Black Is the Colour du Labyrinth Ensemble avec Anna Stéphany
L'album se construit comme un voyage à travers les mélodies du XXe siècle, parcours qui commence immédiatement par un tour du monde des mélodies populaires avec les Folk Songs, 11 mélodies compilées et recomposées par Luciano Berio en 1964 pour voix, flûte (aussi piccolo), clarinette, harpe, alto, violoncelle et percussion. Ce patchwork de traditions enchaîne ses grandes inspirations vocales et instrumentales. Comme pour les autres œuvres de Berio mettant à l'honneur la voix féminine, Sequenza III, Visage et Recital I (for Cathy), l'ombre de la créatrice de ces opus, Cathy Berberian, plane sur l'interprète (comme celle de Peter Pears plane sur tout ténor interprétant du Benjamin Britten). Ce modèle inspire sans éclipser Anna Stéphany, mezzo-soprano anglo-française lauréate de l'Académie du Festival d’Aix-en-Provence (académie qui fête ses 20 ans en 2018). Ses couleurs jazzy se prolongent en des frottements râpeux avec les cordes, pour l'une des plus belles déclarations d'amour, candide et absolu (Black is the color of my true love's hair ... I love my love, and well he knows. I love his love and love it grows). L'album tourne alors telle une ballade religieuse irlandaise (certes I wonder as I wander est également des USA, mais les Irlandais sont parmi les premiers fondateurs de cette Amérique). En rythme ternaire, les pulsations ponctuées par la harpe et la voix dialoguent dans l'aigu avec la flûte, dans le medium avec la clarinette (les deux vents qui referment le morceau sur une improvisation contemporaine).
L'escale suivante mène en Arménie, sa poésie méditative ("La lune s'est levée sur la colline...") dont la langueur sait aussi s'emporter dans des accents slaves. Sans transition, un français galant médiéval, aussi fin qu'empli de sous-entendus érotiques (" Non, je ne permettrai pas que vous touchiez mes pommes"). Sans davantage de transition, un grand coup de cloche annonce le voyage en Italie, notamment dans les îles (Sicile et Sardaigne), à travers les danses enjouées mais aussi l'espoir d'une femme pour son marin ou le chant d'un triste rossignol, vouant finalement chacun au malheur ou à la solitude : "Malheureux qui a une femme, malheureux qui n'en a pas, ... Heureuse la femme qui a l'homme qui lui plaît, Heureuse encore plus celle qui n'en a pas". Enfin, le livret le dit si bien : "Ce chant d'amour ayant été transcrit phonétiquement d'un dialecte d'Azerbaïdjan, il est impossible d'en donner un texte et une traduction."
Le voyage reprend avec l'unique piste sans paroles : Introduction et Allegro, petit concerto pour harpe tournoyante avec quatuor à cordes, flûte et clarinette composé par Ravel et menant à ses Histoires naturelles sur des poèmes de Jules Renard. Ce cycle de cinq mélodies composé en 1906 a été créé avec le compositeur au piano en 1907, avant que Ravel n'autorise Manuel Rosenthal à les orchestrer. Les artistes de cet album avaient besoin d'une version intermédiaire, plus fournie que le piano seul, moins que le grand orchestre et ils présentent une nouvelle instrumentation, signée Arthur Lavandier (membre du collectif Le Balcon, très présent sur les scènes lyriques et sur nos pages). La dizaine d'instrumentistes du Labyrinth Ensemble y déploie une belle richesse de timbres, en particulier sur les passages illustrant les bruits d'animaux (le cri cacophonique du paon, le grillon rappelant une sonnerie de téléphone avec le tic-tac de sa montre, la démarche et le cri de la pintade ainsi que le caquètement des poules). Cependant, la voix marie les contraires (un déploiement très ample avec une prononciation estompée) qui peine à s'harmoniser avec cet esprit chambriste. Elle est au contraire pleinement dans l'ambiance andalouse, nimbée, lascive sensuelle qui referme l'album par la Psyché de Manuel de Falla.