Concert confiné à la Philharmonie de Paris, nous y étions
Les entrées de la Philharmonie de Paris sont toutes fermées, c'est même tout le Parc de la Villette qui demeure inaccessible en ce jeudi ensoleillé d'un mois de mai toujours confiné. Dans quelques jours pourtant, les espaces verts (même en zone orange) doivent rouvrir, comme nous l'apprend le 1er Ministre lors de son allocution qui s'achève littéralement au moment où nous arrivons à nouveau (enfin) en vue du bâtiment musical qui fait battre le cœur artistique de l'Est parisien, et en ce jour celui du pays. Le Parc de la Villette est bien plus qu'un parc, c'est un bouillon de culture avec Cité des sciences, cinémas, Zénith, Philharmonie et même un sous-marin, le tout espacé et séparé par les distances sanitaires de grands espaces verts. La Villette doit rouvrir, pour offrir l'oxygène des espaces chlorophyllés mais aussi la respiration de la connaissance, de la culture, de la musique (le président du parc et de la Grande Halle annonce même au Monde vouloir "faire de La Villette une grande plaine artistique"). Pourtant les salles de concerts restent et resteront fermées en Île-de-France au moins jusqu’au 22 juin.
Alors, et pourtant, la Philharmonie de Paris a tout de même pu faire résonner de nouveau la musique, avec deux "concerts sans public" retransmis (en léger différé) sur internet. Après une première session le mercredi 27 mai durant laquelle l’Orchestre de Paris ouvrait la marche par un programme Wagner/Strauss, ce sont en ce jeudi 28 le violoniste Renaud Capuçon et 22 amis-instrumentistes à cordes qui interprètent les sublimes Métamorphoses de Richard Strauss (composées en un temps troublé : achevées le 12 avril 1945).
C'est de fait par l'entrée des artistes (accès du côté du boulevard périphérique), et donc par la scène que nous entrons dans la salle avant de rejoindre notre place au fond du parterre. Nous sommes seul avec le silence de ce temple musical. La salle est vide, entièrement, annonçant une soirée qui ne sera que paradoxes et oxymores : une coque évidée pourtant emplie de souvenirs et bientôt de musique. La configuration des lieux réaménagés pour la captation renforce cet effet, avec pour objectif de renforcer l'impact cinématographique de la retransmission tout en s'émancipant des contraintes liées habituellement à la présence et au confort visuel du public en salle : des projecteurs ont été abaissés des plafonds et des carrés muraux d'ampoules perchés sur pieds, le tout braqué sur le centre de la scène.
Du silence, au souvenir à la fougue musicale qui montera dans un immense crescendo avec les musiciens, de l'obscurité des couloirs après un plein soleil dehors, avant les feux retrouvés des projecteurs et surtout des accords progressivement embrasés de Strauss : ce sont là encore de poignantes illustrations métaphoriques du titre de l'œuvre choisie, Métamorphoses.
Mais pour l'instant les lieux sont vides, comme les sièges sur scène, comme s'ils avaient attendu là depuis 8 semaines de confinement (ils ont été installés par des techniciens intermittents qui n'ont rien perdu de l'indispensable discrétion caractérisant leur sacerdoce).
Une violoncelliste entre avec son instrument, ses talons claquent sur le plancher de la salle de concert (un de ces petits bruits coutumiers et banals, mais qui manquent tous terriblement à tous les mélomanes), elle nous regarde (nous sommes toujours seul), elle nous sourit alors nous l'applaudissons comme un réflexe et un souvenir, comme on le fait quand un artiste entre sur scène. Elle nous remercie et fait ses gammes, ses échauffements. Une descente chromatique obstinée qui pourrait être un lamento pour tous ces concerts annulés (et plus généralement les victimes) et puis la gamme remonte. Un solo dans une salle vide, puis un accordage en quintes et un nouveau lamento, et la moindre note rappelle ce plaisir unique et irremplaçable d'entendre le son d'un instrument, de ressentir la musique, en vrai, enfin, à nouveau. L'échauffement continue, un contrebassiste la rejoint, puis une autre violoncelliste. Leurs gammes et traits différents recomposent cette "cacophonie" d'avant-concert qui fait partie de ces milliers de rituels qu'on a cru pouvoir oublier. Les autres musiciens entrent par groupes, deux d'entre eux ont des masques chirurgicaux qu'ils enlèvent pour se préparer à jouer. Les pupitres sont un petit peu plus éloignés qu'à l'habitude, mais ils auraient aussi bien pu être disposés ainsi, Covid ou pas, pour occuper tout le plateau dans cette configuration d'orchestre à cordes à 23. La confiance règne, tous les musiciens ont appris avec joie les résultats de la désormais fameuse enquête sur la projection de virus des instrumentistes : les musiciens à cordes ne projetteraient rien de plus en jouant qu'en ne jouant pas. Alors ils se rapprocheront naturellement en jouant, se pencheront l'un vers l'autre pour se passer des sons et des intentions, comme dans le monde d'avant et d'après.
Mais, après les 23 musiciens montés sur scène, c'est une vingtaine de mécènes et de dirigeants du Conseil d'administration qui s'installe en salle. L'intimité s'amoindrit, le huis clos aussi, alors il faut replacer tout le monde, un siège sur trois (si possible), bien au fond sous le plancher du balcon et côté cour pour que les caméras puissent filmer une salle "vide". Il ne faudra bien sûr ni applaudir ni faire le moindre bruit, pour ne pas éventer le secret, briser le charme et le mystère d'un huis clos.
La dizaine de caméras est prête à immortaliser ce moment et à le retransmettre, les microphones également, mais ils ne pourront pas traduire l'effet produit en salle : le son retrouvé pour de vrai, faisant vibrer les tempes et les chairs. L'unisson de délicatesse et de sensibilité dans cette lumière un peu baissée (mais en fait à peine, beaucoup moins que le réglage des caméras ne le représente sur la vidéo). Un son que les musiciens nourrissent ensemble, d'autant plus intense et charnu qu'il doit glisser sur le molletonné des fauteuils vides : une salle sans public n'a pas la même acoustique. Alors le son s'épaissit encore et encore, tout en s'aiguisant, suivant la montée de cette partition, composant un édredon d'autant plus duveteux que ses plumes sonores ont des arêtes précises. Tout en suivant les élans de Renaud Capuçon qui ne touche plus le sol (littéralement : ses pieds s'élèvent très haut, tour à tour puis les deux ensemble). Les résonances des grands accords de la partition sonnent longtemps dans la salle vide, avant une immense inspiration du premier violon et de tout l'orchestre à corde. Pendant ce temps dans la salle, chacun des spectateurs retient toujours sa respiration dans son masque, comme si la musique voulait démontrer qu'elle permet de réduire tout risque de projection virale et même de souffle, tout court.
À la fin du film Paterson, dédié à la poésie de ces choses quotidiennes et dont on ne se rend compte que lorsqu'elles ont été perdues, un poète japonais s'excuse auprès de son collègue américain de ne pouvoir lui lire ses poèmes parce qu'ils sont en japonais : "lire de la poésie traduite, c'est comme prendre une douche avec un imperméable". Replonger dans un bain musical mène à penser la même chose pour ce qui concerne la différence entre musique en streaming et musique au concert.
Le silence qui suit le dernier son a un goût de reprise et d'abandon, longtemps suspendu. Le silence du monde musical qui a été brisé le temps d'une série de Métamorphoses s'abat à nouveau sur la Philharmonie... longtemps, ... la lumière se ravive et le silence perdure... puis, longtemps après, il n'est pas rompu mais effleuré par les bruits des pieds des musiciens qui frottent le sol pour s'applaudir en douceur, dans le feutré.
Les musiciens se relèvent, et se regroupent, certains mettent des masques. Ils sont rejoints sur scène par les spectateurs, certains sont restés masqués. Tout le monde se congratule, se félicite, et puis s’agglutine, à quelques décimètres les uns des autres, parlant fort, enthousiastes.
Dans la joie de se retrouver et de retrouver la musique, on se raconte aussi le confinement. Jouer par webcam n'est pas possible avec le décalage du son, enseigner est "une tannée" et puis ces musiciens fameux ont des élèves talentueux et même solistes : comment les motiver sans Festival cet été. Les incertitudes demeurent, les inquiétudes aussi, certains espèrent un prochain concert en juillet mais d'autres expliquent que tout s'annule encore jusqu'en octobre, jusqu'en 2021 même à l'étranger.
Mais tout de même, toutes et tous lèvent les yeux au ciel d'extase grâce à cette musique retrouvée ensemble, ils racontent encore et encore ce premier la, la première note qu'ils ont jouée ensemble pour s'accorder lors de la toute première répétition de reprise. L'accord, la musique et le bonheur retrouvé.
Et puis on s'enlace...
Le Directeur Laurent Bayle remercie et félicite les artistes, mécènes, administrateurs, le co-réalisateur Arte pour "ce grand moment, cette première renaissance qui sera suivie d'autres initiatives", musicales et pédagogiques tout en avançant avec espoir vers une reprise progressive, construite avec le public, non seulement en septembre mais dès l'été.
Alors les musiciens rangent leurs instruments et se disent au revoir, à bientôt : ils l'espèrent en tout cas en franchissant heureux les portes. Le concert est fini, il sera diffusé dans 30 minutes sur internet, il est 20h mais le soleil brille fort, alors tous les musiciens sortent heureux, éblouis, sans voir le grand flacon de gel hydroalcoolique mis à leur disposition.