Anime Amanti de Roberta Mameli et Luca Pianca
Une voix, un luth. Rien de plus n'est nécessaire sur cet album, car cette alliance suffit déjà à revenir aux origines de l'opéra, de la musique même en convoquant Orphée, symbole de l'alliance entre la voix et la lyre (aussi appelée luth, thyrse ou cithare). Orphée est le demi-Dieu antique, prophète, poète, musicien, ainsi que l'inspirateur du premier chef-d'œuvre de l'opéra : l'Orfeo de Monteverdi. Le lien orphique entre l'Antiquité et la Renaissance musicale est d'ailleurs fondamental puisque Monteverdi et son aîné de 16 ans Giulio Caccini reviennent à une monodie accompagnée (comme Orphée chantant en s'accompagnant de sa lyre), après les polyphonies médiévales.
La corde grave du luth donne naissance à cet univers musical unissant cordes vocales et instrumentales qui se déploient en une belle ligne sonore, souple et déliée, sombre et fine. La respiration même de l'instrumentiste est audible tout au long de l'album, comme s'il donnait son souffle à la chanteuse, en même temps qu'un écrin et un interlocuteur.
L'album s'ouvre par le Lamento d'Ariane, seul air qui nous soit parvenu d'un opéra perdu créé en 1608, le deuxième du premier génie du genre : Claudio Monteverdi. Mais ce Lamento est à lui seul un opéra en microcosme, narrant les souffrances et la rédemption d'Ariane, abandonnée de Thésée qu'elle avait aidé à vaincre le Minotaure. Ce premier air donne le ton émouvant de tout l'album, marqué par un génie des figuralismes : la voix "figure" les paroles, morire meurt decrescendo, les superbes trompes et pompes éclatent, Mirate et Audite rendent visibles et audibles les sentiments. Mais —et c'est là l'enjeu principal de cette musique— les figuralismes n'ont rien d'automatique, de plaqué ni de systématique : subtils, ils préservent et renforcent même la cohérence du propos.
Le figuralisme fait la cohérence de l'album, en même temps qu'il permet à la voix d'en suivre chaque mot, dans une ligne d'ensemble, délicatement vibrée et réverbérée ou bien passionnée en furie. Pour soutenir ces figures musicales, la voix sait se soulever et vibrer de trilles allègres, descendre récupérer ses résonances voisées dans un parcours déterminé, agité de subtils hoquets (ce bel ornement avec des butées vocales maîtrisées), finir dans une cadence (improvisation ornée et accélérée, d'une grande souplesse et justesse). Le chant prend toutes les couleurs du drame, descendant vers des voyelles assombries et refermées (les a tendant vers les o, les o vers les ou), jusques aux tréfonds de la tessiture, que Roberta Mameli ne possède pas en voix de poitrine mais dont elle rend une blancheur crépusculaire, qu'elle conserve même sur les ornements suivants. Le vibrato est modulé comme les nuances, rythmes et hauteurs. Ample ou frénétique, il est un outil supplémentaire de coloration vocale. Le figuralisme questionne aussi les frontières du chant, intégrant à l'expression des fusées et sifflets.
Au Lamento d'Ariane répond à distance celui de Didon, composé par Sigismondo d'India et celui de Poppée refermant avec Monteverdi ce bouleversant voyage. L'autre pôle de cet album est l'autre grand maître du genre, Giulio Caccini, qui défendit le retour à une monodie accompagnée par une mise en application concrète : un recueil de madrigaux intitulé Le nuove musiche et dont cet album défend les très doux soupirs, les belles roses pourpres, la belle main comme l'Amaryllis, jusqu'à morire. Cette nouvelle musique est d'ailleurs défendue par Caccini au sein de la camerata florentine, la chambre d'essai d'une nouvelle union entre poésie et musique : l'opéra.
Le parcours scandé d'émotions intenses permet de découvrir nombre de merveilles et compositeurs : outre Sigismondo d'India (1582-1629), Andrea Falconieri (1585-1656), Pietro Paolo Raimondo (c. 1600), Tarquinio Merula (1595-1665) ainsi que Barbara Strozzi (1619-1677), compositrice, fille d'un poète librettiste (et d'une servante), élève de Francesco Cavalli (successeur de Monteverdi et maître de l'opéra public).
L'accompagnateur suit en même temps qu'il guide les élans emportés comme les sagesses bien en rythme et il propose cinq morceaux pour luth seul, venant enrichir le parcours. Ils seraient traditionnellement nommés "intermèdes" dans un album vocal, mais il s'agit d'airs sans paroles composés par Raimondo et Falconieri, adjoints d''une improvisation de Luca Pianca. Ces morceaux sont retenus pour mieux avancer en souplesse, d'une grande douceur sur une immense descente et remontée aux voix se suivant, d'une grande délicatesse enfin, portée vers un allant rebondi.
L'album ralentit progressivement dans un merveilleux alanguissement ponctué d'envolées aussi fugaces qu'énergiques et bellement vaines. Mention particulière doit être faite d'une piste 17. (l'occasion d'appuyer sur la fonction repeat de son lecteur, pour se délecter de la belle Amaryllis signée Caccini). La douce folie des amours, la pâleur éteinte de l'âme mènent aux déchirants adieux de Poppée dont la phrase et le souffle sont subitement interrompus, laissant l'héroïne sans souffle, comme l'auditeur.