Rêves et Visions du Moyen Âge : Sollazzo Ensemble - En seumeillant
Dans une époque médiévale durant laquelle les déplacements à travers les contrées relevaient du périple, le plus simple et beau moyen de voyager passait par l'art et par le rêve. Fermer les yeux offrait alors un billet pour les régions les plus oniriques, qu'elles soient géographiques ou spirituelles, au son des troubadours ou de la nature. C'est un tel voyage qu'offre ici l'Ensemble Sollazzo, "de la rêverie la plus innocente jusqu'à la chanson d'ivrogne en passant par le mysticisme".
Précisément, le trajet commence par Le Chant de la sibylle (El Cant de la Sibilla) figure légendaire de la prophétesse, devineresse invitant à plonger dans les méandres du rêve, de la fantaisie, des transes et des visions. D'autant qu'elle rappelle d'emblée combien la musique médiévale n'est pas synonyme d'austérité monacale, par la beauté profonde, mystérieuse et même mystique des récitations psalmodiées-déployées, épurées et résonnantes. Tout l'album trouve ainsi la juste complémentarité prosodique entre la parole et le chant, grâce à l'aisance de chaque musicien dans les jeux inspirés et dans les modes typiques de cette période, grâce également à la combinaison savante de leurs timbres et de leurs éloquences, chacune ayant son identité et sa complémentarité.
La sibylle annonce ainsi un album envoûtant, à l'évidente séduction mystique, placé sous le signe de la fumée (avec d'étourdissants jeux de mots : "Fumeux fume par fumée Fumeuse speculation Car il enfume sa pensée Le fumeux fume en la fumée", la piste suivante "Puisque je suis fumeux, plein de fumée, Il me faut donc fumer car si je ne fumais"), des chansons de sommeil et d'éveil, jusqu'au rituel funéraire milanais emplissant le contrepoint de dissonances, enfumant le chant monastique grégorien.
Le parcours se nimbe d'une fumée tournant autour de l'auditeur, qui s'étonnera soudain d'être passé naturellement du catalan, au latin, au vieux français. Le Moyen-Âge est aussi une ère polyglotte, qui mêle latin et vernaculaire (mais tout aussi spirituel). L'album illustre ainsi le lien indissociable entre les musiques religieuses et populaires : les sentiments religieux et les polyphonies des débuts de l'album se transmettent aux pistes suivantes, la prière adressée à Dieu pour le salut de l'âme est ensuite destinée à retrouver la bien-aimée. La Dame du ciel, référence à la Vierge Marie, prend progressivement les traits de la bien-aimée. L'indulgence de Jésus Christ est pour Marie Madeleine... L'on reconnaît des thèmes et des procédés d'écriture à travers tout cet album comme à travers tout le répertoire de cette époque (le contre-chant harmonique de Morte m'a sciolt' amor saute aux oreilles comme étant une exacte citation de celui servant à Guillaume de Machaut pour sa Messe de Notre Dame, chef-d'œuvre fondateur de la polyphonie au XIVe siècle).
Ce parcours médiéval est aussi un voyage à travers les premières formes de polyphonie. La première voix féminine est rejointe dès la fin de la première piste par une autre, pour des mouvements parallèles sur un même rythme. Cette première forme historique de la polyphonie accompagne la cantillation Litanie mortorum avant d'évoluer (comme dans l'histoire de la musique) vers le contrepoint, les lignes s'harmonisant, s'éloignant et s'approchant jusqu'en des frottements savants. Des mouvements allégés et en imitation se font même déjà entendre aux voix et encore plus aux instruments. Ils mènent naturellement vers deux interludes nommés "Estampie", nom d'une danse médiévale et qui rappelle une fois encore l'apport du populaire dans la composition savante et religieuse, mais le mouvement de danse peut aussi bien se combiner avec des onomatopées et imitations animalières (Or sus vous dormez trop, refermant l'album) rappelant les chefs-d'œuvre de Clément Janequin. Toute cette architecture repose sur la note fondamentale, tenue de manière impassible puis ornée et variée par Sophia Danilevskaia (vièle), Vincent Kibildis (harpe) et Anna Danilevskaia (vièle et direction artistique).
Dans ces entrelacs contrapuntiques aussi harmonieux que les aplats harmoniques, difficile dès lors de faire la part des mérites entre les deux sopranos Yukie Sato et Perrine Devillers, voire même avec le ténor Vivien Simon tant sa voix, tant ces voix se mêlent avec douceur dans les volutes de fumées promises par la pochette du disque.
Il n'y a pas de fumée sans feu !