Crise du Covid-19 : les opéras français ont-ils payé les artistes ?
Un premier constat saute aux yeux : les artistes engagés par les maisons françaises ont bénéficié de conditions largement meilleures que ceux ayant des contrats à l’étranger. L’effort est suffisamment conséquent pour être salué, l’exception culturelle française a encore joué : la très grande majorité des maisons françaises a honoré, au moins en partie, les contrats signés. Loïc Lachenal, Directeur général du syndicat professionnel Les Forces musicales, ainsi que de l’Opéra de Rouen l’affiche clairement : « Les maisons françaises ont été les premières à s’engager à indemniser tous les artistes. Tous ceux qui devaient travailler dans nos maisons seront indemnisés ». Au premier rang de ceux-ci sont les permanents, dont les salaires ont été maintenus, que le chômage partiel ait pu ou non être activé. Les intermittents ont également pu bénéficier de l’extension de la période de neutralisation : ce dispositif spécifiquement français permet de protéger les artistes-interprètes mais également et notamment dans cette crise les techniciens dont les contrats sont signés au dernier moment, et qui n’étaient donc pas nommément ou formellement engagés lorsque les annulations ont été décidées (ni même contactés préalablement par un sms qui peut suffire aux artistes à faire valoir leur contrat).
Restent les solistes dont l’activité ne relève pas de l’intermittence, soit parce qu’ils ne réunissent pas un nombre d’heures suffisants (comme le rappelait René Massis, les chanteurs doivent arriver au premier jour de répétition en connaissant parfaitement leur rôle, ce qui nécessite des périodes de travail personnel qui ne sont pas comptabilisées dans les heures d’intermittence), soit parce que leur rémunération est plus élevée que le plafond maximal (auquel cas ils peuvent "manquer d'heures" de cachet, ou bien l'indemnisation est bien moindre que le revenu perdu), soit encore parce qu’ils choisissent de ne pas y faire appel. Dans ces cas, Loïc Lachenal l’assure (et toutes nos informations le confirment dans l'ensemble) : « Les plus petits cachets ont reçu la quasi-intégralité des sommes prévues » (même si certaines maisons ont appliqué strictement les règles du chômage partiel, soient 70% de 4,5 SMIC). Concernant les cachets plus importants, les décisions sont prises au cas par cas.
La plupart des opéras ont retenu trois critères pour décider de la part des cachets à payer. Olivier Mantei, Directeur de l’Opéra Comique les énumère ainsi : « Le premier est le travail exécuté ». Une indemnisation plus importante a été octroyée aux artistes ayant déjà débuté les répétitions, voire déjà entamé les représentations. Pour les projets annulés plus en amont, les directeurs d’opéras ont considéré qu’une partie des frais (transport, logement) n’avaient pas été engagés et que la prestation n’avait pas pu être exécutée et l'ont répercuté dans l'indemnisation. « Le second critère est une éventuelle reprogrammation du projet » : dans ce cas, plus la reprise est proche dans le temps, plus la décote a pu être importante. Enfin, « le troisième critère est le niveau global de rémunération », c'est-à-dire la somme de l’ensemble des cachets prévus pour toutes les représentations. Loïc Lachenal ajoute un quatrième critère : « Nous avons essayé de prendre en compte l’activité globale de l’artiste ». Là encore, l’objectif est de mieux indemniser les artistes ayant peu de projets dans l’année, et donc se trouvant dans une situation plus difficile confrontés à l’annulation de l’un d’eux. Au final, les indemnités minimales recensées ne descendent pas sous les 25% du montant global prévu. Mais ce traitement étant réservé aux plus hautes rémunérations, cela représente encore (dans le cas qui nous a été confié) près de 10.000 euros pour une production.
L’un des facteurs essentiels déterminant la capacité des théâtres à accorder des indemnités substantielles est son assujettissement ou non au dispositif de chômage partiel. Or cette donnée s’avère mouvante. C’est ainsi que l'Opéra de Bordeaux se trouve bloqué, faute de finances (la crise a déjà creusé un déficit de 2,5 M€) et d'accords avec ses tutelles (l'Etat, la région et la ville), mais travaille encore activement pour en bénéficier et indemniser les artistes (ce qui n'est pour l'instant pas le cas). De son côté, l’Opéra Comique a négocié des indemnités en pensant pouvoir y avoir recours, puis a décidé de les maintenir après avoir appris que ce ne serait pas le cas. L’Opéra de Rouen est quant à lui sur la sellette. Loïc Lachenal prévient : « Si nous ne devions pas en bénéficier, cela génèrerait aussitôt un déficit de 900.000 € ». A l’inverse, l’Opéra de Nice n’avait pas prévu de pouvoir y recourir. Son Directeur, Bertrand Rossi, a toutefois décidé mi-mai d’honorer tous ses contrats à 100%, quel que soit leur montant, après avoir été notifié de son assujettissement.
Un autre facteur est fondamental : le niveau de subventionnement. Comme le résume Olivier Mantei : « C’est la part de subvention publique qui détermine les difficultés que le lieu doit affronter ». C’est ainsi que l’Opéra de Saint-Etienne a également pu payer 100% de tous les cachets prévus. Marc Chassaubéné, Adjoint au Maire délégué aux Affaires Culturelles, nous indique : « L’Opéra de Saint-Etienne ne bénéficiera a priori pas du chômage partiel, mais il y a eu un choix politique d’assumer l’ensemble des cachets sur le budget global de la ville ».
Au-delà du cas de l'Opéra de Bordeaux, l’Opéra de Paris fait figure d'exception (le Théâtre des Champs-Elysées a quant à lui refusé de répondre à nos questions). Ainsi, plusieurs artistes prévus sur des productions annulées de l’Opéra de Paris témoignent d’une absence totale d’indemnisation (même s'ils ne renoncent pas à obtenir gain de cause). Contacté, l’Opéra de Paris n’a pas démenti cette information, maintenant le mutisme dans lequel il reste enfermé depuis le début de la crise (à l’exception de quelques déclarations fracassantes et inquiétantes de Stéphane Lissner). Enfin, Laurent Bayle, Directeur de la Philharmonie de Paris, nous explique avoir pris en charge lui-même le chômage partiel (auquel l'établissement ne peut recourir) pour les artistes engagés directement (la plupart l'étant toutefois par les producteurs des spectacles invités) en versant une indemnité égale à 4,5 SMIC horaire (alors que le chômage partiel ne correspond qu'à 70% de ce montant), soient environ 455 € bruts par jour de travail (sachant que l'institution a également maintenu les salaires des musiciens permanents de l'Orchestre de Paris). Laurent Bayle précise par ailleurs avoir indemnisé les agents des artistes engagés afin de permettre à tout l'écosystème de faire face à la crise.
Au-delà des maisons d’opéra, les ensembles indépendants sont également fortement touchés par la crise sanitaire. Généralement producteurs des spectacles qu’ils interprètent, ils vendent les représentations aux lieux qui les accueillent. Dans les meilleurs des cas, leurs spectacles ont pu être reportés dans les mois qui viennent. Mais une partie des projets ont dû être totalement annulés et ne donnent alors généralement lieu à aucune indemnisation (ce que nous confirment Versailles ou la Philharmonie). Les artistes peuvent alors être mis en chômage partiel, mais ce dispositif ne permet, là encore, une prise en charge que de 70% de 4,5 SMIC (319 €, donc), avec un plafond fixé désormais à 3,15 SMIC (au-dessus, le recours à l'activité partielle n'est pas possible). Les ensembles et musiciens négocient donc au cas par cas pour baisser les cachets : afin que l'artiste soit sous le plafond et afin que l'ensemble ait les moyens de l'indemniser. D'autant que les ensembles ont toujours un reste à charge de 17% (notamment pour payer les congés spectacles). De fait, les ensembles qui n'ont pas la trésorerie pour financer ces charges, ou pas le temps ni les personnels pour gérer ces situations sur le plan administratif sont très inquiets et se disent menacés (des aides d'urgences ont été mises en place par le Centre National de la Musique et les Régions mais cela demande encore du temps et des démarches administratives).
Les ensembles réalisent une part importante de leur activité dans les festivals d’été, dont beaucoup ont déjà renoncé à jouer, entraînant d'autres annulations en cascade, ces spectacles destinés à tourner n'ayant pu être répétés. Pour ces festivals, la logique a souvent été le report des programmations. Dans certains cas, des avances sur les cachets ont toutefois pu être versées dès cette année (les Estivales de Musique en Médoc indiquent ainsi avoir versé 40% des cachets).
Si les artistes lyriques ont ressenti le besoin de monter au créneau, malgré ces conditions, c’est d’abord bien sûr parce qu'elles n'ont pas été accordées dès les premiers jours de crise, comme le reconnaît Bertrand Rossi : « Il nous a fallu un peu de temps pour nous adapter à cette situation inédite ». Surtout, les chanteurs ont pu s’inquiéter de la situation à l’étranger, où les artistes freelance n’ont -dans la très grande majorité- reçu aucune indemnisation (y compris, dans certains cas, lorsque les répétitions avaient débuté et que des frais de transport et de logement avaient été engagés).
Retrouvez l'ensemble de nos interviews sur le sujet : avec le Directeur de La Monnaie à Bruxelles -Peter de Caluwe-, de l'Opéra de Rouen -Loïc Lachenal-, de Château de Versailles Spectacles -Laurent Brunner-, de l'agent René Massis et rendez-vous très prochainement pour la suite de ces entretiens exclusifs.