"La Répétition d’Opéra" : Théâtre décloisonné dans le Théâtre Graslin à huis clos
Alors que les lieux de culture vivante sont fermés et que tant de spectacles sont malheureusement annulés, Angers Nantes Opéra offre néanmoins en streaming la création française de La Répétition d’opéra (Die Opernprobe) composé par Albert Lortzing sur un livret de Johann Friedrich Jünger inspiré d’une pièce de Philippe Poisson. L'œuvre, quoique datant de 1851, résonne bien entendu avec l'actualité, tout en s'inscrivant dans une grande tradition historique et artistique : celle du spectacle dans le spectacle, le procédé de mise en abyme à l'opéra (auquel nous avons consacré une série d'Airs du Jour). Cet opéra montre la répétition d'un opéra, parsemée d'embûches, illustre les concurrences et soucis des artistes, la précarité de leur métier, d'un spectacle et du monde artistique : comme toujours de nos jours, comme dans Ariane à Naxos de Strauss, comme (entre nombreux autres exemples) dans Le Directeur de théâtre de Mozart. Ce dernier exemple est une référence particulièrement évidente, dans cette histoire (située en 1794 soit trois ans après la mort du génie absolu) et dans la musique qui emprunte clairement au grand classicisme viennois avec ses thèmes plaisants inscrits dans des phrasés très équilibrés, symétriques même dans les transitions de caractères.
Angers Nantes Opéra défend donc cette création française en période de fermetures et maintient même le dispositif d'une version scénique avec scénographie et lumières (d'Eric Chevalier qui signe également la traduction et adaptation française des dialogues parlés), décors, costumes et accessoires réalisés par les ateliers d’Angers Nantes Opéra. Alors que les opéras en versions confinées actuelles mettent désormais leurs orchestres sur la scène, Angers Nantes va jusqu'à dédoubler l'installation des musiciens : en fosse et sur scène. Le spectacle étant une mise en abyme, il montre ici un orchestre en train de répéter sur un autre qui joue. L'Orchestre National des Pays de la Loire joue effectivement en fosse sous la direction d'Antony Hermus tandis que, sur le plateau pendant les séances de répétition, un orchestre mimé est mené par la servante Hannchen : les choristes en tenues d'époque déguisés en musiciens sur scène font semblant de jouer, avec beaucoup d'exagération dans un esprit de bouffonnerie aristocratique. La partition est toutefois limpide, dans la composition musicale d'ensemble mais aussi dans l'articulation entre le texte et les sons (la cheffe donne ses indications aux différentes sections de l'orchestre qui jouent et ressortent à leur tour, anticipant des œuvres pédagogiques telles que Pierre et le loup de Prokofiev ou le Guide de l'orchestre de Britten). Les musiciens offrent ainsi une grande clarté et richesse dans les solos comme dans les tutti, les chœurs en font autant en chantant (même entre deux mimes) et placent un allemand bien articulé (tout comme les solistes lyriques). Les instrumentistes comme les chanteurs montrent ainsi les références artistiques qui se prolongent même jusqu'aux cavalcades à la Rossini, mâtinées d'aristocratie viennoise et de commedia dell'arte italienne (autant de références clairement rendues dans les interactions d'acteurs au plateau). Même le passage de l'allemand chanté (sous-titré en français) au français des textes parlés traduits est assumé et intégré dans le jeu scénique.
La démarche didactique anime ainsi toute l'œuvre et permet de la montrer sans la changer mais en l'explicitant : les plaisanteries compassées mais certes encore répandues dans le monde de l'opéra sont jouées avec une insistance voulue, les remarques véritablement problématiques ne sont pas supprimées du texte mais immédiatement rectifiées pour bien faire comprendre qu'elles datent d'autres temps (ou devraient en tout cas paraître obsolètes). À l'inverse, certaines réflexions sembleront éminemment d'actualité (les personnages se désolant que le succès des opéras viennent de leur décor bien plus que de leur musique et interprétation). La mise en scène sait aussi égayer l'ambiance avec certaines plaisanteries plus qu'innocentes (comme la chanson d'amour ici chantée à une courgette) et tirer bien entendu profit de la série de déguisements et quiproquos qui animent ce théâtre lyrique de foire où les claquements de talonnettes aristocratiques annoncent ceux des portes de placards au Boulevard.
La femme de chambre Hannchen devenue cheffe d'orchestre est incarnée avec prestance et dynamisme par Marie-Bénédicte Souquet (en résidence dans ce théâtre). La voix s'élance ainsi vers les aigus et les accents, même si elle revient souvent en retrait.
Martin, serviteur du Comte est un réjouissant rôle buffon incarné avec enthousiasme par le comédien Grégory Boussaud. Son jeu est riche comme ses différentes voix comiques, le personnage typique est investi au point qu'il s'appuie sur les éclats de rire que le public absent laisse pourtant parfaitement imaginer. Rieur goguenard ou pleurnichant sous les coups de bâton (mimés comme les coups de baguette), il fait lui aussi le lien entre les époques, entre l'humour de commedia dell'arte et un mariage plus contemporain entre Fernand Reynaud et Laspalès.
En Adolf von Reinthal, Carlos Natale travaille sa prestation dans le style chanté mais aussi joué avec son accent fort distingué puis de plus en plus donjuanesque (séducteur et hispanique). La voix de ténor est claire et aiguisée, très précise dans les intentions comme la réalisation mais ne profitant pas de ses résonnances et de celles de la salle. La voix se raccourcit progressivement, se tend et se serre fortement.
Johann, son valet, est chanté par Marc Scoffoni en résidence dans ce théâtre lui aussi et de fait habitué des représentations tout public : il ressemble d'ailleurs fortement ici au Papageno qu'il interprétait récemment, les volants et froufrous de sa tenue lui servant de plumage. Poussant grandement dans ce registre, il surjoue et surarticule (mais d'une manière qui aurait certainement réjoui un jeune public présent en salle). Les deux artistes en résidence Marc Scoffoni et Marie-Bénédicte Souquet seront d'ailleurs à leur tour à nouveau réunis pour Les Fourberies de Figaro, adaptation du Barbier de Séville de Rossini à destination du jeune public (en rendez-vous numérique le 25 avril).
Adolf von Reinthal et son valet, chanteurs d'opéras jouant des personnages travestis en chanteurs d'opéras, font même une grande démonstration de duo héroïque (moqué par le livret en "théorique") avec puissance et volume.
Le Comte (qui a voulu l'opéra répété dans ce spectacle) est un personnage Ancien Régime de jeu et de chant, dont Jean-Vincent Blot rend les facettes en noble fantaisie. L'artistocrate est amoureux de musique au point que ses laquais doivent servir en cadence et en mesure (notamment Christophe, Nikolaj Bukavec, cérémoniel et blasé à la fois et à souhait). Sa voix ample offre cette même association, le timbre largement drapé déployant son chant autant qu'il peut la piquer de petits accents. Piquante, la Comtesse Sophie Belloir l'est encore d'avantage, même quand elle est hautaine, amoureuse autant que jalouse avec une voix fruitée et tenue. Dima Bawab incarne Louise, leur fille, en jeune et fausse ingénue avec justesse : dans son jeu comme dans son chant.
Enfin Ugo Rabec (baron von Reinthal) vient en deus ex machina résoudre l'intrigue d'une voix et présence bien marquées, un peu vibrantes.