Anne Hidalgo : "Sanctuariser les ressources de la culture"
Quel est votre rapport personnel au spectacle vivant en général et à la musique et à l’opéra en particulier ?
J’aime aller au spectacle pour le rassemblement que cela représente, l’énergie des artistes et du public, et la joie de vibrer avec tous autour d’une œuvre. Entendre un orchestre jouer une partition, les musiciens animés par l’émotion que le compositeur a voulu nous faire entendre est une magnifique expérience sensorielle.
Dire alors que l’opéra le plus joué au monde fait partie de mes œuvres favorites ne vous étonnera sans doute pas, avec mes origines et mon histoire. Mais pas seulement, car comment ne pas vibrer à l’unisson avec ce chef-d'œuvre du compositeur français Georges Bizet qui a su si bien traduire en musique l’œuvre de Mérimée et la flamme de liberté qui anime Carmen ?
Quel bilan tirez-vous des décisions qui ont été prises pour la culture ces cinq dernières années, en particulier la gestion du Covid et la mise en place du Pass Culture ?
Le spectacle vivant musical a connu 84% de pertes de chiffres d’affaires en 2021"
Le bilan d’Emmanuel Macron en matière culturelle est plus que mitigé. Les opérateurs culturels sont les grands oubliés de la politique culturelle en temps de Covid : leurs pertes cumulées en 2021 s’élèvent à plus de 300 millions d’euros, et le spectacle vivant musical et de variétés en particulier a connu 84% de pertes de chiffres d’affaires. Le manque de lisibilité et de cohérence des mesures n’a fait qu’aggraver les dégâts. Quant au pass culture, il ne fait que masquer l’absence d’une véritable politique d’éducation artistique et culturelle. Il accroît certes la consommation culturelle, mais sans accompagnement plus global. Enfin, les inégalités culturelles, sociales et territoriales ne sont absolument pas prises en compte.
Il s’agit de la même politique de façade pour la redevance audiovisuelle. Le gouvernement a déjà perdu 27 millions d’euros en baissant son montant, et veut même la supprimer à présent. Je suis en désaccord total avec cette proposition : le système de redevance rend le financement plus pérenne et indépendant de toutes pressions du gouvernement, ce qui ne serait plus le cas avec le rattachement au budget de l'État voulu par Emmanuel Macron.
Quel est votre projet pour la culture ?
Je veux mettre la culture au cœur du pacte républicain. Je crois à la culture comme élément d’émancipation, à l’importance de penser la place donnée aux artistes dans notre société, à la culture comme levier de transformation vers plus de durabilité et de solidarité et comme élément structurant de ce qui peut nous unir.
Cette ambition passe avant tout par un soutien indéfectible à la liberté de création : juste rémunération des auteurs, lutte contre l’uniformisation des contenus, aide à la création, les enjeux sont nombreux. Pour favoriser directement la création, les scènes publiques devront accueillir systématiquement des artistes en résidence, et les institutions majoritairement publiques devront réserver 10% de leur programmation à la nouvelle création.
Face à l'éclatement de la société et à la concentration croissante des médias, il faut aussi agir pour garantir le pluralisme des médias et l’indépendance des journalistes. Je répète donc mon attachement à un service public de l’audiovisuel fort et indépendant : il faut sécuriser la redevance audiovisuelle tout en la rendant plus juste et universelle, et faire en sorte que l’Arcom joue pleinement son rôle de régulateur.
Face à tous ces défis, je veux garantir que le ministère de la Culture conserve son périmètre, tout en assurant la transversalité de la politique culturelle dans toutes les politiques publiques : la cohésion territoriale et sociale, l’égalité entre les femmes et les hommes, la transition écologique, l’habitat, et évidemment l’éducation. Les collectivités locales aussi doivent être mises au cœur de ce projet culturel, notamment en matière de conservation du patrimoine. Elles doivent retrouver les marges de manœuvre budgétaires qu’elles ont perdues ces dernières années, pour que la dépense publique prenne mieux en compte les spécificités et les dynamiques territoriales.
France Télévision a exclu ces dernières années le spectacle vivant de ses grandes chaines (les diffusions étant en seconde partie de soirée sur France 5): qu’en pensez-vous ? Comment envisagez-vous de rendre ces arts accessibles au plus grand nombre ?
La politique en ce sens de France Télévision est une occasion manquée de ramener les téléspectateurs vers ce secteur : diffuser du spectacle vivant à la télévision à des heures de grande écoute, c’est le faire découvrir aux publics et donc les inciter à venir y assister en personne.
Je pense cependant qu’il est possible d’amener plus directement les Français au spectacle vivant, en particulier en touchant les plus jeunes grâce à la déclinaison dans ce secteur particulier de plusieurs de mes mesures, par exemple l’intervention des artistes en résidence dans les scènes publiques au sein des établissements scolaires.
Comment comptez-vous faire évoluer le budget de la culture ?
La puissance publique doit consolider dans le temps long le secteur de la culture qui a été particulièrement fragilisé durant ces deux dernières années. Pour cette raison, je souhaite qu’une loi de programmation pluriannuelle 2023-2027 sanctuarise ses ressources.
Prévoyez-vous en particulier des actions pour le spectacle vivant, la musique classique et l’opéra ?
Je souhaite largement encourager et favoriser le retour des publics dans les salles. La fête de la musique en juin prochain sera une belle occasion de remettre la musique classique au cœur d’une programmation culturelle accessible et visible pour tous les Français.
Envisagez-vous de renforcer les liens entre l’éducation nationale et la culture ?
Il faut mener une réflexion sur la place des artistes dans notre société, car elle peut être l’occasion de créer du lien social. Je souhaite donc multiplier les rencontres entre le public, les œuvres et leurs auteurs, pour aller au-delà d’une simple logique consumériste vers une véritable politique d’éducation artistique et culturelle d’ensemble. Cette vision s’applique notamment aux lieux d’éducation. Je veux que tous les établissements scolaires soient visités par les artistes en résidence dans les scènes publiques, pour lesquels je veux qu’il y ait 10.000 places dès 2023. Il doit y avoir un lien régulier, normalisé, entre la création et notre jeunesse. Dans le même esprit, je compte créer des maisons d'art pour la petite enfance pour que les enfants baignent dès leur plus jeune âge dans la création artistique.
Enfin, pour que les arts visuels soient très largement partagés, je veux développer le principe des artothèques, des médiathèques publiques destinées aux arts plastiques. Les lieux d’éducation en général pourraient en être investis. Au niveau international, la création d’un Erasmus culturel permettra une plus grande circulation des jeunes artistes et étudiants en art en Europe.
Les nominations aux postes de direction des opéras sont pour la plupart décidées ou validées par le Ministère de la Culture, voire par le Président lui-même : quels seront vos critères de choix ?
Mes choix prioriseront les femmes et les hommes dotés d’une vision artistique, mais aussi évidemment d’une compétence et expérience certaine, avec de vraies capacités managériales. J’aurai également le souci de l’égalité femmes-hommes. Si la parité est quasiment atteinte au sein du ministère, des opérateurs nationaux et dans les entreprises de l’audiovisuel public, les efforts doivent être amplifiés dans les centres nationaux de création musicale, les centres chorégraphiques nationaux, les opéras et les scènes de musique actuelles.
Quelle est votre vision des conséquences de la crise ukrainienne actuelle sur le monde de la musique classique, et en particulier de l’éviction d’artistes russes ?
Je suis opposée au boycott des artistes russes, mis à part ceux qui soutiennent activement le régime"
Je l’ai dit et je le répète, nous ne faisons pas la guerre au peuple russe. A ce titre, je suis opposée au boycott des artistes russes, y compris dans la programmation de musique classique, mis à part évidemment de ceux qui soutiennent activement le régime. Il serait inconcevable aujourd’hui que l'Orchestre de Radio France soit dirigé par le chef d’orchestre Valery Gergiev quelques mois après un concert de celui-ci à Palmyre à la gloire de Bachar el-Assad et de Poutine comme en 2017. En revanche, quand il s’agit d'œuvres d’art appartenant à l’Etat russe ou aux oligarques, le monde de la culture doit aussi être solidaire du peuple ukrainien. Je suis favorable par exemple à ce que la France procède à un gel de la collection Morozov actuellement exposée sur le sol français à la fondation Louis Vuitton, et propriété des musées nationaux russes.
Retrouvez ici notre article présentant cette série d'articles et ci-dessous les réponses des autres candidats :
- Nathalie Arthaud (Lutte Ouvrière) - "Une véritable politique culturelle devrait commencer dès l’école"
- Anne Hidalgo (Parti socialiste) - "Sanctuariser les ressources de la culture"
- Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) - "Porter le budget consacré aux arts et à la culture à 1% du PIB"
- Eric Zemmour (Reconquête !) - "Diffuser des programmes à caractère culturel à la télévision"
- Yannick Jadot (Europe Ecologie Les Verts) - "Un milliard d’euros supplémentaire par an sera affecté au budget du Ministère de la Culture"