Hänsel et Gretel à l'Opéra du Rhin : un conte de fées refait pour retrouver la magie des fêtes
Sur la musique féerique, envoûtante (et inquiétante) de cette partition, deux enfants parcourent les rues de Strasbourg, admirent les sapins, décorations et commerces qui ont pu être sauvés pour les fêtes. Ils cheminent ainsi jusqu'à l'opéra, montent dans le foyer et s'y installent avec leurs camarades (eux aussi tous et toujours masqués), regardant l'orchestre sur les écrans de contrôle. Les Petits chanteurs de Strasbourg - Maîtrise de l'Opéra National du Rhin chantent ainsi synchronisés sans être dans la même pièce que l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, et ces deux enfants choristes mènent ainsi le téléspectateur par la main, depuis la triste réalité de notre univers Covid-19 vers celui féerique d'Hänsel et Gretel (incarnés et chantés sur scène par deux solistes lyriques éprouvés et testés). L'introduction à la captation et au spectacle est ainsi un passage du cauchemar au rêve, exactement comme le sera le spectacle lui-même. La mise en scène, les décors et les costumes de Pierre-Emmanuel Rousseau, renforcés par les lumières de Gilles Gentner, installent en effet le conte défait dans un univers moderne miséreux, dans des habits sales, parmi la grisaille et la crasse, les rebuts et les ordures, dans une caravane rouillée et devant un mur de béton.
La qualité de la réalisation filmée permet d'apprécier la triste saleté, puis l'univers d'autant plus féerique de la sorcière, la précision et le dynamisme scénique du jeu et des danses. Il en va de même pour la réalisation sonore. Les discrets microphones projettent avec amplitudes et même un peu de réverbération les voix, comme ils amplifient le son de l'orchestre (dirigé par Marko Letonja masqué, comme tous hormis les instrumentistes à vent et les solistes lyriques). L'ensemble du rendu sonore (de la fosse comme du plateau) paraît moins affirmé par l'appui sonore que par cette amplification, qui permet toutefois de goûter des détails fort appréciables. Les timbres des bois sont bien différenciés et caractéristiques (renforçant la dimension didactique de cette œuvre qui permet aussi aux jeunes de découvrir et admirer les richesses d'un orchestre symphonique). Il en va de même pour les percussions qui s'épanouissent tout au fil de la partition avec entrain, ainsi que des cuivres qui s'affirment mais pour affirmer le son d'ensemble. Les cordes s'élancent avec justesse et amplitude, rappelant les grands mouvements de danses typiques de ces traditions musicales et la féerie de cette partition, expliquant qu'elle soit devenue une incontournable tradition dans les théâtres lyriques germaniques, et au-delà même.
Le plateau vocal soliste suscite lui aussi l'émerveillement, à commencer par Gretel. La prestation d'Elisabeth Boudreault est à l'image de ce conte de fée, de la magie de cette histoire et de son personnage (a fortiori dans cette mise en scène qui la fait scintiller tel un diamant dans la boue : une jeune fille radieuse parmi les ordures). À l'image aussi de la magie du théâtre et de l'opéra : elle ressemble à s'y méprendre à une jeune fille, et maintient cette illusion par un jeu piquant, même lorsqu'elle déploie sa voix lyrique accomplie. Étincelante et bondissante, à peine plus haute qu'un fauteuil ou qu'un caddie de supermarché, elle en-chante avec une voix à la clarté juvénile de timbre. Pourtant, son assurance lyrique est déjà celle d'une chanteuse de premier ordre dans ce registre avec un médium vibrant, une articulation souple et franche, des aigus irisés. La voix rit avec les joies de l'enfant et pleure ses peines, le vibrato se métamorphosant en une phrase, du clair allègre au plus ample. La soprano canadienne fait ainsi une inoubliable impression, elle qui a effectivement commencé le chant lyrique très jeune (à 16 ans en tant que Lisa dans La Somnambule de Bellini) mais qui a déjà été à l'affiche de prestigieuses productions (Alcina et Les Noces de Figaro à Nancy, au sujet desquels nous écrivions précisément qu'elle était une révélation à suivre pour de plus grands rôles).
La mezzo-soprano Anaïk Morel est moins à l'aise vocalement dans le rôle d'Hansel, la partition lui demandant souvent et longtemps de chanter dans le médium-grave et même d'y plonger. La projection est alors irrégulière mais la chanteuse tient assez bien le rythme de l'articulation et, dans les mouvements vocaux inverses, elle profite de chaque élan vers l'aigu pour rappeler ses amples qualités de timbre.
Le Père (chanté par Markus Marquardt) prend un petit temps à trouver ses marques vocales (notamment par un professionnalisme zélé car il se complaît beaucoup dans la scénographie et le profil de son personnage). Mais il met bientôt et ensuite une voix typique au service de son personnage ici vulgaire et crasseux (un comble pour ce Peter, certes défaillant dans sa mission parentale, mais qui est fabricant de balais dans l'histoire). Mais même une main dans le pantalon et l'autre tenant une flasque d'alcool, le baryton-basse allemand garde son timbre ample et chaud, un très riche médium et des aigus soutenus : il assume ainsi avec délices les lignes wagnériennes de cet opus avec peu de tensions (l'Opéra National du Rhin engageait d'ailleurs Markus Marquardt en Amfortas de Parsifal au début de cette année -quoiqu'il y était en difficultés- et Humperdinck était familier de Wagner et enseigna même la musique à son fils Siegfried).
La mère Gertrud est campée par Irmgard Vilsmaier, un rôle avec lequel elle fit ses grands débuts professionnels (en 2003 à Hambourg) et qu'elle tient depuis sur de nombreuses scènes (y compris l'Opéra de Paris). Toutefois, auparavant soprano (chantant aussi Strauss et Wagner), elle est désormais désignée comme mezzo et la prestation vocale traduit cette hésitation, a fortiori dans cette partition qui lui demande de passer du grave à l'aigu (de la cave au grenier). La note sourde qu'elle pose d'abord pour son grave et les aigus acérés semblent être des choix d'incarnation pour le côté menaçant et méchant de cette mère indigne, malheureusement la chanteuse n'offrira pas davantage (perdant progressivement de son souffle).
La Sorcière est ici chantée dans la version ténor par Spencer Lang, faisant une entrée Fabulous avec son Witch Palace, en transformiste telle Marilyn Monroe, avec robe pailletée et longue fourrure blanche. Le chanteur, très à l'aise dans les chorégraphies de Pierre-Emile Lemieux-Venne, maîtrise pleinement sa voix sensuelle et piquante mais avec des aigus lyriques, sur un ferme appui de graves et de souffle. Le ténor américain enchaîne les sauts mélodiques et dramatiques de la partition avec une agilité délicieuse, suave et aussi maîtrisée qu'inquiétante. Le personnage en devient proprement terrifiant, se dévêtissant pour faire apparaître une tunique écorchée et révélant ses penchants pédophiles (un sous-texte terrible des versions originelles de ce célèbre conte).
Hélène Carpentier, Marchand de sable qui lance ici des confettis, habillée en clown avec des cheveux de poupée Troll, entre sur un cygne tiré par des squelettes acrobates d'Halloween. Cette exubérance de références apporte la transition depuis l'univers gris et sale des enfants vers le Palais de la Sorcière, mais contraint la chanteuse à l'immobilité (hors sa main droite jetant de temps en temps les confettis et sa main gauche saluant telle une Reine). Pourtant, même si sa tête reste quasiment immobile, elle déploie la souplesse homogène de sa voix sur les très longs phrasés (à peine tendus sur les dernières notes). Les graves sont légers et pastels mais le médium est présent. Elle revient ensuite en Fée rosée enfermée dans son stand de tickets (puis de bonbons où viennent se régaler les enfants) mais paradoxalement beaucoup plus mobile, lançant ainsi des aigus colorés.
Tout est bien qui finit bien, dans ce conte de fées, défait par la pandémie mais refait par la volonté de l'Opéra national du Rhin, fêtant la nouvelle année dans une pluie de confettis, de danses et de chants !