Le Château de Barbe-Bleue & Le Château de Barbe-Bleue à l'Opéra de Lyon
Béla Bartók a composé (en 1911) Le Château de Barbe-Bleue, un opéra unique. Unique car il s'agit du seul opéra dans le catalogue du compositeur (et même du chef-d'œuvre lyrique de la nation et de la langue hongroise), unique aussi pour sa richesse expressionniste et poétique. Une richesse dramatique et musicale concentrée en une heure, qui place les théâtres face à un dilemme : le besoin d'associer cette œuvre à une autre en diptyque pour offrir une soirée complète, mais la difficulté d'ajouter encore la richesse d'une autre pièce à la richesse de celle-ci. La vision puissante d'un metteur en scène demeure donc indispensable pour tout dialogue invitant soit à pénétrer dans Le Château soit à (tenter d')en sortir. Ce fut le cas de récente mémoire avec Warlikowski associant cet opéra avec La Voix humaine de Poulenc à Garnier, avec Le Mandarin Merveilleux par Christophe Coppens à La Monnaie de Bruxelles, Katie Mitchell faisant résonner Bartok avec Bartok via le Concerto pour orchestre à Munich dans une version sublimée par Nina Stemme, comme pour la réunion avec L’Attente de Schönberg par Bengt Gomér à Stockholm, entre autres exemples.
L'Opéra national de Lyon offre déjà une immense chambre d'écho et de résonnance à cette œuvre en la programmant dans son Festival intitulé "Femmes Libres ?" qui présente sur d'autres soirées Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas (sur le même mythe) et une vision de Mélisande (Debussy partageant avec Paul Dukas le même librettiste Maurice Maeterlinck et Pelléas et Mélisande ayant profondément influencé l'opéra de Béla Bartók). Mais l'institution lyrique et le metteur en scène Andriy Zholdak vont plus loin encore : faisant jouer deux fois de suite cet opéra unique, dans un même et unique spectacle. Le Château de Barbe-Bleue est ainsi donné en diptyque avec lui-même et, bien entendu, loin de tout effet de redite ou de répétition, cette double exécution coup sur coup permet d'apprécier la richesse de la partition et de la proposition scénique.
La mise en scène s'appuie pleinement sur cet effet de miroir, littéralement : les personnages entrent dans le château en traversant un miroir. Les pièces se révèlent grâce à un plateau tournant, renvoyant là encore à une dimension circulaire de la répétition, révélant toutes les merveilles sensuelles et les horreurs sanglantes de ce château torturé. Le miroitement se prolonge également grâce à l'usage de la vidéo qui montre des événements se déroulant dans d'autres pièces, et permet de répéter dans la deuxième itération du spectacle des événements qui se sont déroulés dans la première. Deux Judith différentes entrent dans ce Château mais pour un même interprète en Barbe-Bleue : deux victimes montrant combien l'histoire légendaire se répète, via deux artistes qui se suivent sans se confondre.
La franco-suisse Ève-Maud Hubeaux dans la première exécution de l'opéra déploie toute la sensualité jalouse de son timbre ample mais s'élevant dans des aigus sculptés. L'incarnation et la voix sont intenses et marquées, traduisant toute la fascination horrifiée du personnage, par la richesse articulée du phrasé.
La russe Victoria Karkacheva peut ainsi tirer pleinement bénéfice du travail effectué par la première Judith, en particulier sur la chaleur de timbre et de phrasé qu'elle déploie dans de plus amples tenues encore en Judith II. Les deux chanteuses jouent ainsi pleinement leurs rôles, dans la continuité et la complémentarité, entre elles et avec les autres épouses (et époux) de Barbe-Bleue qui traversent ce château, fantômes les plus charnels qui soient.
Barbe-Bleue dans les deux exécutions, le baryton-basse hongrois Karoly Szemeredy s'impose une fois encore (et même deux) comme référence dans sa langue et dans ce rôle qu'il incarnait, rien qu'en France, à Limoges, Metz et Avignon. La stature et la voix en imposent pour camper le monstre mais montre aussi combien il est à la merci d'Arianne et de ses passions.
L'Orchestre de l'Opéra de Lyon dirigé par Titus Engel offre lui aussi une prouesse, double : celle de rendre toute la partition et rien que la partition, dans une résonance adaptée à l'évolution du drame et aux nuances particulières à chacune de ces deux Judith. Il offre ainsi en une même soirée (une même vidéo pour ce spectacle capté à huis clos) ce privilège habituellement réservé aux spectateurs ayant la chance d'entendre plusieurs fois une même série de représentations : la démonstration qu'une partition ainsi interprétée est toujours la même et toujours différente.
Ce Château de Barbe-Bleue librement disponible en ligne le soir du 26 mars 2021 est désormais accessible sur Medici TV via abonnement mais est re-programmé en salle avec public en 2023. L'Opéra national de Lyon poursuit son Festival (programme complet).