Nuit et Rêves de Schubert pour orchestre
Si les pièces de Schubert sur cet album ont été composées sur une période de 13 années (depuis Erlkönig en 1815 jusqu'à Ständchen en 1828), les orchestrations s'étendent sur deux siècles : de Liszt à Franck Krawczyk (né en 1969) en passant par Berlioz, Brahms, Mottl, Strauss, Reger, Webern, Britten et Schubert lui-même.
L'Insula orchestra joue sur instruments d'époque, mais a choisi pour cet album des instruments viennois fin XIXe siècle : un compromis entre l'époque de Schubert et des instruments plus modernes, nécessaires pour les grandes orchestrations. Ce projet d'orchestrations n'est pas sans rappeler un autre projet de réadaptation musicale mené par Laurence Equilbey avec le chœur accentus : Transcriptions dans lequel le chœur ajoutait du texte pour chanter les célèbres pièces instrumentales du répertoire.
L'album tire son nom d'un des 600 Lieder de Schubert, Nacht und Träume. Il puise son esprit dans cette forme intime du Lied allemand, conservant la délicatesse de la parole et la déployant à la mesure d'un grand orchestre : comme l'intimité des peines romantiques se déploie dans la contemplation de la vaste nature. Cela est notamment rendu possible par les deux jeunes chanteurs qui alternent sur ce voyage : le ténor français Stanislas de Barbeyrac et la contralto allemande Wiebke Lehmkuhl. Ces deux voix sont larges, par deux moyens différents : avec les accents toniques du placement pour l'homme, par l'ample assise résonnante pour la femme.
Les élans et accents de Stanislas de Barbeyrac sont à la mesure d'un effectif orchestral et de La Seine musicale dans laquelle le disque a été enregistré. C'est ainsi qu'il ouvre l'album par une Sérénade (Ständchen) appuyée sur la douceur des pizzicati feutrés et du délicat hautbois en contre-chant. Ces accents étonnent associés à un placement glissant vers la gorge, notamment dans La Truite frétillante. Toutefois, l'élan convient pleinement à Ganymède, ce personnage élevé dans les cieux par la force de ses sentiments (et ici par l'amplitude vocale tenue et croissante du chant). De même, la puissance crépusculaire est soutenue sur toute la lenteur d'Im Abendrot avant de repartir, en une infinie douceur, vers le Lied pianissimo tout du long et qui donne son titre à l'album : Nacht und Träume (Nuit et rêves).
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Le sommet de l'album avec orchestre vient du Lied le plus opératique : Erlkönig (Le Roi des aulnes). Dans cet opéra miniature, un seul chanteur interprète tour à tour et fait dialoguer trois personnages (le père, le fils et le roi des aulnes). L'œuvre est rendue immense par l'orchestration de Berlioz, maître des masses orchestrales. Les violons galopent (ce qu'évidemment ne parviendront pas à faire les cuivres) marqués de violoncelles et de timbales, puis soulevés allègrement par les flûtes, le tout représentant le danger séducteur du roi des aulnes. Le chanteur s'accroche à ce rythme et à cette ampleur vocale, comme l'enfant de ce Lied, accroché à son père sur le cheval galopant. Il revient pourtant, refermant l'album avec Du bist die Ruh, offrant effectivement un doux repos, délicatement articulé, montant vers un aigu soulevé.
La voix de Wiebke Lehmkuhl se complète avec celle du ténor, comme avec l'orchestre. La contralto allemande déploie d'emblée un chant charpenté et amplement vibrant. Si l'Insula orchestra tire Schubert vers le classicisme, Wiebke Lehmkuhl l'emporte vers Wagner. Elle est en effet une habituée de Bayreuth et interprétait Magdalena dans Les Maîtres Chanteurs à Bastille l'année dernière (compte-rendu). Elle donne ainsi une très belle assise aux légères flûtes d'An Sylvia. Surtout, sa jeune nonne déchaîne les passions de la nature sur la douceur mélancolique d'un thème en fa mineur porté tout au long du Lied. Une grande scène d'opéra qui se déploie vers la piste suivante : Groupe du Tartare, un conte fantastique et puissant, où la nature résonne avec les peines humaines sur des accents terribles. Mais l'espoir point au bout de l'éternité, comme la voix de la chanteuse sait s'éclairer. Démontrant enfin l'ampleur de sa palette émotive, elle répand la clarté lunaire sur la Romance. L'amplitude vocale est désormais au service d'une émotion dense, sur les bois feutrés imaginés par Schubert lui-même.
L'Insula orchestra montre qu'il est habitué à la précision et à la musique ancienne, ramenant Schubert vers le classicisme. Les passions sont mesurées, les mouvements sont nets, le rythme et les jeux sont précis. Cette précision clinique de la direction d'Equilbey s'entend au disque. La mise en place de chaque instrument et l'harmonie d'ensemble n'interdisent pas la finesse et une amplitude sonore ici très mesurée.
L'ensemble offre ainsi un bel interlude musical, à la fois maîtrisé et déployé en une certaine émotion : le troisième entracte de Rosamunde (musique de scène composée par Schubert pour la pièce Rosamunde, princesse de Chypre écrite par Helmina von Chézy). Le chœur accentus offre enfin sa précision dans l'épanchement diaphane des émotions romantiques, toujours affleurant chez Schubert.