Roméo et Juliette et Cléopâtre : amours berlioziennes gravées
À première vue, difficile de classer les deux œuvres qui font l’objet de cet enregistrement. Berlioz leur adjoint les titres suivants : pour Roméo et Juliette, « symphonie dramatique », pour Cléopâtre, « scène lyrique », catégories forgées pour l’occasion et qui défient les genres. S'y retrouvent à la fois des caractéristiques de la musique symphonique, de l’opéra et de la cantate, preuve s’il en est du génie anticonformiste et précurseur d’Hector Berlioz.
Sous la baguette rigoureuse de John Nelson, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg déploie fièvre, richesse de couleurs et de reliefs. Il faut une précision extrême pour affronter la ductilité de ces mélodies et la profusion instrumentale. Le chef s’y emploie avec minutie, soulignant tout le caractère novateur de cette musique, qui anticipe Wagner. L’exécution des premières mesures du deuxième mouvement, « Roméo seul », révèle des accents de Tristan. La captation réalisée au Palais de la musique et des congrès de Strasbourg rend limpide la masse symphonique jusque dans ses détails les plus raffinés : pizzicati, inflexions crescendo des bois, accords sourds des bassons au second plan.
Le Chœur de l’Opéra national du Rhin et le Coro Gulbenkian, dirigés par Alessandro Zuppardo et Jorge Matta, s’illustrent par leur prestation d’une admirable netteté dans les nuances, les intentions, la diction et l’harmonisation des voix graves et aigus en un équilibre exemplaire.
Sur le scherzetto de « Mab », Cyrille Dubois montre un ténor agile, brillamment timbré. Il y a dans sa voix une patine lustrée, chaleureuse, avec un vibrato rapide plein d’élégance et d’agrément. L’aigu, bien projeté, est scintillant. La fluidité du texte révèle la pleine possession de ses moyens expressifs et vocaux, non sans une certaine espièglerie fraîche et naturelle.
Christopher Maltman incarne le père Laurence, d’une voix de baryton ample et pleine d’autorité. Il fait montre d’une endurance vocale impressionnante tout au long du final, un monologue, dont la durée excède les quinze minutes. Oscillant entre tension et recueillement, il déploie à pleine puissance un vibrato large de patriarche. Sa diction soignée, limpide, assure son éloquence. Il affronte sans peine, et sans détimbrer, les graves du registre aussi bien que les aigus lancés à pleine voix et tenus avec une autorité vigoureuse.
L’intervention de Joyce DiDonato dans le premier mouvement de la symphonie dramatique est lumineuse, angélique, aux accents perlés des harpes imitant la lyre antique. Elle sait trouver le ton désincarné qui sied, d’un vibrato filé réduit au strict nécessaire.
Le contraste est total avec sa Cléopâtre, dolente et ténébreuse. Sa souplesse vocale lui permet le passage fluide du registre de poitrine, au timbre de bronze, vers les aigus éclatants. Ses attaques sont charnues, parfois appuyée sur des « r » férocement roulés. Elle donne vie au texte grâce à son excellente prononciation du français et son sens du dramatisme, n’hésitant pas à distiller l’émotion, comme ce souffle dans la voix au moment de rendre le dernier soupir de la légendaire reine d’Égypte. Toute en sobriété, en maîtrise des intentions, la mezzo-soprano démontre sa grande science du disque. L’orchestre, là encore d’une ampleur et d’une expressivité mirifique, achève de faire de cette captation un enregistrement de choix.