Visions de Véronique Gens
Pour son nouvel enregistrement de récital, la soprano Véronique Gens s’associe avec le chef français Hervé Niquet et l'Orchestre de la radio de Munich, dans un programme réunissant des airs du grand romantisme français. Expression à la fois originale et fréquente dans le paysage lyrique, la vision lui semble un sujet idéal pour mettre en valeur un répertoire qu’elle chérit particulièrement. C’est aussi l’occasion de redécouvrir des compositeurs assez méconnus du grand opéra, dont elle apprécie les partitions raffinées. Cet amour pour le répertoire romantique est certain, car cela s’entend !
Véronique Gens nous présentait cet album en interview
Le récital s’ouvre par l’introduction orageuse de Geneviève d’Alfred Bruneau (1857-1934). L'Orchestre de la radio de Munich fait tout de suite preuve d’effets de nuances dramatiques sous la direction d'Hervé Niquet, puis déploie davantage de douceur après que l’heure ait sonnée. C’est alors qu’entre la voix franche et sûre de Véronique Gens, à la diction parfaite, qui interprète ici Geneviève (420-500), sainte patronne de la ville de Paris, qu'elle a sauvé du terrible Attila en exhortant les femmes à la prière et aux parisiens à ne pas abandonner leur ville. Les effets en soufflets de l’orchestre sont saisissants mais sont peut-être un rien exagérés, à la limite de prendre le dessus sur la soliste. La limite est même franchie sur « Je ne craignais pas les méchants ». Pourtant, l'auditeur sent que la direction est particulièrement attentive aux moindres intentions de la chanteuse. L’imploration finale est expressive, plus proche toutefois de l’exaltation, comme si Geneviève, libérée de ses hésitations, assumait désormais sa vocation de martyre.
Cette vision du martyr rappelle évidemment celui dont a été témoin et victime la Vierge, face à la mort du Christ. La huitième Béatitude de César Franck (1822-1890) en est le chant. Ne souffrant d’aucune hésitation, la soprano interprète une Vierge remplie de courage et colère. Toutefois, la progression psychologique aurait pu être davantage subtile pour passer du sentiment douloureux d’une victime innocente jusqu’à son dévouement sacrificiel total. Les musiciens sont tout aussi décidés, jouant d’abord avec les silences et les contrastes de timbres (clarinettes et cors). L’ensemble sonne magnifiquement. Néanmoins, peut-être est-il trop présent : chaque timbre fait apprécier sa couleur, mais il semble que l’orchestre et la voix soient presque placés sur le même plan. Celle-ci, malgré sa puissance, est même submergée lors de sa phrase finale « Au salut de l’humanité ».
Mais peut-être que tout cela n’était qu’un rêve, pire : un cauchemar. C’est pourquoi, sur les tumultes angoissants de l’orchestre, Léonor se réveille par un cri d’effroi. Dans cet air extrait de Stradella de Louis Niedermeyer (1802-1861), Véronique Gens démontre une fois encore son attention toute particulière au texte et à sa prononciation, ainsi que ses qualités vocales, sa puissance et ses aisances dans les aigus, malgré un passage dans les graves un peu brusque. La deuxième partie de cet aria da capo (avec reprise) est trop active pour créer un véritable contraste psychologique avec la première, étant une lamentation entre deux crises d’effroi. Cette rupture est pourtant propre à un air de folie, que clôt terriblement et sèchement l’orchestre.
Peut-être ce songe était-il prémonitoire, comme l’air de Jeanne dans Les Guelfes de Benjamin Godard (1849-1895). Il est précédé de l’entracte ouvrant le deuxième acte. Les cordes et les cors créent de sublimes couleurs, un rien gâchées par des ponctuations de bois trop présents, alourdissant alors un discours musical qui n’en a pas besoin. Il en est de même dans l’air : l’atmosphère créée par les cordes est magnifique, avant que ne sonne l’heure. Malheureusement, les bois, et même la voix, ne semblent pas avoir réussi à imiter ses subtiles couleurs. Toutefois, cette présence est bienvenue pour les ponctuations lors de « Pourquoi ce doute ? ». La sublime couleur commune semble avoir été trouvée « Au plus profond de mon âme », bien que Véronique Gens semble donner en puissance pour que sa voix ne se perde par dans l’élan des musiciens de l’orchestre.
Certaines tentent de fuir ces visions ou ces souvenirs, telle Lalla-Roukh (rôle-titre composé par Félicien David, 1810-1895) qui fuit ses réminiscences d’amour avec son air « Sous le feuillage ». Sombre, silence, ombre, immobile : le champ lexical invite à la douceur poétique. Malheureusement, l’interprétation de Véronique Gens et d'Hervé Niquet, bien que très belle et mélodieuse, ne correspond pas à cette ambiance : trop vite, trop sonore, trop lumineuse, trop active. Cet air méconnu est très certainement magnifique, mais cette interprétation ne permet pas d’en apprécier toute la poésie. Peut-être l’auditeur ou le musicien est-il comme la Gismonda d'Henry Février (1875-1957) qui écoute les chants pieux des nonnes sans les comprendre. Cependant, cet air semble avoir très bien été compris des interprètes, le temps semblant ici se suspendre. Le chant du violoncelle avec la voix ronde et au léger vibrato est d’une exquise mélancolie. Tout l’orchestre participe au lyrisme qui soutient celui de la soliste dans « Je suis seule ici-bas… douloureusement seule ! »
Béatrix de l’Étienne Marcel de
Camille Saint-Saëns (1835-1921) est elle aussi malheureuse, qui fait
de la religion le palliatif de l’amour charnel. Les talents de tragédienne de Véronique Gens captivent. Il est facile d’entendre le
sourire nostalgique aux souvenirs des « beaux rêves
évanouis, [et des] espérances tant caressées ».
Toutefois, cette nostalgie heureuse est présente tout le long de
l’air, ne permettant alors pas d’émouvoir et de compatir au
malheur de Béatrix. La douleur encourage certaines au renoncement au
monde : La Vierge de Jules Massenet (1842-1812) accepte cet
acte par le supplice de la mort apaisée. L’air est d’abord
introduit par le prélude instrumental de la quatrième scène de
l’oratorio – la seule partie appréciée du public de l’époque.
C’est un véritable apaisement, chaud et heureux, aux mouvances
romantiques dans lesquelles l’interprète nous porte volontiers. Les
nuances des instruments continuent à accompagner l’extase de la
Vierge devant laquelle s’ouvre le ciel et apparaît le Paradis. Il
est dommage que Véronique Gens n’use pas de doux et
présents piani afin de participer à l’édification de
cette atmosphère surnaturelle. L’héroïne de La Magicienne
de Jacques-Fromental Halévy renonce elle-aussi au monde en choisissant le
cloître. L’orchestre figure très bien en introduction la fatalité
d’une rencontre avec l’esprit malin, par ses accents secs. Mais
Blanche est apaisée, assurée de la protection de « sa sainte
patronne ». La soprano évoque ce subtil
paradoxe entre l’engagement volontaire, qui se veut assumé, et ce
regret inconscient de « l’espoir et de l’amour ».
La Prière de Clotilde, extraite de la cantate Clovis et Clotilde de George Bizet (1838-1875) – œuvre qui lui valut le Prix de Rome en 1857 –, est un véritable moment d’émotion. Une émotion simple, sincère et efficace. La poésie douce se continue lors de l’air de l’Archange de l’oratorio Rédemption de Franck, riche en nuances raffinées, où enfin la voix ne fait aucune preuve de puissance, au contraire. Le récital se termine alors dans la douceur et la paix du Pardon.