannis Périvolas est le père d'un choeur de filles (où La Meurtrière puisera de nouvelles victimes), projetant la voix droite et tendue par le souci de la consigne protectrice (hélas impuissante).
Premier policier, Yannis Christopoulos lance une voix intensément projetée, dynamique et sans chercher à varier les couleurs. Le second, Nicholas Stefanou, a la voix à la fois plus voilée dans le médium mais avec des aigus plus pointus. Le juge de paix Yanni Yannissis apporte un grand contraste par sa voix grave, volontairement sentencieuse, très sombre et presque vrombissante (mais qui monte dans un aigu intense pour l'accusation).
En Maroyssò, Anna Stylianaki se met au diapason de sa tante meurtrière. Sa voix profonde traduit une inquiétude vibrante, dans la gravité, profondeur et longueur vocale rejoignant celle de Mary-Ellen Nesi. Elle dispose, elle aussi, d'un grand numéro vocal soliste parcourant toute la tessiture avec richesse et intensité, se remémorant du passé, du sien, de celui de La Meurtrière surtout : quand celle-ci l'avait aidée, raison pour laquelle elle le fait à son tour.
L'ermite Ioassaf, incarné par Tassos Apostolou, offre la profondeur vocale typique de ce genre de personnages (a fortiori renforcé dans cette voie par l'orchestre), mais il propose lui aussi une prestation vocale complète, commençant d'ailleurs par une voix tout en douceur, et passant par des puissances menaçantes.
Encore et toujours dans un éloquent lien avec la tragédie antique, les chœurs tiennent un rôle essentiel et même de nombreux rôles tout au long de ce drame, dans toute la richesse des contrastes d'âges et de tessitures. Les présences fantomatiques des enfants évoquent une armée d'âmes sacrifiées, comme celles de mères tenant des langes emmaillotés dans les bras, tandis que les hommes figurent un village témoin impuissant. Les chants de berceuses, éplorés, voire même festifs prennent des teintes tragiques a fortiori dans l'innocence de voix très justes et précises. Quatre chanteuses traditionnelles complètent ce portrait d'une culture artistique, ce fil rouge d'âmes musicales expiatoires.
L'orchestre dirigé par Vassilis Christopoulos allie toutes les couleurs et profondeurs, d'un drame et d'un peuple, prolongé et piqué par le jeu au plateau des nappes d'un accordéon, des notes bleues d'un saxophone.
L'accueil du public paraît profondément marqué, marquant même en captation.