Jean-Stéphane Bron, réalisateur du docu L’Opéra : « Filmer le geste juste »
Jean-Stéphane Bron, pouvez-vous nous présenter le documentaire L’Opéra que vous avez réalisé et qui sort en salles ce mercredi 5 avril ?
C’est un film qui a pour décor l’Opéra Bastille, mais c’est d’abord un film sur une institution, une société. Nous présentons et nous suivons quelques personnages qui m’intéressaient : Lissner, comme Président de cette société, la direction musicale et la direction de la danse, le Premier Ministre Jean-Philippe Thiellay [le Directeur Général adjoint de l’Opéra de Paris, ndlr]. Nous suivons des œuvres, ainsi que des couples qui créent des tensions, comme la diva [Olga Peretyatko, qui interprétait Gilda dans Rigoletto la saison dernière, ndlr] et son habilleuse. Les Petits Violons [une initiative à laquelle s’associe l’Opéra, visant à apprendre la musique à des enfants, ndlr] questionnent ce monde sur son intégration dans la société : comment et à quel prix l’intègre-t-on ? Comment la quitte-t-on ?
Comment vous êtes-vous fait votre place, pendant l'année et demi qu’a duré le tournage, dans cette institution ?
Il a d’abord fallu obtenir l’accord de principe de la direction pour tourner ce film, ce qui a été compliqué car Stéphane Lissner a beaucoup de demandes. Déjà, quand il était à Aix et à la Scala, on lui a souvent proposé de le suivre et de le filmer, ce qu’il a toujours refusé. Longtemps, il est resté sur cette position, d’autant qu’il y avait de grands enjeux politiques, artistiques et symboliques pour sa première saison à la tête de l’institution.
Qu’est-ce qui l’a finalement convaincu ?
Le producteur du documentaire, Philippe Martin des Films Pelléas, est grand amateur d’opéra. Il s’y intéresse beaucoup et a déjà produit des films sur le sujet [Pelléas et Mélisande, le chant des aveugles en 2008, puis Traviata et nous en 2012, ndlr]. Mais en ce qui me concerne, je n’avais jamais franchi les portes d’un opéra, je ne connaissais pas la musique. Il a, je crois, été intéressé par ma manière d’aborder les sujets dans mes précédents films. En effet, le problème qui se pose à une direction lorsqu’elle laisse une caméra l’approcher sur une longue période, c’est de savoir quel sera le discours du film : est-ce que le propos sera pour ou contre, à charge ou non ? Ma démarche n’entre pas dans cette problématique : je cherchais simplement à décrire une société.
Jean-Stéphane Bron (© DR)
Qu’en est-il des autres protagonistes du film : vous ont-ils accepté facilement ?
Les heures de présence permettent de se faire accepter, se faire ouvrir des portes pour avoir accès à des moments intimes, y compris pour le chef ou les chanteurs. Ce sont des moments privilégiés. Nous avons par exemple longtemps essuyé des refus pour accéder aux services musicaux car il s’agit d’un moment sacré et compliqué pour les chanteurs. Ils ne savent pas comment leur voix va sortir, ni si la manière dont ils se sont préparés correspond à ce que le chef va demander. Il y a des risques d’erreurs. Ce n’est pas évident d’accepter d’être surpris dans un tel moment par une caméra, d’autant que ce sont des chanteurs de haut niveau qui sont en permanence dans l’excellence et la performance. Une fois l’accord de principe obtenu, il a donc fallu ainsi s’apprivoiser. J’étais tellement curieux de ce monde et avide de comprendre son fonctionnement qu’à un moment donné, une vitre a cédé et les gens ont pris du plaisir à partager leur quotidien.
Comment votre présence s’organisait-elle au jour le jour : filmiez-vous tout le temps ?
Non, la plupart du temps, j’observais ou j’échangeais sans filmer avec les personnes de l’Opéra. C’est ce qui a fait que les gens ont compris qu’on avait une démarche atypique. Sans jugement de valeur, une télévision a entre quelques jours et quelques semaines pour réaliser un sujet. Nous sommes restés près d’un an et demi. Le premier semestre, j’ai fait mon casting. C’est à ce moment-là que j’ai choisi de suivre Mikhail Timoshenko. J’étais souvent présent dans le travail de Romeo Castellucci [qui mettait alors en scène Moïse et Aaron, ndlr]. Pendant cette période, les gens ont vu que je prenais mon temps pour comprendre, pour filmer le geste juste et la vérité de chacun. Je n’avais pas besoin de revenir chaque jour avec deux minutes utiles.
Image extraite du documentaire L'Opéra : répétition de Moïse et Aaron (© Les Films du Losange)
L’Opéra ou les protagonistes ont-ils eu un droit de regard sur les passages que vous avez intégrés à votre film ?
La convention d’un documentaire est la suivante : on tourne et ce qui est obtenu est utilisable, sans droit de regard de la part de ceux qui sont filmés. Je respecte beaucoup le risque pris par ceux qui acceptent de l’être dans ces conditions : j’essaie donc au plus près de ma conscience de ne pas trahir les gens, qu’on puisse comprendre leurs motivations. Chacun a ses raisons, son rôle et ses objectifs. Le film opère par le montage un discours où chacun n’est plus jugé, mais où des questions sont posées. Par ailleurs, chaque fois que nous rentrions dans une salle, nous demandions aux personnes présentes de nous signaler si elles ne souhaitaient pas être filmées ce jour-là. De nombreuses personnes ont refusé d’être filmées, ce que je trouve extrêmement respectable car dans une institution pyramidale, ceux qui sont en bas de l’échelle peuvent craindre de faire un faux-pas ou d’être déconcentrés dans l’exigence de leur métier. Personnellement, je ne voudrais pas qu’on me filme !
Saviez-vous dès le départ ce que vous vouliez raconter ou la trame s’est-elle imposée au fur et à mesure du tournage ?
Je suis resté sur mon intuition initiale de décrire une société. J’ai également conservé les personnages que j’avais choisis dès le départ. Sans écrire un scénario, j’avais réfléchi en amont sur ce que je souhaitais montrer à travers chaque personnage. Je voulais également montrer deux événements : Moïse et Aaron [lire notre compte-rendu, ndlr] et Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg [lire notre compte-rendu, ndlr]. Bien sûr, je ne pouvais pas prévoir qu’un chanteur ferait défection sur cette seconde production. L’intérêt particulier de cette séquence est donc aussi le fruit du hasard, même si j’avais en tête l’idée d’observer le travail d’Ilias [Ilias Tzempetonidis, le directeur du casting de l’Opéra, ndlr]. J’avais aussi anticipé la manière dont la musique extradiégétique [c’est-à-dire ajoutée au montage, par opposition à la musique produite dans le film par l’orchestre ou les chanteurs, ndlr] interviendrait afin de permettre une prise de distance, un commentaire sur les scènes. J’ai également décidé dès le départ de ne pas montrer une image de spectacle qui ne soit pas vue par les yeux d’un personnage.
Le producteur du film, Philippe Martin, vous a conseillé de vous intéresser à Capriccio ou au Château de Barbe-Bleue, mais vous avez fait d’autres choix : comment avez-vous pris ces décisions ?
Je ne parvenais pas à trouver le rôle de ces spectacles dans mon propos et dans l’idée de filmer une société. Il en va de même par exemple pour Iolanta / Casse-Noisette, qui était vraiment une mise en scène sublimissime et intelligente [lire ici notre compte-rendu, ndlr]. Je me suis vite rendu compte que c’était infilmable dans le cadre de mon propos. À ce moment de la saison, j’avais déjà raconté la plupart des choses que je voulais raconter. Il y avait une traductrice, qui faisait partie de mes personnages. J’ai commencé à tourner, mais la lumière n’était pas bonne dans la salle de répétition. Le décor était très petit, ce qui m’obligeait à rester à l’extérieur et m’empêchait d’être à des endroits intéressants. Pour la suivre, on devait utiliser un téléobjectif : je ne trouvais pas ma place. Et puis il y avait tellement de tableaux très différents les uns des autres qu’on ne comprenait pas qu’on était sur la même production quand on associait des passages filmés à différents moments des répétitions. Moïse et Aaron et Les Maître Chanteurs offraient une cohérence stylistique qui évitait ce problème.
Avez-vous assisté à des moments que vous avez regretté ensuite de ne pas avoir filmé ?
Pas souvent, mais ça m’est arrivé. Avant la Première de la Damnation de Faust [dont vous pouvez lire ici notre compte-rendu, ndlr], Lissner a organisé une réunion de crise, anticipant une réaction assez violente du public à la mise en scène d’Alvis Hermanis. J’y ai assisté, mais sans caméra. C’était pourtant un moment intéressant : ils cherchaient le meilleur moyen de gérer ce risque, notamment avec les levées et les baissées de rideaux. Alvis Hermanis avait décidé de se présenter malgré tout au public. J’ai tourné quand il s’est fait huer : c’était en effet assez violent. Il a eu du cran d’y aller. Mais cette séquence ne trouvait pas sa place dans ma narration. J’aurais en revanche probablement pu l’intégrer si j’avais pu filmer la réunion préalable. Je me suis donc concentré sur la rencontre entre Mikhail Timoshenko et Bryn Terfel, qui a eu lieu parallèlement.
Image extraite du documentaire L'Opéra : Sir Bryn Terfel et Jonas Kaufmann en répétition (© Les Films du Losange)
Vous avez capté la conversation entre Stéphane Lissner et Benjamin Millepied, au cours de laquelle ils actent le départ de ce dernier. Comment avez-vous fait pour vous trouver dans son bureau à ce moment-là ?
Il y a une part de chance. Par ailleurs, la crise couvait depuis un moment. Elle a eu une forme plus aiguë pendant quelques jours : je savais que quelque chose se passerait. Ce que je trouve important dans cet épisode, c’était de voir le respect de ce moment-là. J’ai beaucoup insisté pour qu’on puisse le filmer quand il regarde ses danseurs durant le dernier spectacle. Il y a une forme de rédemption. On comprend bien que ce n’est pas facile : on le voit déjà un peu absent durant la conférence de presse. C’était la grande star de l’institution, mais je voulais le traiter avec une attention et une bienveillance équivalente à celles que je réservais à l’habilleuse.
L’une des grandes initiatives de Stéphane Lissner à son arrivée était les avant-premières jeunes : avez-vous envisagé d’y porter votre caméra ?
J’y ai pensé. J’ai d’ailleurs assisté à trois avant-premières : l’atmosphère était très différente des représentations traditionnelles. Moins de 28 ans, c’est très jeune ! Mais je ne voulais pas me placer au service de toutes les initiatives de Lissner, et je ne voyais pas bien comment intégrer cela dans le film.
Gardez-vous des contacts avec les protagonistes du film ?
Oui, souvent, pour presque tous mes films, sauf celui sur Christoph Blocher, le leader de l’extrême droite en Suisse. Sinon, sur la durée du tournage, il y a des liens qui se nouent.
Vous arrive-t-il de regretter que votre tournage soit fini en observant l’actualité de l’Opéra ?
Je ne suis plus dans l’intimité de l’institution comme je l’étais la saison dernière où mes oreilles trainaient en permanence. Je ne sais donc plus trop ce qui s’y passe !