El Cimarrón à Buenos Aires : des révolutions en marche
Un fugitif s’est libéré de ses chaînes et de sa situation d’esclave, c’est cela, un "noir marron". Et c’est précisément cette expérience de marronage que celle d’Esteban, Noir marron cubain vivant à fin du XIXe siècle, et dont la vie nous est contée dans l’œuvre de Hans Werner Henze. Son existence et ses souffrances le poussent à fuir sa condition d’esclave, avant que ne soit déclarée sur son île la fin de la traite des Noirs (mais pas celle des injustices à leurs égards) puis, à partir de 1895, la Guerre d’indépendance contre la couronne d’Espagne.
Une révolution des esprits et des consciences
El Cimarrón est un opéra expérimental en deux parties et quinze tableaux écrit pour baryton (Iván García), guitare (Martin Marino), flûte (Patricia García) et percussions (Bruno Lo Bianco). C’est donc moins un opéra de chambre que de poche, mais une poche qui s’ouvre sur tout un univers. C’est une œuvre dense, violente, d’une grande force dramatique et symbolique, soutenue par un propos musical exigeant et souvent déconcertant, dérangeant. L’ambiance sonore est intrigante, stridente, fréquemment mimétique des bruits et cris de la faune tropicale (flûte traversière, percussions) ou de la révolution industrielle en marche à Cuba à cette époque. La guitare classique, par la technique du tapping ou l’utilisation d’un archet à la façon d’un violoncelle, est aussi « maltraitée » que ne l’est l’esclave. Les percussions (xylophone, congas) rythment les épisodes, quand d’autres instruments, beaucoup plus inattendus à l’opéra, font surgir l’étrangeté ou le dépaysement, tels le steel-drum, ce tambour d’acier de Trinidad & Tobago, ou le mélodica, ce petit clavier relié à une embouchure. Cette ambiance musicale descriptive mais aussi psychologique, participe de la fable et aiguise la conscience du spectateur. Le mélodique n’y pas absent, comme ce chant, imité de la tradition vocale des esclaves (« Muchos años yo estuve en el monte… »), agrémenté par la danse tribale circulaire du protagoniste (I,5 « La colline »), ou le recours à des chansons gracieuses inspirées du folklore caribéen (II,1 « Les femmes »), ou encore la parodie de cantiques chrétiens (II,3 « Les prêtres »), si décalée par ses vertus comiques dans le contexte de l’œuvre.
Si les trois musiciens, calés sur les repères gestuels millimétrés d’Agustín Tocalini, font preuve d’une précision sans faille, la prestation vocale de la basse Iván García, l’homme et le chanteur de la métaphysique des fluides, ici dans un registre de baryton étendu sur l’aigu, est remarquable. Toutes les ressources vocales semblent convoquées par ce chanteur vénézuélien, tant la partition réclame un ambitus de voix ample et très large où les sauts d’octaves en voix de tête, les sons torturés et suppliciés ou dissonants, les bruits, sifflements et chuintements vocaux en dialogue avec l’exubérance de la nature, forment la texture musicale d’un texte verbal qui a aussi la part belle, sous forme de déclamation théâtrale. La rondeur cotonneuse et la chaleur ouatée des notes les plus graves en particulier donnent corps au personnage et font rentrer le spectateur en sympathie avec ce martyr universel. Car Esteban/Iván García n’est pas qu’une voix dans l’infini de la douleur, c’est aussi et surtout un corps, et un corps meurtri. La performance théâtrale impressionne : l’exhibition des cicatrices dans le dos lacéré d’Esteban (I,3 « L’Esclavage ») est un moment rare, d’une lenteur et d’une force étourdissantes. La valeur de l’exemple, par la mise à nu du crime contre l’humanité, frappe l'esprit du spectateur. La catharsis fonctionne à plein.
Une (r)évolution du genre de l’opéra ?
Marcelo Lombardero et son second, le chanteur Iván García, ont particulièrement bien fomenté cette échappée, distillant savamment des fuites sur les réseaux sociaux (voir nos suspicions à ce sujet). Le projet, produit par Martín Bauer, Directeur général du Teatro Argentino (l’opéra de la ville de La Plata) qui est également à la tête du programme Colón Contemporáneo du Teatro Colón de Buenos Aires, va bien au-delà du simple streaming d’une représentation scénique. Ce Cimarrón conjugue à un spectacle de théâtre une véritable mise en scène cinématographique (Direction audiovisuelle : Santiago Camarda). L’œuvre dramatique et musicale se double ainsi d’un documentaire d’un esthétisme subtil et bouleversant : documentaire dévoilant l’histoire de Cuba mais aussi, presque, l’histoire du projet lui-même, son making-of, tant l’orchestre, les musiciens comme les instruments, y occupent une place centrale qui est celle d’un protagoniste collectif prenant part de l’action dramatique.
Le quatrième mur, qui sépare normalement la scène du public, n’existe plus, le cinéma et la caméra prenant le relais du théâtre et de l’œil du spectateur. La représentation (sans spectateur) est filmée en noir et blanc avec beaucoup de soin, comme l’attestent le montage, les mouvements de caméra, les cadrages, le jeu sur les champs, les zooms mais aussi, sous la houlette d’Horacio Efron, les contrastes lumineux. Mieux : c’est parfois même plutôt en blanc et noir, en surexposition lumineuse, que les images nous parviennent, parce que l’homme blanc y domine (I,3 « L’Esclavage ») ou lorsque l’esclave goûte à la liberté recouvrée (I,5 « La Colline ») ou s’en remet à la lumière des esprits (I,6 « Les Esprits ») et que sa silhouette, à la façon d’une ombre chinoise, se meut comme dans une scénographie de théâtre Nô japonais (en relais de la présence d’un gong dans l’orchestre).
Les frontières des genres et des géographies s’estompent, le noir et blanc, ou blanc et noir, retrouve une part d’universalité, une poésie totale. La présence discrète de rares éléments en couleurs en surimpression, comme le feu (I,6 « Les Esprits ») ou une effusion de sang (II,5 « Combat de mauvais temps ») ne contrevient pas à cette esthétique et à cette liberté des genres recouvrée, au contraire même, elle lui vient en appui. C’est alors un sentiment rare et exceptionnel qui anime le spectateur devant son écran : celui d’assister à la gestation d’un genre nouveau ou, pour le moins, à une évolution de l’opéra en salle induite par le contexte de la pandémie mondiale, sans que l’art ne subisse ici à aucun moment les effets réducteurs des conditions du streaming ni que le spectateur ne ressente la moindre frustration en regardant et en écoutant cette œuvre.
Un chef d’œuvre, bientôt sous-titré en français, est né de l’accouplement de la sorcière Covid-19 et du monstre de l’esclavage tant les thèmes de la claustration, de l’isolement, des crimes racistes restent encore malheureusement d’actualité, comme l’est l’une des dernières phrases d’Esteban relayée par les touchants portraits d’esclaves et de victimes de ségrégation placés en incrustation : « No quiero morirme. ¡Estaré aquí! Por todas las batallas que vengan » (Je ne veux pas mourir. Je serai là ! Pour toutes les batailles à venir).