Théâtres et Opéras : ouverts ou rouges ? Pas si simple !
Une vraie bonne nouvelle attendue depuis longtemps, un vrai symbole et un signal positif qui va dans le bon sens mais qui soulève encore énormément de questions et d'inquiétudes. C'est ainsi que le monde de la culture a accueilli les annonces du Premier Ministre et de la Ministre de la Culture mercredi 26 août, précisant que les théâtres et cinémas devront tous rendre le masque obligatoire, mais pourront supprimer les distanciations physiques en salle hormis dans les zones rouges. Or, ces départements de circulation active du virus (plus de 50 nouveaux cas pour 100 000 habitants en une semaine) sont les plus peuplés et dotés en opéras et théâtres. Eux doivent toujours séparer les groupes sociaux et spectateurs individuels en salle (en espérant que leur département repassera à l'orange ou au vert).
Mais les opéras situés dans les départements en orange ou en vert vont-ils véritablement bénéficier de la suppression des distances ? Malheureusement, la situation est loin d'être aussi simple et encourageante que cela.
Nous avons contacté les opéras situés en dehors des zones rouges. Leurs directeurs nous confirment la première crainte et le premier problème engendrés par ce nouveau fonctionnement modulable : si leur département passe en rouge, alors ils devront de nouveau appliquer la distanciation en salle. Avec cette épée de Damoclès sanitaire qui pèse sur eux et sur laquelle ils n'ont aucun moyen d'action (puisqu'elle dépend de l'évolution virale dans le département), impossible de vendre à nouveau sereinement toutes les places du théâtre. Cela impliquerait en effet un grand risque, celui de devoir à nouveau effectuer des séries d'annulations : exactement comme lors du confinement, ce que personne ne veut vivre à nouveau.
Alain Mercier a déjà pris des décisions : "L'Opéra de Limoges s’était organisé pour respecter la distanciation dans la salle. La fin de la distanciation et le port du masque obligatoire était une mesure attendue. Elle arrive tardivement mais c’est une bonne mesure cohérente avec d'autres situations d’espace clos, qui préserve la santé des spectateurs et simplifie grandement la réservation à distance en particulier celle par internet. L’Opéra de Limoges la mettra donc en œuvre dès l'ouverture de ses abonnements. Seul bémol, la distanciation est susceptible d'être réintroduite en cas de classement du département en zone rouge en cours de route. Dans ce cas, cela occasionnerait un replacement délicat à opérer pour les billets vendus."
"La période a été trop difficile pour qu'on ne se réjouisse pas des bonnes nouvelles, confirme et tempère Matthieu Rietzler (Directeur de l'Opéra de Rennes), même si cela pose encore des difficultés dans la gestion de la salle. Nous allons arbitrer, ajuster et manier les jauges avec prudence : en dépassant la demi-jauge tout en conservant une soupape pour adapter le cas échéant."
Or, les inquiétudes se sont déjà matérialisées de manière cruelle, par deux fois et de manière édifiante au lendemain même des annonces du Premier Ministre, à la suite de nouvelles annonces du même Premier Ministre : alors même que nous étions en contact avec Laurent Brunner (Directeur de Château de Versailles Spectacles) sur cette question et littéralement pendant que nous étions au téléphone avec Bertrand Rossi (Directeur de l'Opéra de Nice), Jean Castex annonçait une mise à jour de la carte sanitaire qui place désormais également leurs départements respectifs en zone rouge !
D'ailleurs, même en zone verte ou orange, des municipalités peuvent choisir de maintenir des protocoles plus stricts, c'est ainsi le cas à Nice (où le port du masque est obligatoire partout) pour des concerts qui même en extérieur respecteront les distances de sécurité et le port du masque par précaution (a fortiori pour les événements organisés actuellement par l'Opéra en lien avec le Tour de France qui ne sauraient prendre aucun risque d'infection). Là comme partout, les théâtres sont en étroit contact avec toutes les autorités politiques. C'est d'autant plus le cas pour des villes telles que Vichy, Rennes et Nice qui ont montré l'exemple par la richesse de leur proposition artistique (a fortiori dans la ville de Nice qui se veut aussi à l'avant-garde des mesures de sécurité sanitaire).
Les décisions gouvernementales effectivement annoncées étaient donc attendues et vont dans le bon sens même si des inquiétudes demeurent. Pour autant, d'autres décisions impératives restent encore à prendre, concernant le public et concernant les professionnels.
Continuer le travail
L'obligation universelle du port du masque dans les lieux clos, pour les publics comme pour les employés concernera-t-elle les artistes ? Cette question doit impérativement être résolue (le Ministère de la Culture et Matignon n'ont pas encore pu nous répondre sur ce point) et tous attendent une décision le plus rapidement possible (sachant que le port du masque est obligatoire en "entreprises" à partir de ce mardi 1er septembre). "Il ne peut être question de masquer les chanteurs. Cela signifierait l'annulation des spectacles auxquels ils participent" affirme avec évidence Laurent Brunner.
Bertrand Rossi travaille avec Eric Vu-An, Directeur Artistique du Ballet Nice Méditerranée pour ces questions concernant les danseurs. Jusqu'à présent, ils respectaient la distanciation et n'avaient donc pas besoin des masques en répétition (sachant qu'ils les remettent pour toute circulation) et le Directeur de l'Opéra nous rappelle avec autant d'évidence que les instrumentistes à vents ne peuvent pas jouer masqués.
"Maintenant que le protocole est relativement clair et va dans le bon sens pour les spectateurs, il nous faudrait un protocole clair pour les artistes, si possible qui se rapproche de celui appliqué pour les équipes sportives. Des équipes professionnelles peuvent actuellement s'entraîner et participer à des compétitions, il faut donc que les artistes (en adaptant les protocoles à nos métiers) puissent de nouveau proposer des mises en scène dans de bonnes conditions" poursuit Matthieu Rietzler.
Comme le confirme Réda Sidi-Boumedine, Vice-Président de l'Association Française des Agents Artistiques (AFAA) et Président de l'Association Européenne des Agents Artistiques (AEAA), "il reste énormément de problèmes à régler et d'incertitudes : certaines maisons ne peuvent pas nous donner de réponse ou planifier avec nous car elles ne savent pas même où elles pourront faire répéter leurs chœurs la semaine prochaine."
Comme le rappelle Alain Mercier, "nous ne pouvons pas oublier les conditions du travail artistique et les multiples précautions qui ont été imaginées mais qui trouvent leurs limites dans le jeu et l'interaction sur le plateau. Dès lors, le risque de contamination entre les protagonistes de la production demeure. Dans ce cas, il faudra inévitablement s'arrêter pendant au moins 14 jours pour tester les personnes contact et isoler afin d'éviter le développement incontrôlé d'un foyer épidémique. C’est un risque de 'stop and go' en cours de saison particulièrement problématique qui pourrait hypothéquer des spectacles et ruiner la confiance des spectateurs et des équipes."
L'Opéra de Nice avait également anticipé la question et a pris des décisions fortes pour son spectacle d'ouverture les 12 et 13 septembre 2020 "Réunion de Famille" qui proposera un florilège des événements de la saison à venir en réunissant Orchestre Philharmonique de Nice, Ballet Nice Méditerranée et Chœur de l’Opéra Nice Côte d’Azur comme nous l'annonce Bertrand Rossi : "Nous avons pris la décision avec la ville de tester tout le monde (artistes invités, danseurs, musiciens) avant la pré-générale l'avant-veille afin d'avoir les résultats avant la première, et tout le monde sera de nouveau testé à l'issue des représentations. Il me semble que c'est le prix à payer pour pouvoir présenter les spectacles dans de bonnes conditions.
Mais malgré cela nous respecterons la distanciation pour tout le monde. Il y a de fortes chances que nous maintenions ce système pour la suite des spectacles : nous le faisons également pour rassurer pleinement le public, car lever la distanciation en salle n'est utile que si les spectateurs reviennent nombreux."
Pour Versailles où des concerts et récitals peuvent s'enchaîner plusieurs fois par jour, le délai de 48h pour obtenir les résultats est trop contraignant, mais l'institution applique la prise de température qui peut être effectuée rapidement sur les artistes comme sur le public, en espérant là aussi qu'ils reviennent nombreux.
Le public de retour ?
"L’autre point encore flou sera l’attitude des spectateurs. Reviendront-ils ?" résume ainsi le Directeur de l'Opéra de Limoges, Alain Mercier. Comme le souligne Laurent Brunner pour Versailles, même si les salles prennent le temps et se donnent les moyens d'aviser, le risque serait que "le mal soit fait auprès de spectateurs découragés par tant de mesures restrictives."
Le Premier Ministre Jean Castex adressait cette question directement dès l'annonce de ces nouvelles mesures en invitant nos concitoyens à retourner dans les théâtres et cinémas, les rassurant en expliquant que le port du masque obligatoire continu en salle est fait pour garantir leur sécurité.
Mais précisément, les spectateurs supporteront-ils de garder le masque durant un spectacle ? Le port du masque tendant à se généraliser, il reste à souhaiter que les mélomanes le supportent aussi en salle, comme ils doivent déjà le faire dans tant d'endroits et d'occasions. Le Premier Ministre Jean Castex explique que "vivre avec le virus, c'est aussi se cultiver avec le virus", tandis que le Ministre de l'Éducation Jean-Michel Blanquer ajoute que "le port du masque compense l'absence de distanciation physique"... à ceci près qu'il parle des écoles. Justement, cette inégalité de traitement entre les transports, établissements scolaires ou entreprises d'une part et les lieux de culture d'autre part est toujours autant vécu comme une injustice : "Dans tous les cas, on envoie un très mauvais signal au public avec cette distanciation, alors que, répétons-le, les trains ou les auto-écoles semblent aussi "facteurs de proximité" mais sont pleinement autorisés" rappelle Laurent Brunner.
Matthieu Rietzler à Rennes explique combien les concerts sont en effet particuliers avec un public masqué. "Les artistes étaient inquiets sur la manière de retrouver le rapport scène-salle, la dynamique et le retour du public, mais eux aussi s'y adaptent. Bien entendu tout le monde préférerait que les masques disparaissent, mais la priorité est de reprendre notre activité, masqués : nous ferons avec."
Les spectateurs trop longtemps frustrés d'art vivant seront-ils d'autant plus nombreux et impatients de revenir, ou bien au contraire les inquiétudes seront-elles les plus fortes a fortiori concernant les publics plus vulnérables parmi ceux de l'opéra et de la musique classique (même si toutes les études et pratiques contredisent la caricature qui est faite de ces musiques comme réservées aux seniors) ? Telle est la question.
L'été qui vient de passer est pourtant source d'optimisme et d'encouragements dans les villes qui ont investi la notion d'un été culturel. C'était ainsi le cas à Rennes, comme en témoigne Matthieu Rietzler : "nous avons beaucoup joué cet été, dès que possible. Le constat est très positif, puisqu'à jauge réduite (en respectant bien évidemment toutes les consignes sanitaires), le public était au rendez-vous. Toutes les places disponibles étaient occupées, nous avons observé la confiance du public et son envie de revenir. Il était indispensable de pouvoir rouvrir nos portes physiquement fermées pendant trois mois, le sujet n'était pas de retrouver de grandes productions lyriques mais de pouvoir rentrer, être de nouveau invité et puis être pris par une proposition artistique. Ce retour des publics était très réjouissant et stimulant."
À l'Opéra Nice Côte d'Azur aussi, l'été a été très riche (dans la foulée d'une re-dynamisation de la maison portée par le nouveau Directeur, bien qu'il n'ait pris ses fonctions qu'en janvier dernier, deux mois et demi avant de devoir fermer) : les premiers chiffres d'abonnement et de billetterie sont plutôt satisfaisants. Autre exemple très encourageant, lorsque la Philharmonie de Paris a annoncé un concert accueillant du public avec l'Orchestre de Paris pour le 9 juillet, les 1.200 places sont parties en 24 heures (et le concert du 9 septembre prochain est également complet). La suite sera toutefois décisive.
Les comptes aussi, dans le rouge ou dans le vert ?
Se pose encore et toujours la question de l'équilibre économique des lieux de culture en temps de crises, même en zone verte/orange et notamment étant donné que les pleines jauges ne sont pas forcément possibles.
"Le différentiel entre les dépenses de production des spectacles et les recettes de billetterie sera-t-il tenable ? Si la compensation promise par le gouvernement est applicable aux théâtres publics alors aucune raison de ne pas jouer le jeu d’une reprise que nous attendons depuis des semaines. Nous sommes prêts" affirme Alain Mercier, évoquant ainsi l'annonce faite par le Premier Ministre Jean Castex que 2 milliards d'euros, sur les 100 milliards du plan de relance économique (dont l'annonce a été décalée au 3 septembre) seront réservés à la culture. Restait donc à savoir précisément à quoi et à qui seront destinées de telles sommes : or Jean Castex vient d'en faire des annonces précises que nous détaillons et explicitons à ce lien.
Un point capital est toutefois à repérer en l'état actuel : les zones rouges correspondent de fait aux départements les plus peuplés, et les mieux dotés en théâtres et opéras les plus soutenus par l'État. La majorité des Opéras Nationaux sont en zone rouge (Opéras de Paris, Lyon, Bordeaux, Montpellier ainsi que le Théâtre de l'Opéra-Comique) tandis que Strasbourg et Nancy sont en zone orange. Or, les autres opéras sont principalement (voire exclusivement) financés par les collectivités locales, ce sont donc les mairies qui ont assumé -et continueront de le faire- les budgets, parfois en régie directe.
"80% du spectacle vivant se trouvant en zone rouge, il n'y a aucune progression à part l'aide financière compensatoire, dont les conditions restent à voir écrites pour savoir ce qu'elle prendra en charge réellement. Tout ceci nous emmène vers un automne très difficile, et un hiver qu'on ne peut imaginer avec des jauges restreintes, sinon cela va coûter énormément, à tous..." conclut Laurent Brunner.
Alain Mercier dresse également les perspectives qui se dessinent pour cette sortie de crise : "Enfin, c'est bien le moment d'engager une vraie discussion entre les employeurs, les artistes, en particulier les chanteurs lyriques, et leurs agents afin de trouver des compromis acceptables prêts à être mis en œuvre dans le futur pour protéger les artistes sans hypothéquer l'avenir des institutions. Des embryons de solutions sont déjà sur la table, mais il faut faire un effort de coordination voire d’harmonisation. Le modèle traditionnel du rapport producteur/agent ou employeur/salarié est dépassé. Il faut s'asseoir tous ensemble pour trouver à se sauver collectivement. C’est un chantier tout aussi urgent qu’il est complexe tant les situations des opéras et orchestres sont disparates. L’Opéra de Limoges fera entendre sa voix auprès des instances nationales représentatives dont il est membre pour que ce chantier soit mené en priorité".
"Les agents veulent être pleinement associés à cette reprise" confirme Réda Sidi-Boumedine. "Nous anticipons donc la suite au cas par cas et en fonction, en sachant aussi qu'il va y avoir d'importantes baisses de ressources. Certains lieux négocient donc des baisses de cachets des artistes et/ou de nouvelles clauses au contrat. Sur ce point la question est de savoir si les maisons sont attentives à la situation des artistes et font leur maximum."
Récemment fondée pour soutenir les artistes lyriques, et dans un communiqué publié suite à ces annonces gouvernementales, l’association UNiSSON s'est justement déclarée "à disposition des acteurs du spectacle vivant pour réfléchir ensemble à des solutions viables pour le secteur tout en veillant aux conditions de travail".
Tout est ouvert (enfin presque).