Constellation d’étoiles (dé)filantes pour l’Ouverture de saison à La Scala
Pas d'opéra, comme de tradition chaque 7 décembre venu, heure de fêter la Sainte-Ambroise (le patron de Milan) et de lancer une nouvelle saison lyrique. Pas de Lucia di Lammermoor, qui aurait dû permettre à Lisette Oropesa d’être la première soprano américaine à ouvrir dans un rôle-titre une saison de La Scala depuis Maria Callas, en 1955 (en Norma). Pas de représentation événement, donc, alors même que les répétitions avaient commencé début novembre, avant que le Coronavirus ne passe (encore) par là. Pas de “normalité”, donc. Mais de la musique, malgré tout !
Parce qu’il n’était pas question “que La Scala reste silencieuse” (dixit la direction de l’institution) en ce jour d’ordinaire marqué par tant de ferveur, la maison lyrique milanaise a monté, en l’espace d’un mois, sous l’impulsion de son nouveau “super-intendant” Dominique Meyer, un programme mobilisant des artistes parmi les plus grands du moment, et les plus grands compositeurs du répertoire. Un concert de gala en somme (comme la crise en a tant enfanté depuis plusieurs mois, comme lors du dernier World Opera Day), organisé à huis clos, et diffusé en mondovision sur internet. De quoi donner au plus grand nombre le privilège, fut-ce confiné chez soi, de “riveder le stelle” (revoir les étoiles), ainsi qu’est baptisé ce concert conçu comme un authentique spectacle pluridisciplinaire.
Tous les arts conviés à la fête
Car s’il est question de chant, ce gala fait aussi la part belle au cinéma, à la littérature, à la peinture, à la photographie, et à la danse. La mise en scène de Davide Livermore voit ainsi se succéder différents tableaux qui tous, projetés en fond de scène, ne manquent pas d’attirer l’œil. C’est le cas de ce décor de cinéma façon “Cinecittà” où se trouve transposé Don Pasquale, de ce train figé dans un décor sibérien servant de cadre pour Don Carlo, de cette Maison Blanche qui en vient à brûler face aux foudres du Iago d’Otello, ou encore de ces oiseaux hitchcockiens qui assurent l’ambiance ténébreuse du début de l’acte III du Bal masqué. Paraît aussi une évocation de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, sans doute comme un pied de nez aux mesures sanitaires actuelles en vigueur partout dans le monde. L’emploi d’images animées est lui marqué par une recherche certaine d’un esthétisme sobre mais soigné, approche qui colle autant aux costumes portés par les solistes et par les quelques figurants qui, ici et là, paraissent sur scène. A noter aussi la présence d’acteurs et comédiens (dont une ex-James Bond Girl, Caterina Murino), qui, entre chaque séquence musicale et depuis les coulisses du théâtre, viennent lire des extraits littéraires d’auteurs italiens (Gramsci, Montale) ou français (Hugo, Racine). Des intermèdes parlés qui sont aussi l’occasion de philosopher sur l’art et ses bienfaits, ou encore sur le rôle de l’opéra dans l’histoire de la culture. Ce qui ne manque certes pas d’intérêt, même s'il est parfois difficile de rapprocher ces propos des airs qui les entourent… La danse, quant à elle, est un art ici valorisé avec excellence par le ballet de La Scala, notamment sur des airs du Casse-Noisette de Tchaïkovski.
Restent les voix, donc. Et celles-ci en imposent d’un bout à l’autre d’un spectacle ouvert, comme voulu par la tradition locale, par l’hymne italien. Un “Fratelli d'Italia” ici d’abord entonné par la comédienne Maria Grazia Solano grimée en femme de ménage dans un théâtre désespérément vide avant que, par la magie d’un montage, orchestre, chœurs et musiciens n’apparaissent pour lancer les festivités sous la baguette du Directeur Musical Riccardo Chailly qui, trois heures durant, mène ses troupes avec le souci de varier idéalement couleurs, tempi et nuances au gré de chacune des partitions (telle cette ouverture de Carmen, réjouissante).
Les “stars” lyriques s’illustrent
Aussi, après un prélude de Rigoletto saisissant de puissance et de musicalité, apparaît dans le rôle-titre (“Cortigiani...”) Luca Salsi au baryton imposant, avec une voix ample ornée de graves charnus. En Duc de Mantoue (“La Donna e Mobile”), Vittorio Grigolo se régale, jouant habilement de l’art de la séduction avec une voix facilement projetée jusque dans des aigus rayonnants. Verdi toujours à l’honneur ensuite, avec cette fois Don Carlo, où Ildar Abdrazakov (“Ella giammai m’amo”) campe avec sa voix de basse profonde un sobre et impeccable Philippe II. Ludovic Tézier (“Per me giunto”) est un Posa remarqué de justesse et de musicalité, avec une ligne de chant toujours soignée, quand Elīna Garanča (“ O don fatale”) se montre sublimée en Eboli, mobilisant tout le panel de ses dons vocaux : amplitude de la tessiture, souffle, exquise sonorité de l’émission. Verdi encore, avec cette fois-ci Un Ballo in maschera. La soprano Eleonora Buratto (“Morrò, ma prima in grazia”) y est une Amelia appliquée, à la voix agréablement vibrée et au timbre plutôt raffiné. À ses côtés, George Petean (“Eri tu”) est un sombre et donc remarquable Renato, avec voix projetée et ferveur sur fond d’austères intonations. Francesco Meli pose son Riccardo (“Ma se m'è forza perderti”) avec une projection vocale claire et sonore. Dans le “Credo” d’Otello, Carlos Álvarez est un Iago plein de la noirceur attendue, avec une voix profonde et pénétrante.
Arrive ensuite Donizetti et Lucia di Lammermoor, l’œuvre initialement prévue en cette ouverture de saison et ici “réduite” à un seul air (“Regnava nel silenzio”). Lisette Oropesa, à peine remise de sa déception de ne pouvoir endosser le rôle dans l’entièreté de l’œuvre, déploie dans cet extrait son timbre clair et pur, présentant une incarnation de Lucia portée par l’énergie et une certaine candeur, aussi. Au chapitre italien de ce concert figure aussi Don Pasquale, où Rosa Feola joue une Norina pleine de charme, au timbre joliment fleuri (“Quel guardo il cavaliere”). Dans le tube de l’Elisir d’Amore où il a tant de fois été ovationné (“Una furtiva lagrima”), Juan Diego Flórez se montre toujours aussi touchant et idéaliste, prêtant à Nemorino sa voix polie à merveilles par son sens de l’attendrissement dans l’incarnation de l’amoureux enfin comblé.
Toujours dans un répertoire italien, mais avec Puccini cette fois, le rôle de Madame Butterfly est d’abord endossé par la soprano Kristine Opolais (“Tu, tu piccolo Iddio”), ici touchante et impliquée, même si la voix pêche par une projection parfois insuffisante face aux passages (très) fortissimo de l’orchestre. Dans “Un bel di vedremo”, Marina Rebeka brille avec la restitution d’une Butterfly fragile et rêveuse, une voix émise avec panache, et nantie d’aigus miroitants. En Liu de Turandot (“Signore, ascolta!”), Aleksandra Kurzak captive par sa voix au timbre charmant et aux sonorités éthérées, quand Roberto Alagna, en Mario de Tosca (“E Lucevan le stelle”) signe une prestation engagée, avec le sens de l’investissement scénique coutumier au ténor dont le timbre si particulier fait encore mouche, même si les moyens vocaux semblent comme contenus (pour la rampe de lancement vers les débuts wagnériens peut-être). Honneur à Umberto Giordano enfin, et son Andrea Chénier où, en Charles Gérard (“Nemico della patria”) Placido Domingo, toujours aussi solaire à bientôt 80 ans et venant tout droit de Monaco, irradie tant par son charisme que par l’emploi d’une voix au timbre encore fort râblé et par un sens aiguisé de la musicalité et de la sensibilité. En Madeleine (“La Mamma morta”), de son timbre chaud et d’une voix ici larmoyante, Sonya Yoncheva livre une interprétation pleine d’émotion.
Le répertoire français est aussi à l’honneur. Marianne Crebassa est une Carmen appliquée (“Habanera”) et certes charmeuse, mais peut-être un peu trop sage dans son incarnation d’une cigarière qui peine ici à allumer la flamme de l’envoûtement total. Même constat pour Piotr Beczała en Don José, qui prend ici l’air de la “Fleur” à un rythme bien modéré, avec une voix certes chaudement timbrée, mais qui semble émise avec modération (le “Nessun Dorma” interprété à la place de Jonas Kaufmann, finalement indisponible pour ce concert, met davantage en valeur le timbre argenté du ténor polonais). Le Werther de Benjamin Bernheim (“Pourquoi me réveiller”) est interprété avec tout l’élan vocal nécessaire, ainsi qu’une projection et une qualité de diction idéales.
Quant à Wagner, lui aussi convié à ce programme de prestige avec sa Walkyrie (“Winterstürme”), il trouve en Andreas Schager un Siegmund expérimenté (qui a fait dans la nuit en voiture, le trajet vers Milan depuis Paris juste après la fin de l'enregistrement de la Tétralogie à Radio France), même si la voix, quoique savamment vibrée, semble ici légèrement retenue dans une émission qui a déjà été (et encore la veille) plus triomphale chez le ténor autrichien. Camilla Nylund est de son côté une Sieglinde investie dans son rôle, avec un timbre sonore et vibré, dans des aigus puissants.
Que de savoureux instants, en somme, pour un concert-gala conclu avec le vibrant chœur de Guillaume Tell, “Tutto Cangia”. Comme un appel à un changement rapide dans le cours d’une actualité à la morosité inversement proportionnelle à la joie procurée par ce spectacle donné depuis une Scala qui, malgré tout, réussit donc à faire de ce 7 décembre une fête de l’art lyrique.