Don Carlos à Vienne : distribution étoilée, rencontre entre fiction et réalité
La production de Peter Konwitschny s'inscrit dans la tendance moderne au dépouillement du plateau, la nudité scénique et les lumières signées Johannes Leiacker renforçant l'essence du drame mis à nu, mais donnant parfois l'impression d'assister à une répétition bien éclairée (le tout mis en valeur par des costumes majoritairement sombres). Cet épurement scénique est entrecoupé par une pantomime "Le rêve d'Eboli" installée dans un salon bourgeois des années 1960 sur l'interlude au début du troisième acte. Dans ce rêve, Eboli, enceinte, prépare un dîner pour son mari Carlos et ses invités : Élisabeth et Philippe. Le mari arrive et le couple se réunit dans une longue conversation (la dinde brûlant dans le four pendant ce temps). Carlos appelle au secours Rodrigue en livreur de pizza. La soirée redevient joyeuse et tout le monde s'enivre, jusqu'à ce que les lumières s'éteignent pour marquer la fin du rêve.
L'incarnation de Jonas Kaufmann, vedette de la soirée, en Don Carlos se retransmet avec plénitude audio-visuelle. La transparence caractéristique de son timbre s'imprègne de la chaleur et de la rondeur qui relève du bel canto. L'union prouve la flexibilité de sa capacité vocale, entre l'opéra italien et l'opéra allemand (le tout dans la version française de cet opus), sans faire oublier cependant ni l'un ni l'autre. Certes, certains moments semblent vouloir pousser trop avant le sérieux du chant et de son jeu d'acteur, mais la concordance entre la voix et la présence scénique est globalement solide et empathique.
Malin Byström, tout à fait adéquate pour incarner Élisabeth de Valois, valorise la mélodicité du chant qui puise dans le caractère velouté du timbre. Elle approche le rôle avec honnêteté, son duo d'amour avec Don Carlos réunissant la brillance, l'intensité et la sensibilité envers les nuances émotionnelles dans chaque moment scénique.
Igor Golovatenko, incarnant Rodrigue, réunit la force et la densité de son timbre à son jeu d'acteur. Son chant se fait remarquer par une clarté des phrasés et de la diction, faisant preuve dans un même temps d'une maîtrise affirmée et d'un souci de raffinement. Golovatenko montre également un esprit d'équipe dans ses échanges avec ses partenaires et le chœur. Son duo avec Don Carlos est une synergie harmonieuse des forces qui met chacun en valeur. Son duo avec Philippe II (Michele Pertusi) assure l'intensité dramatique dans les registres moyen et haut, en faisant face à la gravité menaçante du tyran.
Eve-Maud Hubeaux incarne la princesse Eboli. La cantatrice, d'une beauté frappante et d'une gravité scénique naturelle, impressionne par la densité veloutée de son timbre. Elle est une véritable diva charmeuse pendant sa ballade celle-ci étant livrée avec intelligence et aisance (et même très encourageante pour le chœur de femmes qui l'entoure).
Michele Pertusi incarne Philippe II avec une grande conviction. Son timbre dense et imposant va de pair avec la présence scénique du tyran intimidant. Cela se fait clairement ressentir quand il renvoie la Comtesse d'Aremberg, la dame d'honneur d'Élisabeth. Encore plus effrayant, Pertusi met le fanatisme passionné du personnage en relief dans son intervention contre les "hérétiques" (lors du duo avec Rodrigo).
Roberto Scandiuzzi est le Grand Inquisiteur. Effrayant et imposant grâce à la dense noirceur de son timbre, il maintient néanmoins l'ironie du personnage qui se reflète dans la prétendue fragilité physique. Johanna Wallroth incarne avec charme la voix du ciel qui se manifeste sur scène sous forme d'une icône pin-up américaine des années 60. Dans le double rôle du Comte de Lerme et du Héraut, Robert Bartneck fournit un appui par la puissance de son chant et son engagement scénique.
La direction musicale de Bertrand de Billy privilégie l'équilibre et la mise en valeur des dynamiques entre instruments dans les scènes-clés. Elle apporte non seulement un soutient au drame, mais sert également de guide qui éclaircit les armatures du drame. Les nuances émotionnelles en sont communiquées avec fluidité, la masse sonore pouvant ainsi voguer avec aisance entre des textures et des humeurs.
La mise en scène de l'autodafé et la vidéo signées Vera Nemirova achèvent la rencontre entre la représentation et le réel, entre les époques, les disciplines et les univers, dans une production mettant des moyens paraissant dispendieux au service de l'épure. "Dépoussiérer" l'ancrage historique du contexte du drame paraît encore comme un défi posé aux conventions tacites de la mise en scène moderne et au public.