La Seine à nouveau Musicale
La Seine Musicale propose un concert entièrement conçu dans le respect des normes sanitaires, à condition qu'elles soient respectées. L'organisation est pourtant remarquable et aurait dû être remarquée : les 300 spectateurs (seulement, sur une capacité de 1150 places) sont guidés et espacés en salle tandis que le concert est retransmis sur grand écran devant l'Auditorium, permettant à 300 autres personnes d'apprécier l'événement en toute sécurité. Tout commence même dans une ferme rigueur, intransigeante voire suspicieuse des agents de sécurité qui interdisent au spectateur d'entrer avec nourriture ou boisson, les consignes se poursuivent dans les couloirs (en contraste par un accompagnement bienveillant d'autant plus efficace) mais se traduisent dans la salle par une immense responsabilité incombant aux ouvreuses. Malgré les strictes consignes et leurs efforts pour les faire respecter, une grande partie des spectateurs (ici comme ailleurs) n'a pas encore intégré l'importance de respecter les mesures sanitaires et les distances. Le placement 1 siège sur 2 ne tient pas devant le défi insurmontable que semble constituer pour des couples et familles venus ensemble l'idée de se séparer d'un mètre pendant plus d'une heure, lors d'un concert où ils conservent pourtant un silence respectueux. Idem pour la sortie de salle, malgré la signalétique bien lisible tout au long du parcours et que les personnels en salle rappellent même oralement à tous les spectateurs, la consigne d'attendre à son siège une fois le concert fini pour suivre les invitations à sortir rang par rang vole en éclat pour laisser place à l'habituelle cohue.
L'événement en lui-même est fort heureusement musical : annoncé comme une version de concert, il est un spectacle auto-scénographié par les artistes du disque Magic Mozart à paraître en septembre prochain et du spectacle qui sera mis en scène les 13 et 14 novembre prochains par la Cie 14:20 "pionnière de la magie nouvelle, lévitation, balles enchantées et ectoplasmes"
Les artistes s'investissent tellement dans leurs interprétations, interactions et dans l'enchaînement des morceaux, qu'ils offrent dès ce soir une mise en espace d'un opéra Mozartien entre l'imaginaire et la cohérente compilation (unifiant des morceaux épars puisés dans une dizaine d'opus très différents en styles, langues et popularité : de La Flûte enchantée à Cosi fan tutte en passant par Pantalon et Colombine). Par leur enthousiasme, le spectateur et lecteur d'Ôlyrix comprend pourquoi les artistes demandent de plus en plus clairement de participer au travail scénique ou au moins d'être entendus et considérés des metteurs en scène, il comprend aussi pourquoi les mesures sanitaires sont capitales et doivent être respectées sur scène avec (bien) plus de 3 mètres en voyant à quelles distances certains projettent avec leurs voix puissantes en une batterie d'accents et de postillons (et pas seulement dans les Papapapapapapapageno-a).
Tous les artistes lyriques ayant participé au disque sont venus ce soir et trois d'entre eux étaient même présents au concert d'inauguration de ce bâtiment (nous y étions : compte-rendu). De fait, et bien entendu ce concert de déconfinement est comme une occasion de célébrer la réinauguration de La Seine, Musicale. Le sentiment mêlé, de tristesse et de joie, en voyant un bâtiment encore quasi-vide mais d'entendre à nouveau la musique est le même pour tous ces concerts déconfinés, que nous avons expérimentés à la Philharmonie de Paris, à Radio France, Versailles, au Châtelet, à l'Opéra Comique ou à Nancy. Le sentiment de deuil et de vie est ici renforcé par l'hommage rendu à Patrick Devedjian, bâtisseur de ce lieu et de ce projet, emporté par le Coronavirus.
L'émotion, de la joie et de la tristesse, se retrouve dans la richesse du programme. Mozart, rien d'autre, permet déjà de parcourir le spectre des sentiments humains et des merveilles musicales, a fortiori porté par un tel plateau vocal. Sur un fond sonore d'oiseaux (imités par les différentes anches de l'orchestre, comme pour célébrer le joyeux retour de la musique), l'oiseleur en chef entre en scène : Florian Sempey chante Papageno d'un air bonhomme et mutin, seyant autant au personnage qu'à sa voix rebondie, accentuée de douceur, appuyée et généreuse. Le baryton vit le personnage et le climat autant qu'il le chante, énormément. Dès ce savoureux caractère de Singspiel (opéra-comique allemand), il brosse également, en contrepoint de ses accents francs et massifs, un tendre aigu velouté qui parachève le phrasé par le timbre et sert pleinement son incarnation suivante, plus qu’étonnante. À contre-emploi même, a priori, puisque le français rossinien buffa, restant sur le répertoire de Mozart, campe le terrible Don Giovanni ! Non seulement les grands accents à boire du Finch’han dal vino mais aussi la ballade amoureuse Deh vieni alla finestra, où il séduit et cajole l'auditoire de son regard doux, de ses phrasés enjôleurs encore radoucis. Le diabolique séducteur peut être d'autant plus dangereux qu'il masque toutes ses intentions maléfiques (et le diable se cache dans les détails avec les trois bagues aux mains du chanteur, dont deux alliances).
Le ténor Stanislas de Barbeyrac offre un tout autre visage, tout aussi véridique, du chant mozartien. Son articulation est aussi impeccable que le port et la mise enlaçant tendrement le cadre d'une photo (Dies Bildnis ist bezaubernd schön - Ce portrait est un ravissement). L'insondable tendresse dans la voix mixte conserve sa délicate articulation, même dans la puissance du médium. Sur un grave sûr, l'aigu passe du léger à l'ample, du couvert au soulevé, en un même phrasé au service de l'expression et de l'expressivité. Son comparse ténor Loïc Félix en purs contrastes lance sa voix en grands accents. Entrant avec deux bouteilles de champagne, il emporte la salle même décimée dans le Vive Bacchus.
La soprano Jodie Devos a elle aussi visiblement entretenu sa voix durant le confinement, d'autant qu'elle a eu l'occasion de participer à un concert confiné (le Grand Gala en OperaVision) : elle attaque dès ce premier événement public le sommet du répertoire colorature qu'est l'Air de la Reine de la Nuit. Avec intensité et tonus (qu'elle transmet même à l'orchestre), toutes les notes sont souples et marquées, appuyées jusqu'aux sommets allégés. Elle revient ensuite pour déployer une autre virtuosité, plus rare et nullement plus simple, bien au contraire, celle de la lenteur sur l'air de concert Vorrei Spiegarvi, oh Dio ! Les aigus ne s'enchaînent pas à toute vitesse mais s'étirent en de longs sons formant de longues phrases avant d'accélérer vers un phrasé fondu qui passe du grave à l'aigu en un saut (plus de deux octaves en deux notes !) assumé par l'intensité du timbre et de la justesse.
Sandrine Piau incarne de la soprano mozartienne le phrasé des origines, le timbre baroquisant expressif dans la noble rondeur et le médium. Elle incarne également la grande et noble classe de la Comtesse avec robe et éventail, voix nourrie des crescendi s'élargissant en vibration et volume. Elle fixe en un sourire radieux de tristesse l'oxymore de ces retrouvailles, Dove sono i bei momenti, perte et union, séparations et retrouvailles, confinement et déconfinement.
Enfin, troisième voix féminine, troisième personnalité artistique, la mezzo-soprano Lea Desandre incarne Chérubin, enfantin(e) et mutin(e) : la grande tendresse des émois amoureux, expirant, parfois radieux, à la fois vibrés et trillés, toujours intenses dans le timbre et même intensifiés sur son cœur martyr dans des graves appuyés. Contraste toujours, la candeur de caractère est servie par la voix expressive, dans sa tristesse et sa joie, de voir puis de perdre de vue la Comtesse Piau. "Non so più cosa son, cosa faccio" palpite de l'avoir aperçue, en un rythme et un effet haletants grâce au souffle sûr, qui varie même les volumes et registres avec mesure et transports. Des sentiments qu'elle transmet au désespoir de Barberine (autre personnage du même opus) avec le pianissimo le plus audible de la soirée
L'Insula Orchestra suit et nourrit les intentions des chanteurs. Après un petit temps de déconfinement pour retrouver la maîtrise des attaques et phrasés à ces instruments d'époque, la phalange s'affirme et déploie de grands épisodes orchestraux avec fougue et souffle. Les grands accents et contrastes subito sur les fortissimi, renforcent l'effet et la clarté des phrasés et des sections, des chants et contre-chants. Cela étant, la direction musicale n'est pas encore déconfinée, les gestes sont souvent (comme souvent) incompris car presqu'invisibles. Les bras restant très près de soi voire le long du corps, les attaques de mains sont souvent cachées, littéralement sous le pupitre. D'autant que des avant-gestes sont lancés vivement, plus vivement que les attaques, entraînant des départs anticipés ou des retards compensatoires. Le tempo se perd mais les intentions sont là dans le résultat, à l'image de tout cet événement et de cette période.
Ce concert fou comme la folle journée de Figaro, comme la période folle que nous traversons encore s'enchaîne dans un investissement général transformant les soli en épisodes de dialogues et les ensembles en retrouvailles, tendres comme le trio de Cosi "Soave sia il vento", animées et enthousiastes comme le sextuor final des Noces, entonné en Tutti "Questo giorno di tormenti, Di capricci e di follia, In contenti e in allegria. Solo amor può terminar".
Les artistes sont très chaleureusement applaudis par le public en salle, longtemps et pourtant lorsque les bravi s'éteignent, la salle entend les retours du public en extérieur qui acclame encore, alors les applaudissements reprennent de plus belle. Les artistes vont saluer le public sur le parvis et Christophe Grapperon fait entonner à tout le monde le chant du carillon de La Flûte enchantée qui sonne si bien et si beau (Das klinget so herrlich, das klinget so schön!) avec ses La ra la la la la ra la la la la ra la qui resteront longtemps dans les oreilles.