Didon et Enée à l'Opéra de Genève, le support de l’angoisse
Peu de temps après une Clémence de Titus ayant emprunté un chemin similaire, cette production procède à nouveau d’une union autant que d’une collision entre l’univers de l’art lyrique et celui du théâtre, la danse s’invitant aussi dans ce spectacle aux frontières du baroque et du contemporain.
Voilà vingt années que la partition de Didon et Enée, aux origines encore entourées de quelques mystères (pour qui a-t-elle été écrite ? a-t-elle vraiment été créée et composée en 1689 ?) n’avait plus été jouée et chantée au Grand Théâtre de Genève. Nul doute que l’écho de cette nouvelle production va rapidement dépasser les rives du Léman et du monde de l’opéra, tant cette version-ci de l'œuvre d’Henry Purcell ne ressemble à aucune autre ayant pu être produite jusqu’alors. Le Directeur Aviel Cahn continue assurément d’imprimer sa nouvelle patte au GTGet, deux mois après une Clémence de Titus déjà déroutante, bien plus théâtrale que lyrique, voici désormais qu’un chef-d'œuvre de l’opéra baroque se trouve également transformé en matière à expérimentation scénique. Ce Didon et Enée pose même la question de son identité d’opéra baroque. Une chose est sûre, le dédoublement est de rigueur : celui du temps d’exécution, qui se trouve augmenté (une heure et demie au lieu de la cinquantaine de minutes originale), et celui de l’action, qui consiste en fait en deux espace-temps cohabitant sur fond d’ambiance de fin du monde et d’une intrigue amoureuse : celle reliant Didon à Enée, qui a tôt fait de passer au second plan devant une déferlante tempétueuse de mouvements et d’intentions pour le moins débridées.
Une mise en scène marquée par le dédoublement
Pour sa première réalisation pleine et entière d’un opéra (outre sa contribution à Mârouf, Savetier du Caire), Peeping Tom, compagnie de danse et de théâtre belge, s’impose comme le socle de cette production. C’est ici l'opéra qui s’adapte au théâtre, et non l’inverse, donnant lieu à une version quasi cinématographique, à cheval entre science-fiction et film d’horreur.
En découle une version opérant comme une mise en abyme : sur une scène composant une immense chambre à coucher nantie d’un grand lit d’un côté et d’un salon de thé de l’autre, le tout surplombé par une forme de chambre parlementaire comme un tribunal populaire, les comédiens-danseurs côtoient des chanteurs, qui en sont des clones vivants. L’intrigue majeure est ici celle de “Didi”, reine déchue et abandonnée par son mari qui tente (mais en vain) de retrouver les joies de l’amour et des plaisirs charnels dans les bras de son jeune serviteur, incarnation parallèle du rôle d’Enée. Cette Didi est une sorcière parmi les sorcières (auxquelles cette œuvre fait la part belle) avec son visage aux traits terrifiants et ses manières de despote qui n’en sont que plus excessives et violentes à mesure que la nostalgie d’un monde passé n’en est que plus furieuse (et que la déchéance totale approche).
Portée par une mise en scène de Franck Chartier marquée par la froideur, l’obscurité et par le poids oppressant et angoissant des musiques additionnelles d’Atsushi Sakai (qui contribuent à doubler le temps d'exécution), la double mort de Didon et de “Didi” est ici une entrée à grande vitesse sur l’autoroute de l’apocalypse. Ce n’est plus Carthage que l’on détruit, mais l’humanité toute entière. Humains aboyant de peur face à des tableaux maléfiques, têtes coupées et corps sans têtes, êtres ensanglantés et bientôt en convulsion, sexualité débridée et cannibalisme pour finir : les grands moyens sont de sortie pour figurer la fin du monde et l’échec de Didon face à l’amour. S’ils sont particulièrement et pour le moins expressifs, ces moyens sèment par moments la confusion dans leur surabondance, même si celle-ci est sans doute constitutive du chaos ici dépeint. Un chaos en mouvement par ailleurs incarné par des chorégraphies vives et endiablées exécutées par les artistes multicartes de la compagnie belge.
Une double direction d’orchestre
Mais là où le monde finit, des voix s’élèvent malgré tout. À commencer par celle d’Eurudike De Beul, qui endosse ici avec une pleine conviction les traits de la vieille dame agonisante, jouant beaucoup moins (voire presque pas) de ses moyens vocaux de mezzo que de ses riches et généreux talents d’actrice. Pour le chant, il convient de se tourner vers l’autre Didon, celle campée par Marie-Claude Chappuis (qui prend plus fugacement les traits d’une magicienne), dont la voix de mezzo est ici déployée avec assurance, sonorité, et tissée avec sensibilité sur le fil d’une prosodie agréablement soignée. La qualité de la ligne de chant n’est pas toujours d’une égale homogénéité, mais l’expressivité de la voix ne faiblit jamais, comme dans cette lamentation finale éplorée interprétée devant des corps nus en convulsion, dont la présence tend à détourner une attention qui serait sans doute satisfaite par la seule beauté du chant (à ce moment notamment).
En Belinda et Seconde sorcière, la soprano Emöke Baráth use d’une voix expressive à la technique affirmée, au timbre clair et incisif. La diction est appliquée, et quelques aigus lumineux viennent éclaircir une atmosphère par ailleurs bien sombre. Une remarquable complémentarité est en outre de mise avec l’autre partie de soprano porté par Marie Lys, Deuxième Dame et Première Sorcière qui donne à entendre une voix pleine de fraîcheur et de clarté dans l’émission. Enfin le rôle d’Enée est ici confié à un baryton (il peut certes être chanté par un baryton léger, mais rarement quand il entonne aussi -comme ici- les lignes du marin, ténor). L'américain Jarrett Ott, à la voix chaude et au timbre lustré, demande à être réentendu plus longuement.
Réparti sur les hauteurs de la scène, le Chœur du Grand Théâtre de Genève répond pleinement aux exigences sonores requises par l’avis de tempête émis juste à ses pieds. L’Orchestre suit le mouvement, lui aussi, avec sa direction à deux têtes. Celle d’Atsushi Sakai d’abord, qui en plus de se saisir du violoncelle sur scène, conduit lui-même l’exécution de ses musiques additionnelles, dont les ressorts volontairement oppressants tranchent singulièrement avec les rythmes bien plus enjoués issus de la partition originale de Purcell, et ici dirigés par la main experte et énergique d’Emmanuelle Haïm. Une maestra du baroque loin d’être décontenancée par l’irruption de ces sonorités contemporaines dont son Concert d’Astrée s’accommode avec toute sa maîtrise et son entrain coutumiers.