Si Versailles m’était conté : les voix royales de Lully
C’est à un portrait mis en abyme auquel le téléspectateur assiste, mêlant making of de l’œuvre documentaire en cours et fiction historique. Lully, en tant que personnage charismatique, « autoritaire et dévoré d’ambition » (voix off), campé par un Thierry Hancisse d’une grande justesse, se trouve dans un cadre versaillais où un peintre invisible exécute son portrait officiel.
La ressemblance de Thierry Hancisse affublé en Lully, tel qu’il fut peint par Nicolas Mignard dans les années 1660, frappe. Le téléspectateur est d’entrée marqué par la finesse des cadrages, le soin apporté aux lumières, au flou artistique par le jeu de la focale, aux bruitages et aux effets de résonance. Le comédien est la plupart du temps subtilement filmé en caméra subjective, le téléspectateur se retrouvant dans la peau du peintre l’observant et le scrutant dans la moindre de ses expressions. Le dessin et le trait de ce portrait télévisuel seront finalement vocaux. Des voix multiples savamment enchevêtrées brossent à grands traits, nourris par l’anecdote et le roman de l’Histoire, les contours d’une personnalité haute en couleurs et dessinent la brillance d’une œuvre musicale magistrale.
Des voix narratives, celle, laconique mais forte et affirmée, du protagoniste principal joué par le sociétaire de la Comédie-Française fait office de basse continue. La voix-off, très informée, est nourrie par les savants commentaires de spécialistes qui parlent, face caméra, comme des livres (les musicologues Georgie Durosoir et Edmond Lemaître), avec leur sensibilité artistique (les chefs d’orchestre Hervé Niquet, Christophe Rousset et Patrick Cohën-Akenine) ou l’expertise technique qui est la leur (les luthiers Giovanna Chitto’ et Antoine Laulhère). Ces interviews interviennent en alternance à la façon d’un fil conducteur. Les mélodies captivantes enfin, de prestigieux chanteurs très investis dans le répertoire baroque, invités pour l’occasion (dont le contre-ténor Philippe Jaroussky et la soprano Véronique Gens), sont les points d’orgue d’un documentaire de plus d’une heure trente de durée qui fait, fort heureusement, la part belle aux extraits musicaux. La bande son, les extraits de concert, les scènes musicales du film servent le propos de ce documentaire, co-produit par le Centre de Musique Baroque de Versailles.
Le propos et le montage sont globalement chronologiques et suivent le parcours de Lully. D’origine italienne, sa venue en France (1646) est marquée par son « essai d’intégration » (Georgie Durosoir) chez la cousine de Louis XIV, la grande Mademoiselle. Le contexte musical de l’époque est illustré par l’air de cour « Aux plaisirs, aux délices bergères » (5’55’’) interprété par un Philippe Jaroussky lumineux et enjoué, accompagné de l’ensemble L'Arpeggiata (cet air de Pierre Guédron est malencontreusement attribué en postproduction à Michel Lambert). L’ascension de Lully à la cour de Versailles est irrésistible. Les débuts de Lully comme danseur remarqué par la cour, son accession rapide au statut de « compositeur de la chambre » avant d’endosser le prestigieux costume de « Surintendant de la musique du Roy », en 1661, le « service mutuel » que se doivent Lully et Louis XIV, l’un au service de la grandeur de l’autre, le second au service de la carrière du premier, les talents de courtisan, d’organisateur, le génie du musicien et du compositeur qui caractérisent Lully, « mâtin qui dévore tout » (La Fontaine) et écarte de possibles rivaux : tous ces aspects sont brillamment éclairés et illustrés par l’image et la musique. La fonction de la musique et des institutions musicales à la cour de Louis XIV est également exposée de façon précise, la création des Vingt-Quatre Violons du Roi notamment, « premier orchestre permanent de l’histoire de la musique occidentale » (E. Lemaître) et dont Lully exploitera la cohérence et la rigueur (voir à ce sujet notre récit de la venue de la réplique de ces instruments à Buenos Aires pour la représentation d’Armide de Lully). La collaboration avec Molière est introduite par un extrait de Psyché (1671) : interprété par Céline Ricci et Ana Quintans, leurs voix de soprano se mêlent avec délicatesse et onctuosité durant le duo « Gardez-vous beautés sévères » (39’29’’).
On ne dit que peu de chose de la rivalité entre Lully et Molière, et c’est sans doute le point faible de cette narration haletante. L’évocation des Plaisirs de l’île enchantée est l’occasion de mentionner l’invention d’un genre nouveau, la comédie-ballet. L’extrait du Bourgeois gentilhomme (1670) « Se ti sabir ti respondir » (49’00’’) permet d’exposer ce sabir mahométan écrit de façon parodique par Molière et son interprétation drolatique par le baryton Arnaud Marzoratti. La création de l’opéra français dont Lully récupère le privilège après la Pomone de Perrin et Cambert (1671), est clairement explicitée. La scène 5 de l’acte II de Persée (« Infortunez qu’un monstre affreux »), par l’élégance vocale d’Anna Maria Panzarella et la précision d’Hervé Niquet face aux musiciens du Concert spirituel, nous dévoile tout l’art de Lully (59’25). L’essentiel de la tragédie lyrique et l’esprit même du grand opéra français est décrypté avec finesse, notamment sur le rôle décisif du récitatif, des ornements et de la musicalité intrinsèque à la langue française : « Ne pas être trop lié à un solfège mais être capable de le libérer pour que [la] déclamation prenne son sens » conseille le maestro Christophe Rousset, avec beaucoup d’intelligence stylistique, à deux élèves de conservatoire. L’intelligibilité au service de l’expressivité baroque : c’est bien ce que la grande Véronique Gens s’applique à faire sur ce « Venez, venez haine implacable » (01:11’32’’), dans Armide (1686), emmenée, avec Les Talens Lyriques, par le même Christophe Rousset (il est regrettable que « haine implacable », dans le titre en surimpression, soit indiqué, là encore par erreur, au pluriel). Lully, qui préfère être nommé Secrétaire du roi (1681) plutôt que d’obtenir ses lettres de noblesse, entame par la suite le déclin de sa destinée par la disgrâce du roi, provoquée par un scandale lié à son homosexualité, et l’éloignement de Louis XIV, sous l’influence de Madame de Maintenon, très dévote. Le Te deum qu’il compose à l’occasion de la guérison de la fameuse fistule royale de Louis XIV signe son arrêt de mort : sa blessure au pied lors d’une répétition, qui fait que la gangrène le gagne, se double d’un vague d’une blessure à l’âme, face à l’abandon de son roi : Lully s’éteint en 1687. Le Parnasse français et son chef, Louis Castelain, délivrent avec solennité l’éclat et la profondeur d’un extrait de ce Te deum (01:23’31’’).