Hémon, Tragédie Radiophonique lance le Festival Arsmondo Liban à l'Opéra national du Rhin
Hémon est l'amant d'Antigone, couple immortalisé par Sophocle, dans la Thèbes d'après Œdipe. Les tragiques amants séparés par le roi de Thèbes (Créon, père d'Hémon et oncle d'Antigone), pleurés par sa femme Eurydice, les magistrats et les récitantes de la Tragédie Classique sont à nouveaux réunis ici, mais la fin du drame de Sophocle est différente dans cette version opératique. La mort d'Antigone n'entraîne pas le suicide d'Hémon et d'Eurydice poussant Créon à vouloir mettre fin à ses jours (chez Sophocle) : chez Paul Audi, il entraîne Eurydice dans la folie, Créon abdique, Hémon s'exile et refuse de lui succéder au pouvoir.
Le mythe antique montre ainsi une fois encore qu'il reste éternellement d'actualité, ce refus du pouvoir par un héritier qui y est appelé prend consciemment le contre-pied des gouvernants discrédités qui s'accrochent au pouvoir (une résonance assumée, par les artistes et le Festival, avec la situation actuelle du Liban). La série de catastrophes dans cette création et cette édition d'Arsmondo (commandées bien avant l'explosion du port de Beyrouth et la crise du Covid) forment ainsi une tragique prévision à la Cassandre mais tracent aussi une voix vers la reconstruction.
Hémon, nous vivants
La partition de Zad Moultaka soutient tout le phrasé du texte de Paul Audi, illustre les émotions des personnages et offre des points de repères à l'oreille : autant de qualités cardinales pour cette retransmission radiophonique où les paroles et les relations des personnages sont immédiatement intelligibles et la musique immédiatement appréciable. La partition offre des motifs musicaux en cordes pincées et percussions puis en appels de cuivres clinquants et menaçants, points de repères pour l'écoute, tels des fils d'Ariane sonores. Des effets bruitistes saisissants (grincements fantomatiques, coups sourds) animent et traduisent les relations conflictuelles. L'Orchestre Philharmonique de Strasbourg dirigé par Bassem Akiki réunit la précision et l'ampleur, le pointillisme et les effets de masses, griffant et étouffant les vies et les destins dans une intensité toujours harmonieuse.
Comme dans toute tragédie antique, le chœur tient une place essentielle, représentant à la fois le peuple spectateur et acteur du drame. Le Chœur de l'Opéra National du Rhin (préparé par Alessandro Zuppardo) lui donne une voix très riche et pleinement unie, en murmures soufflés et rumeurs sifflées (tels les spectres maudits au fond de la cave où sera ensevelie Antigone), puis illustre le peuple en révolte, les soldats en armes. Cependant, quatre "récitantes" qui chantent toutes leurs interventions (Marta Bauzà, Claire Péron, Francesca Sorteni, Anaïs Yvoz) sont ajoutées à la distribution et restent cantonnées aux aigus et à un tempo rapide. Leurs voix sont dès lors répétitives, très difficiles à distinguer et à comprendre.
Hémon, nous, les uns, les autres...
Rôle-titre et central, autour duquel tous les nœuds de l'intrigue se resserrent, Hémon est chanté par Raffaele Pe qui offre la particularité de pouvoir commencer l'opéra en baryton et le finir en contre-ténor. Le chanteur italien (certes moins intelligible que ses collègues) fait une démonstration vocale de son registre grave avec un baryton riche et intense, tenu et marqué via le baryténor vers sa voix familière de contre-ténor. Cette métamorphose vocale symbolise bien entendu celle du personnage, une forme d'élévation et de libération. Elle permet aussi à l'interprète de rappeler toute l'assise vocale nécessaire pour une voix aigue et la finesse d'une voix grave. Il conclut l'opéra d'une voix christique a cappella, aux phrasés toujours élevés et animés.
Créon est incarné par Tassis Christoyannis avec sa noblesse et son intensité coutumières mais davantage en roi qu'en tyran (comme il était récemment bien plus seigneur que libertin dans Don Giovanni de Mozart en Grèce). La puissance n'est pas moins au rendez-vous, appuyée sur une articulation éloquente. Le duo entre Hémon et Créon pousse les deux personnages et les deux chanteurs vers leurs plus fortes intensités : c'est là qu'Hémon/Pe bascule avec maîtrise du baryton au contre-ténor et que Créon/Christoyannis martèle une voix très accentuée et nourrie.
Pour Antigone, Judith Fa parcourt tout son ambitus, montrant l'étendue de ses amours déchirantes par une voix intensément serrée (à dessein) et des aigus acérés.
Eurydice (Béatrice Uria-Monzon) passe en cours de phrase du parlé au chanté. Sa parole étant investie et son chant très lyrique (dans une rondeur très vibrée), les phrasés distendus illustrent les déchirements du personnage.
Hyllos, doyen des magistrats siégeant au Conseil, exhorte Créon le tyran de Thèbes à la paix. L'articulation modèle de la basse Geoffroy Buffière permet de saisir tout le sens et la belle intensité du texte et du drame. La voix très ronde et cotonneuse de timbre pourtant très précise donne à la retransmission radiophonique de cette tragédie grecque moderne et en musique, la couleur éloquente et surannée des pièces de théâtre radiophoniques de l'ORTF : la couleur des tragédies et des partitions appelées à durer.