Penthesilea de Pascal Dusapin retransmis depuis la Philharmonie de Paris
La mise en espace sobre et intense de Philippe Béziat résonne d’une manière émouvante autant qu’étrange dans cette salle (presque) vide et sombre. Elle résonne avec le livret tiré de la pièce d’Heinrich von Kleist, qui inverse l’histoire d’Achille et Penthesilea, Reine des Amazones puisqu’ici, c’est Penthesilea, amoureuse d’Achille malgré les interdits de son peuple, qui le tue et le dévore avec ses chiens avant de se tuer elle-même.
« Nous anéantissons ce que nous aimons. Voilà, ramené à une formule générale, ce que nous dit Penthésilée. » (Christa Wolf)
Le texte tragique est mis en musique, pour un orchestre d’une soixantaine de musiciens, avec dispositif électroacoustique (Thierry Coduys) et chœur (Accentus). La virtuosité orchestrale du compositeur est mise en avant par la direction d’Ariane Matiakh : tissant avec évidence tout au long de l’opéra, un tissu sonore puissant et raffiné à la fois, fluctuant entre orages tonitruants et plaintes troubles. Des relents Straussiens parfois un peu déroutants traversent certaines plages et, généralement tout au long de l’œuvre, la catégorie d’harmonie vient occuper une place importante : par le contraste que les instruments mélodiques opposent aux grands mouvements percussifs et rythmiques qui secouent presque sans cesse l’œuvre. L’exécution traverse ainsi le mythe, la fascination de l’Antiquité et ses figures d’humains non encore séparés des Dieux, avec cette gigantesque caisse de résonance qu’est l’orchestre où des forces telluriques jaillissent et traversent les personnages.
Dans cette force moderne et néo-classique, les solistes vocaux repoussent les limites de la voix lyrique jusqu’au cri le plus bestial, et des bruits effrayants. Les trois chanteuses qui incarnent les personnages féminins imposent chacune leur présence sonore et visuelle. Christel Loetzsch, en Penthesilea, habite ses courbes lyriques avec une telle force que sa folie paraît la dépasser du début à la fin. Habituée des opéras du répertoire (Mozart, Wagner, Strauss mais aussi Kurt Weill) et remarquée par Dusapin pour jouer en 2019 la sorcière de son Macbeth Underworld (notre compte-rendu), elle donne au rôle-titre une dimension épique par la chaleur de son timbre ainsi qu’une présence tragique par les prouesses du spectre vocal et de la palette expressive, allant du murmure au cri rugissant, de la plainte animale au lyrisme le plus chaud.
La soprano américaine Marisol Montalvo, habituée du répertoire contemporain, des orchestres connus et des grands opéras incarne la confidente Prothoe, en déployant une virtuosité et une puissance qui en font comme le miroir du personnage-titre. Elle en partage la tension dramatique au service d’une rage expressive. Quant à Noa Frenkel, dont le répertoire musical s’étend du baroque au contemporain, son timbre de contralto et son expression en font une prêtresse troublante, sans sagesse.
À ce trio d’une violence rare répondent Achille et son ami, Odysseus. Georg Nigl en Achille, qui se vouait récemment à Bach, incarne à la fois la puissance vocale d’un héros et la douceur fragile de l’homme pris par une passion douloureuse. Paul Gay en Odysseus, contribue à la largesse convaincu d’un timbre à la fois chaud et puissant. Le duo masculin oppose au trio féminin des Amazones puissance et incarnation, formant un ensemble de plus en plus tourmenté au fur et à mesure que l’opéra avance vers son issue inéluctable de drame antique, orchestré en opéra.