Stabat Mater, 3ème concert privé en la Chapelle Royale de Versailles
Ce concert est privé, du droit d'inviter le public, mais pas de réunir quelques fidèles dans le respect des consignes sanitaires et recommandations préfectorales. Huit petites rangées de spectateurs espacés, en quinconce, masqués et aux mains désinfectées sont là car les musiciens ont besoin de public, la musique a besoin d'auditeurs comme le rappelle en ouverture le Directeur des lieux, Laurent Brunner. La poignée de ceux qui, comme nous, ont eu le privilège d'assister aux trois premiers concerts de cette série intime de reprise, peuvent ainsi témoigner du plaisir unique à retrouver les lieux, les visages, les sons en chair et en os, rendre également hommage à celles et ceux qui nous ont quittés et aux accords perdus, grâce à la musique et à la vie qui reprennent, lentement.
Rejoice ! de Haendel marquait le premier événement de reprise musicale en cette Chapelle Royale comme réinaugurée, les Leçons de Ténèbres et Joëlle Broguet marquaient le deuxième et ce troisième concert est placé sous un thème tout aussi métaphorique que pertinent pour nos temps actuels : Stabat Mater.
Debout, la Mère (Sainte Vierge) endolorie près de la Croix ressemble aussi à la musique, à l'art, à la culture endolorie et confinée qui souffre encore de voir ces lieux presque vides, tous ces concerts annulés, mais qui, par sa présence, nous annonce aussi la Résurrection (si tant est que le Chemin de Croix soit passé). Deux Stabat Mater sont interprétés, celui de Vivaldi puis celui de Pergolèse, deux chefs-d'œuvre aussi complémentaires entre eux que riches en contrastes chacun.
2 visions, 2 contre-ténors, 2 visages du baroque, de Dieu, de Vivaldi et Pergolèse
Le contraste et l'oxymore sont pleinement portés et incarnés, également, par les interprètes du soir. Les deux chanteurs offrent les deux extrêmes de tessitures souvent confondues sous l’appellation "contre-ténor", mais qui montrent toute la richesse qu'il y a entre un contraltiste (chantant à une hauteur de notes équivalant à la voix féminine la plus grave mais d'une technique différente) et un sopraniste (homme soprano, voix la plus aiguë). Là encore chacune des voix offre en soi la complémentarité, renforcée par leur confrontation et union : entre masculin et féminin, entre homme et ange.
Le contralto Filippo Mineccia sculpte les douleurs au pied de la croix jusqu'au rugueux si besoin, le sopraniste Samuel Mariño élève des aigus rédempteurs qui savent aussi retomber en foudres divines si nécessaire. Le tout avec noblesse et grande nuance, le second partant du souffle, le premier revenant jusqu'au murmure.
Les intentions de Filippo Mineccia sont pourtant toujours perceptibles et même visibles : d'éloquents gestes de main s'ouvrent avec le souffle, s'élèvent au ciel puis retombent en parachevant la rhétorique musicale, gracieuse même dans l'animation requise par la Passion. Les douleurs virginales sont rendues par une intensification de ces lignes vocales et gestuelles.
Le jeune chanteur vénézuélien Samuel Mariño se lance dans les fureurs de la virtuosité baroque italienne avec stress et animation, rendant ainsi l'agitation et le recueillement, tout comme le fait la tension qui joue sur la corde sensible de son regard baissé. Ses aigus se font vifs puis doux, avec un souffle d'émotion constant, tremblotant (très touchant à condition d'être un peu moins employé et s'il s'agit toujours d'un choix plutôt que d'une baisse de régime).
Deux voix et deux interprétations très différentes qui se combinent avec la gémellité d'une introspection exaltée et d'une exaltation introspective. Ce mariage vocal en séparation de biens et de corps (christiques) se nourrit mutuellement mais gardant surtout les individualités. Une séparation même qui traduit la dialectique de ces tessitures, de ces voix sur la partition et du message Testamentaire (la peine mène vers la félicité).
La soirée est marquée, au chant comme aux instruments, par la maîtrise et la noblesse des intenses contrastes, de couleurs, textures, nuances et même de proximité et distance sonores et affectives rappelant et illustrant le contraste de notre monde actuel entre confinement et déconfinement.
L'Orchestre de l'Opéra Royal, né l'année dernière à l'occasion de la création française de l'opéra Les Fantômes de Versailles, revient dans ces lieux, dans ses lieux, laissés pendant trois mois aux spectres et aux fantômes en effet. Même après un confinement et quelques jours de répétition seulement, les instrumentistes offrent un rendu à la fois impeccable et riche en mélodies, harmonies, timbres et même effets sonores. Le jeu effleuré ensemble donne un effet de distance, de fascinant éloignement acoustique, puis les attaques en fusion rappellent leur pleine présence pour les grands finals.
La claveciniste Marie Van Rhijn, par la bienveillante assurance de son jeu au clavier et de ses élans souples mais sûrs, assure la direction de l'ensemble et la continuité de l'accompagnement. Les élans éloquents de noblesse des archets sont fermes sur les tenues flûtées des résonances. L'animation et la virtuosité sont souples, le son riche à chaque instrument. Filé, il enfle et résonne avant d'être repris en écho : une illustration de la prière comme des espoirs, d'entendre à nouveau la musique ressuscitée.
De grands contrastes qui devront être rendus au disque pour permettre d'entendre les détails des nuances infimes, respectant les grands écarts de masses et de volumes. Ce concert n'a pas besoin d'un grand public pour recueillir un juste triomphe, il en aura d'autres occasions sur le label discographique maison, en retransmission télévisée et il sera même de nouveau joué en ces lieux pour le Vendredi Saint (le 2 avril 2021) : la Passion de Versailles était à la fois en retard et en avance cette année.