La Traviata à Liège, deuils et renaissances
Le deuil de La Traviata et ses espoirs, certes terriblement enfuis dans ce drame (son insouciance, son amour, sa vie) mais qui renaissent à chaque représentation, ces deuils et renaissances résonnent d'une intensité traversant même les barrières du streaming, les écrans et les enceintes, tant ils résonnent avec la situation de cet opus, de ce lieu et de la culture. L'Opéra Royal de Wallonie-Liège endeuillé par la mort de son emblématique Directeur général et artistique Stefano Mazzonis di Pralafera et le monde de la culture frappé de plein fouet par la pandémie reçoivent un nouvel hommage par une production lyrique sauvée, par la continuité de l'espérance, justement nommée Speranza Scappucci : la Directrice musicale qui officiait bien entendu pour le concert hommage suite aux obsèques du Directeur et qui tient la baguette pour cet opéra mis en espace par Gianni Santucci à huis clos.
L'hommage au travail mené et l'espoir nourri pour l'avenir sont doublement au plateau, car l'orchestre est disposé sur scène afin de s'espacer y compris avec des plexiglas et car la scénographie, même en ces conditions si particulières et s'appuyant sur quelques accessoires, choisit de s'appuyer sur des marques de fabrique du Directeur disparu (costumes classiques et classieux, tables et accessoires élégants et clinquants telles ces coupes de champagne, fond de scène en lumières chaudes et tableaux-paysages dressant des perspectives même en vidéo, et même ces deux poupées symbolisant La Traviata dans un symbole très fortement appuyé mais non dénué de candeur).
L'Orchestre maison montre le travail accompli avec le Directeur sous la baguette de la Directrice musicale. Speranza Scappucci bondissant littéralement de son podium lance la phalange instrumentale dans des cavalcades effrénées (rarement aussi prestes pour cette partition) et pourtant pleinement maîtrisées. Les énergiques ardeurs savent aussi retenir le rythme à dessein, suspendant archets et souffles. Le spectacle (même sans public) est également dans la salle, d'où les choristes (préparés par Denis Segond) offrent les mêmes qualités de douceurs et de précision suspendues pour mieux le rester ou servant d'élans vers les libations.
Les solistes vocaux sont toutes et tous autant impliqués que les instrumentistes dans cet esprit d'émotion et d'énergie, en particulier dans le jeu et les interactions scéniques. Patrizia Ciofi met ces qualités, sa connaissance et longue expérience de la scène et du personnage au service de ce rôle et pour compenser des fragilités vocales. L'aigu et le médium se distendent à mesure qu'ils sont convoqués au long des crescendi et de la soirée. Ils perdent notamment l'assise du médium grave qui est sinon et surtout chaleureuse. Les prières a mezza voce sont ainsi particulièrement touchantes. La transition en sortie du riche médium grave avant la tension offre également des passages d'intensité stratégiquement choisis et légitimés par la partition et la psychologie du personnage (qui sont à l'unisson, celui du génie de Verdi).
Son amant éperdu d'intensité Alfredo Germont, le ténor Dmitry Korchak, porte et nourrit chaque phrase de son timbre vaillant, ferme et clair, un peu tendu dans l'aigu mais qui guide aussi sa passion par un soutien constamment vaillant. Son père Giorgio Germont (Giovanni Meoni) a une stature de Commandeur avec la voix retentissante. Le lyrisme traduit la fermeté du personnage par ses accents claquants. Le baryton est lui aussi en difficulté dans le médium aigu et tend la voix à mesure que les phrases s'allongent, mais il tend de fait, lui aussi et intensément vers le drame final et la rédemption bien tardive.
En Gaston de Letorières, Pierre Derhet est très placé et méticuleux dans le jeu comme dans la ligne vocale, offrant un timbre pincé et aussi de grandes douceurs. Le Baron Douphol (Roger Joakim) et le Marquis d'Obigny (Samuel Namotte), tous deux chantés par des habitués de la maison (qui participaient donc évidemment au Don Carlos royal l'année dernière) offrent respectivement un placement rond et sonnant ainsi qu'une ligne nette et franche. Également présente pour Don Carlos et à nouveau en voix, Caroline de Mahieu en Flora Bervoix place un chant à la fois ample dans le grave et passant avec franchise dans l'aigu.
L'Annina de Julie Bailly a la voix enveloppante, comme les couvertures dont elle recouvre La Traviata mourante, avec aussi des résonnances aiguës piquées. Le Docteur Grenvil (Alexei Gorbatchev) vient également réconforter le personnage en lui offrant un chant rond et suave.
Giuseppe est joué avec dynamisme par Marcel Arpots, la voix emportée d'élan et de dynamisme. Le Messager de Marc Tissons presse un peu, ce qui est dommage car la voix est riche en graves et aisément articulée. Bernard Aty Monga Ngoy chante le Domestique : le valet n'ayant que quatre mots à chanter (littéralement), il les raccourcit pourtant mais s'en acquitte avec un accent sonore.
La Traviata dans la version mise en scène par Stefano Mazzonis di Pralafera aurait dû être reprise en novembre dernier (notre compte-rendu de cette mise en scène lors de sa reprise en Avignon en 2018), elle lui rend ici hommage dans une mise en espace et en émotions, qui ouvre "Un Instant d'opéra" : série de 15 spectacles offerts gratuitement (où à prix très modéré) en streaming du 8 avril au 24 juin.