Rusalka pour la première fois à Liège : plongée en eaux lyriques vers un monde nouveau
Après notre échange avec le Directeur musical de l'Opéra de Liège, Giampaolo Bisanti, nous avons interrogé les deux "héroïnes" de ce spectacle : la metteuse en scène grecque Rodula Gaitanou et la soprano américaine Corinne Winters qui prendra à cette occasion le rôle-titre.
Plat Pays de Bohème
L'Opéra de Liège est un coin d'Italie dans le plat pays. En témoignent la liste de ses directeurs, dont feu Stefano Mazzonis di Pralafera et désormais Stefano Pace. Idem pour ses directeurs musicaux : Paolo Arrivabeni, Speranza Scappucci et désormais Giampaolo Bisanti. Ce maestro se félicite bien entendu de cette puissante identité transalpine, pour un art (l'opéra) né en Italie et qui n'a cessé d'y rayonner à travers le monde -et aussi depuis la Wallonie. Mais ce socle vient désormais permettre (et invite à) une ouverture plus grande encore, vers d'autres répertoires, d'autres traditions, d'autres pays, d'autres langues. Le Directeur de la maison nous l'annonçait en interview, comme le Directeur musical nous le confirmait en ces mots : “nous avons effectivement choisi de déployer davantage notre palette. C'est pour cela que je dirige Rusalka, opéra emblématique et le plus représentatif selon moi du répertoire tchèque. C'est un opéra très musical tout du long. La musique de Dvořák est constamment superbe !” Et le chef de poursuivre : “D'autant que c'est une occasion d'inviter à Liège Corinne Winters dans le rôle-titre, la meilleure au monde aujourd'hui selon moi pour ce répertoire (je l'ai entendue en Katia Kabanova au Grand Théâtre de Genève, l'occasion d'admirer ses superbes qualités).”
La soprano américaine, à qui nous avons rapporté ces propos, après avoir rougi, émue, tient à rappeler que “beaucoup de collègues interprètent ce répertoire au plus haut niveau,... mais je constate, d'après les retours, que j'ai visiblement quelque chose à apporter dans ce style, et j'en suis très heureuse.”
Attendu et Inattendu
D'autant plus heureuse, que cet opéra fera donc son entrée au répertoire de Liège en offrant sa prise de rôle à Corinne Winters… ce qui n'était pas initialement prévu mais a été vécu, par l'intéressée elle-même, comme une bénédiction. “J'allais interpréter le rôle en 2020, rappelle-t-elle, dans une version traduite en anglais à l'English National Opera (et cette production devait ensuite se rendre à Luxembourg où elle serait chantée en tchèque). J'ai donc appris le rôle en anglais, nous l'avons répété,... mais le Covid s'est abattu avant même les premières représentations à Londres (et donc avant que je ne travaille la version tchèque). J'en étais très frustrée car c'est un rôle que je voulais faire depuis longtemps, et car j'ai ensuite dû attendre longtemps pour une nouvelle proposition.
Je l'ai reçue du Wiener Staatsoper où je le chanterai également cette saison. J'en étais très heureuse mais il s'agit à Vienne d'une reprise, dans un théâtre de répertoire (avec donc seulement une semaine de répétitions avant les représentations). Prendre un rôle dans ces conditions s'annonçait donc comme une expérience stressante. Et puis, comme par miracle, Liège m'a offert de chanter Rusalka, avant Vienne, exactement dans une période où j'étais disponible !
Il s'agira d'une nouvelle production à Liège, donc avec une véritable période de travail, de répétitions, de temps pour intégrer le rôle dans la voix et dans le corps. C'est comme si les étoiles s'alignaient. Après Katia Kabanova et Jenufa, ... Rusalka s'imposait comme une évidence, j'en ai enfin l'opportunité et dans des conditions idéales, dans ce lieu, avec cette équipe. J'en suis donc très heureuse.”
Apprendre et vivre une langue, vivante
Car si cette prise de rôle à Liège était à la fois inattendue et très attendue, c'est parce que tout semblait mener Corinne Winters vers Rusalka : son parcours, son travail, son identité et sa construction artistique. “La dernière fois que j'ai travaillé Rusalka, je ne parlais pas tchèque poursuit-elle. Désormais, j'utilise ma connaissance de la langue tchèque pour mieux travailler la musique. J'ai toujours été attirée par la musique slave, d'abord russe (Tchaïkovski a longtemps été mon compositeur préféré, désormais j'aurais du mal à choisir). Je viens d'un 'mixed background' (j'ai plusieurs origines) comme beaucoup d'Américains. Mon père est d'héritage juif ukrainien, il ne parle pas russe et ne me l'a donc pas transmis, mais sa famille parlait russe (mais également yiddish, hébreu). J'ai toujours eu une connexion à la culture slave, qui est dans mon sang d'une certaine manière. J'ai donc appris à lire le cyrillique (même sans apprendre la langue), puis j'ai beaucoup chanté de répertoire russe. Sauf qu'en déployant ma carrière en Europe, où tant de chanteurs lyriques parlent cette langue et maîtrisent ce répertoire, je n'ai pas eu tant de propositions en russe que cela (même si elles sont en train de revenir, pour le futur). Je me suis donc plongée dans le répertoire tchèque : il demande la même intensité dramatique, la même attention linguistique... mais nous sommes beaucoup moins nombreux de chanteurs (et de locuteurs) en tchèque. Je suis donc passée d'Eugène Onéguine et Iolanta en russe, au polonais avec Halka (opéra de Stanisław Moniuszko), et au tchèque avec Katia Kabanova, et puis ça a fait boule de neige : j'ai trouvé mon créneau (tout en continuant de chanter le bel canto italien, et en français également). Le répertoire tchèque a été si épanouissant que j'ai voulu apprendre la langue, pour ne pas seulement prononcer mais ressentir vraiment, vivre profondément. J'apprends donc passionnément le tchèque : je peux tenir une conversation.
J'ai chanté ma première Katia en 2017 à Seattle, il y avait une excellente coach tchèque, et un chef tchèque ! J'ai appris alors à bien former les sons, mais, récemment et en chantant davantage Janáček, ma prononciation est devenue plus idiomatique... alors j'ai décidé de travailler la grammaire, qui est complexe : il y a sept cas grammaticaux et deux versions différentes de chaque verbe. Les langues slaves sont complexes, mais c'est ce qui fait leur richesse, leurs profondeurs, pour chaque mot et dans chaque combinaison. J'ai même engagé une professeur tchèque (installée en Pologne) pour apprendre et converser avec elle. Voilà mon voyage, qui me mène ainsi désormais à débuter un rôle en tchèque pour une première et une entrée au répertoire à l'Opéra de Liège.
Le langage tchèque est très musical, s'il est chanté avec des compétences très spécifiques. Chaque langage est spécifique, mais le tchèque a cette particularité d'avoir des voyelles longues et courtes qui, si elles sont interverties, risquent de rendre un mot incompréhensible ou de lui donner un autre sens ! De ce fait, les compositeurs tchèques ont eu la pratique d'écrire des rythmes plus génériques, en laissant à l'interprète la responsabilité (qui se fait naturellement quand on est locutrice) d'adapter, d'affiner le rythme pour correspondre au langage et à la musique. Concrètement, il faut donc savoir quand allonger les notes sur les longues syllabes et raccourcir les syllabes courtes. Mais l'erreur qui est trop souvent commise consiste à appuyer trop et trop longtemps les consonnes. Par exemple dans le mot přitom (l'un des mots pour dire "en même temps"), il est impossible de chanter en fermant et restant sur le prjchhh (raison pour laquelle le tchèque peut avoir une mauvaise réputation pour le chant) : il faut donc traverser les consonnes avec expressivité et fluidité, sans effort (ce qui est très inspirant pour le chant).
Le langage est ainsi très mélodique, mais demande de savoir qu'il ne faut pas chanter exactement ce qui est écrit. Pour moi, pour ma formation et mon respect des partitions, qui m'imposaient de chanter exactement ce qui est écrit par le compositeur, cela a été un bouleversement. D'où l'intérêt aussi de parler tchèque pour chanter naturellement cette langue, d'où l'intérêt aussi d'avoir un coach de tchèque, or l'Opéra de Liège va justement embaucher une coach tchèque pour les artistes de cette production de Rusalka !” Le chef d’orchestre Giampaolo Bisanti s’en félicitait d’ailleurs lui-même dans notre interview.
De surcroît, il se trouve que cette spécialiste de la langue tchèque n'est autre que Lucie Kaňková, soprano originaire de Prague et qui tient le rôle de la première nymphe dans cette production à Liège (ville qu'elle ne quitte donc pas, après avoir été la Reine de la Nuit dans La Flûte enchantée en décembre dernier in loco).
Ce travail de la langue est donc aussi celui de la partition musicale, il compose de fait le fondement du travail effectué par Corinne Winters. Et c'est aussi, en toute logique, ce qui la guide dans sa préparation de la partition, y compris lorsqu'elle se penche sur des versions gravées de Rusalka : “J'écoute des enregistrements mais je les sélectionne très attentivement et j'en écoute différentes versions, différentes visions, pour en tirer le meilleur, notamment pour recouper ainsi les enjeux de langage, les choix d'interprétation, les différentes façons de faire. Au final, je me concentre surtout sur les enregistrements qui s'approchent le plus de l'authenticité : de la musique, de la langue, du personnage, de ce que le compositeur a voulu.
Renée Fleming étant un génie musical, elle a un magnifique enregistrement de Rusalka, mais il y a aussi des merveilles de disques d'interprètes tchécoslovaques, garants de l'intégrité du style. Un enregistrement, capté en direct à Vienne, me permet ainsi d'écouter la version de Gabriela Beňačková, au sommet de son art. Le chant est très beau et le texte un modèle linguistique. La musique est tellement soudée au langage car celui-ci est très spécifique.”
Une histoire tchèque
Ce parcours de la langue et de l'histoire des interprétations de ce répertoire, résonne aussi pleinement avec le propre parcours de Corinne Winters : non seulement son apprentissage de la langue et des rôles qui la mènent ainsi à débuter en Rusalka mais même l'ordre particulier dans lequel elle a abordé les compositeurs tchèques. Un ordre à rebours de la chronologie comme elle nous le rappelle, en s'en félicitant (car il lui permet d'offrir cette Rusalka comme un accomplissement nouveau) : “J'ai le bénéfice d'avoir commencé par des rôles de Janáček pour aller ensuite vers Dvořák, même si Dvořák a vécu avant Janáček. Justement ! Dvořák est plus traditionnellement romantique (en raison de son style et de son époque). Janáček l'admirait beaucoup mais son style est plus moderne. En commençant par Dvořák, on risque donc assez facilement de s'installer dans un mode romantique, qui peut devenir un piège : avec trop de rubato [variations du tempo, ndlr], un son qui ralentit, qui se leste... Alors que Janáček c'est une musique de l'alacrité, de l'immédiateté. Janáček m'aide ainsi beaucoup pour travailler Rusalka de Dvořák : je ne cherche pas à être trop luxuriante avec mon propre son. Bien sûr, c'est une musique très vocale et très lyrique, le chant doit être riche et net mais il ne doit pas devenir de la vocalise : l'histoire est si profonde qu’il faut bien chanter mais avec l'intensité et l'immédiateté dramatique du théâtre. C'est ce que je souhaite y apporter, nourrie par tous les rôles que j'ai interprétés et qui m'ont demandé (et forgé) un dévouement dramatique absolu, dans l'intégrité musicale.”
Chanteuse-Actrice
Justement, Corinne Winters est déjà universellement reconnue pour la puissance théâtrale qu'elle donne à ses prestations lyriques. Et pourtant, ces qualités, elle les a forgées sur le tard comme elle nous le raconte très directement : “Je n'ai pas de formation théâtrale. Je viens du monde de la chorale. Aux USA, on approche l'opéra soit en se découvrant une belle voix dans les chorales, soit via le théâtre musical (la formation au chant lyrique et à la musique classique n'est pas aussi disponible que sur le vieux Continent : l'opéra et la musique classique ne sont pas vécus comme une forme artistique 'Américaine'). Le problème, c'est qu'en venant du chœur, j'étais habituée à rester immobile, j'ai donc voulu apprendre le théâtre pour l'opéra, mais je me suis rendue compte que quelques éléments suffisaient.
Avant toute chose, il faut être honnête dans son incarnation et se mouvoir comme le ferait le personnage, penser ses pensées et laisser cette incarnation guider chaque regard, chaque position du corps, le moindre geste. Et puis, il faut avoir une solide technique vocale, car cela permet justement de faire davantage avec son corps, d'être plus activement impliquée sans sacrifier la vocalité.
La voix aussi est expressive théâtralement. Pavarotti a tout le jeu dans son chant, Leontyne Price fait entendre chaque événement dramatique. Même La Callas qui est connue pour son jeu d'actrice ne faisait rien d'extravagant sur scène. Peu de mouvements lui suffisaient, avec une telle intensité de chant et d'actrice.
Honnêteté, technique et quelque chose à dire : cela suffit à rendre service au personnage.”
Trouvaille et Retrouvailles : théâtre, ville et public
Cette production vient ainsi marquer d’importants débuts, pour Corinne Winters dans ce rôle et dans une production scénique à Liège. Toutefois, c’est visiblement un personnage qu’elle fréquente déjà assidûment, et d’ailleurs, si elle participera pour sa première fois à un opéra mis en scène sur cette scène lyrique Wallonne, il s’agira en fait de son deuxième séjour dans cette maison. La soprano y a en effet donné un récital la saison dernière, qui contenait déjà au programme le "tube" de cet opéra : “Je chantais la Chanson à la lune depuis de nombreuses années (avant même de plonger dans le répertoire tchèque) car c'est une très belle pièce qui peut aussi très bien sonner et prendre sa place dans un récital. J'ai beaucoup apprécié le fait de la chanter, en concert et en particulier dans cette maison : c'est une aria merveilleuse dans la petite gemme magnifique qu'est ce théâtre. Dans son acoustique, il n'est pas nécessaire de pousser la voix, d'en faire trop : il suffit de chanter. Je me suis donc tout de suite dit que Rusalka sonnerait et serait très belle dans ce lieu. D'autant que le concert était fabuleux. Le public m'a presque rappelé l'Italie des années 1950 : ils expriment tellement leur chaleur quand ils sont réjouis. Ce sont des gens adorables, très soutenants. C'est fun, c'est rare, c'est merveilleux.
J’ai beaucoup été en Belgique (à La Monnaie de Bruxelles, à l'Opéra d'Anvers), mais je suis particulièrement ravie de pouvoir retourner à Liège et d'y rester longtemps, de voir la ville, sortir. C'est un endroit très mignon et plaisant, un lieu très pittoresque et avec des collines : très agréable pour faire de la marche. J'ai déjà trouvé mon café préféré pas loin de l'opéra.
La Belgique a été merveilleuse pour ma vie artistique et chaque ville y a son identité, mais avec un public très ouvert, très intéressé aux nouveautés pour un pays de cette taille, très diversifié, avec différentes réactions aux arts et à la culture. Liège est un lieu qui apprécie l'histoire, la tradition de cette forme artistique, et les voix ! Je me considère vraiment comme une actrice chanteuse, mais notre art est premièrement un art du chant (sinon ce serait du théâtre).
Ce qui est merveilleux à Liège, c'est que le chant n'est jamais secondaire à la mise en scène. Je l'ai aussi ressenti durant mon récital via l’appétence du public, qui est très réceptif, au chant, à la musique. Cela devient rare ailleurs, c'est donc d'autant plus précieux : il faut préserver ces lieux d'authenticité, d'histoire de notre art.”
La metteuse en scène Rodula Gaitanou nourrit le même enthousiasme pour ce lieu, et les mêmes promesses artistiques pour son retour. “Ce sont mes débuts à Liège mais j'y ai été plusieurs fois. La compagnie semble fabuleuse et la ville très belle. Je suis très heureuse d'y passer du temps. Le Directeur de l'Opéra, Stefano Pace est devenu un ami, de longue date. Lorsqu'il était à Trieste, il m'a confié La Cenerentola.
Stefano Pace est un faiseur, un 'project-maker' très enthousiasmant et je suis heureuse de travailler à Liège avec lui. Il est passionné par ce qu'il fait, et il comprend très bien les créateurs (aussi parce qu'il a un parcours de directeur technique, dans de grandes maisons). Il comprend la vision créative et il s'y engage. J'ai toujours plaisir à parler avec lui de répertoires, de pièces, et de chanteurs aussi. Il est particulièrement connaisseur et au courant des parcours des interprètes. Il suit leurs carrières,
Il a choisi le titre Rusalka pour Liège, il me l'a proposé et j'en étais très heureuse et enthousiaste : c'est un opéra dont j'avais très envie, c'était un alignement des planètes.
J'avais travaillé sur cet opéra en tant qu'assistante et je le connaissais, je l'ai étudié, je m'en suis passionnée au point de le connaître intimement. Ce qui me frappe toujours est cette extraordinaire orchestration, ce son orchestral dont j’ai vécu une expérience physique, lorsque j'ai vu l'œuvre enfant, pour la première fois. C'est ce qui est resté avec moi. J’ai d’ailleurs exactement le même souvenir en ce qui concerne le travail du maestro Giampaolo Bisanti. J'ai assisté à ses séances de travail à Cagliari, et j’ai pu apprécier ce son extraordinaire qu'il tire de l'orchestre. Il ouvre ses bras et cette vague sonore déferle : c'était une expérience physique mémorable (c'était il y a plus de 10 ans mais je me souviens de cette impression).
Je suis d'autant plus heureuse de le retrouver, et de retourner à Rusalka et à Liège, car j'ai visité les ateliers de l'Opéra Royal de Wallonie et mes collègues me confirment que ces lieux sont magnifiques, que les personnes qui y travaillent sont de véritables artisans. Ils sont non seulement très doués mais toujours enthousiastes pour partager leur savoir-faire, stimuler la créativité et rendre les choses possibles.
Il faut absolument préserver cette richesse unique, celle de l'opéra, qui permet de tels projets dans leur richesse de décors, de costumes, dans un alliage de fait-main et d'usage raisonné de technologies modernes.”
Un lieu, une équipe
C’est donc un théâtre tout entier qui attire les deux héroïnes (et les autres de cette production), à Liège, avec ses équipes. Corinne Winters aussi connaît ses futurs collègues sans avoir encore travaillé avec eux et ces futurs lieux sans y avoir encore chanté d’opéra mis en scène. Elle nous brosse comme tableau celui d’un plateau de confiance, essentiel pour explorer ainsi de nouveaux horizons. “Pour ces rôles majeurs à prendre, l'équipe artistique qui m’entoure est très importante pour moi, c’est essentiel pour pouvoir déployer la voix, le jeu.
Je n'ai pas encore travaillé avec eux mais je connais et j'apprécie déjà leur travail. J'aime me tenir informée de ce que font les collègues, et j'ai d'autant plus de plaisir ensuite à travailler avec eux.
J'adore apprendre des gens et proposer mes idées, apports, contributions, mes propres vues. La balance idéale pour moi, pour une prise de rôle ou un rôle que j'ai pratiqué plusieurs fois, c'est précisément cet équilibre, cette combinaison : cette vraie collaboration où je peux offrir mon expression unique d'artiste et où l'équipe artistique offre sa vision. Et nous trouvons ce beau mix ensemble, réunissant les trois : interprétation, direction musicale, mise en scène. Je sais que Giampaolo Bisanti travaille ainsi, avec un esprit d'équipe et je suis toujours très attentive à la vision et à ce qu'apportent le metteur en scène et le chef, pour chaque production.
Par expérience, je sais que les productions réussies sont celles où tout le monde travaille ensemble, où chacun est un participant actif avec l'autre : alors la musique et le texte travaillent ensemble, l'œuvre avec la vision de la mise en scène, la direction musicale et les tempéraments des artistes. Telle est pour moi la situation idéale.
Je sais que ce sera le cas pour cette Rusalka, et que Rusalka sera un rôle-signature pour moi, je suis donc très heureuse de travailler avec cette équipe réunie à Liège.”
La metteuse en scène Rodula Gaitanou renvoie les compliments tout naturellement et avec sincérité. “J'ai rencontré Corinne Winters à Saint-Louis : elle est venue voir Carmen que je mettais en scène. Elle a une habileté physique extraordinaire à communiquer le drame, avec beaucoup de profondeur comme interprète, ce qui est extrêmement excitant pour la mise en scène.
Rusalka est un personnage qui vous donne d'amples opportunités pour démontrer tout cela. Je suis impatiente de construire ce personnage avec elle. Chaque fois que je reviens à la partition, naît une nouvelle idée (et désormais sur mesure pour elle), une nouvelle dimension puisée dans la richesse de l'orchestre et du drame. C'est formidable car une telle émulation apporte vraiment ce que cette partition demande en termes de lyrisme, de sonorité, pleine de chair.”
Dessiner un double univers
La metteuse en scène poursuit ainsi les présentations : “C'est une pièce extraordinaire qui entre désormais pleinement dans le répertoire, en étant jouée plus régulièrement (c'est une bonne chose car elle le mérite). C'est une pièce très particulière néanmoins. Nous travaillons beaucoup avec des histoires et des contes dans les opéras. Mais celle-ci est un chef-d'œuvre car c'est une manière très complète de raconter une histoire. Cette version slave de l'histoire de la petite sirène s'approche de beaucoup de la tradition folklorique, alors qu’on connaît ce personnage désormais via Disney : c’est aussi une manière de faire connaître au public cette version. Ce conte est surtout très lié au mythe selon Andersen, à la différence près et essentielle que l’ondine d'Andersen a une fin heureuse. Au contraire, la conclusion de cet opéra est torturée...
Pour moi, la pire des punitions consiste à devoir vivre pour l'éternité, une existence sans fin, sans but et sans repos, ce qui est le cas de Rusalka à la fin de cet opéra. C'est une torture lente, qu'il faut traduire avec cette musique finale glorieuse !
Pour Rusalka nous jouons beaucoup avec le monde humain et le monde aquatique, et pour représenter leur opposition, je vise donc ce qui est à l'opposé de l'eau : la sécheresse littérale, mais aussi la sécheresse intérieure. L'humanité ne peut vivre sans eau et sans amour, dans une double sécheresse. Rusalka est aussi un poème 'éco-logique', avec l'omniprésence de la nature. La terrible condamnation pour Rusalka, pour tous les personnages et pour nous aussi consisterait à plonger dans l'absolue sécheresse, pour l'éternité (menant à l'extinction).
Notre plateau sera très symbolique, concentré sur la présence et l'absence de l'eau. Le décor est un grand symbole, des mondes aquatiques et humains : nous les présenterons littéralement et symboliquement (en jouant aussi beaucoup d'effets d'illusions, avec des matériaux, des projections vidéo, etc.). Nous aurons de grands costumes fantastiques. Ce sera un clash de liberté de mouvements dans l'eau, avec beaucoup de lumières réfléchissantes et miroitantes, le tout face au monde des humains, bien plus défini, délimité, construit, lourd et protégé.
Dans toutes mes productions il y a de la physicalité dans la théâtralité, pas nécessairement des chorégraphies mais un ballet de corps, du théâtre corporel. Les performances sont physiques. La musique en elle-même nous demande comment représenter ces mouvements, comment représenter l'eau, la fluidité, comment faire en sorte que des humains se meuvent comme des créatures sous-marines (en se servant bien entendu des ressources du théâtre !) pour d'autant mieux créer un contraste entre le monde avec les mouvements aquatiques et ceux des humains sur terre.
Nous allons bien entendu nous appuyer sur la célèbre Chanson à la lune, si souvent entendue en concert, mais parce qu'elle déploie une intense émotion : dans le contexte d’une production complète, elle prend tout son sens, dans le flot de l'histoire, de la dramaturgie, du déploiement musical, de l'opéra. C'est une aria intense où tout est là, tous les aspects symboliques, tout ce qui a affaire avec le voyage, le rêve, l’espoir, tout ce qu’il faut déverrouiller du personnage, cette porte qui en ouvre d'autres et forme au total une complète cohérence.
Les émotions du personnage sont tellement contrastées, avec tellement de tristesse, et tellement d'espoir ! La musique traduit cette aspiration du désir, illustrant à la fois la nostalgie pour ce que l'on quitte, avec l'espoir pour ce vers quoi on s'élance.
Ce que je trouve extraordinaire est la manière dont fonctionne la dramaturgie musicale : l'orchestre est magnifique mais le son symphonique est employé pleinement dans sa dimension opératique. L'orchestre devient un personnage, il y a tant d'épaisseurs, de dimensions, de sens, avec lesquels joue Dvořák. Il emploie d'une certaine manière des leitmotivs mais pas pour présenter les personnages : pour présenter les situations émotionnelles (ce que je trouve très intéressant). On reconnaît ces motifs au fil de l'opéra. Pour moi c'est l'histoire d'un éveil, d’une quête : celle qui permet d'aller au-delà de là où nous sommes, de qui nous sommes. C'est l'histoire d'aventure ultime, mais pour ce personnage spécifiquement cela implique un éveil sensoriel, sexuel, une épectase émotionnelle, via son corps et sa voix.
Et ce qu'elle trouve c'est une douleur, la mortalité. Avoir une âme c'est être vulnérable. C'est une histoire cruelle, je ne sais pas ce qui attire tant les enfants [rires].”
Derrière chaque mot d'esprit se cache une question (et une vérité) profonde, et c'est précisément la question que se pose aussi Corinne Winters, celle de l'ambiguïté, de l'ambivalence de ce personnage, qui est aussi celle de son monde, et qui invite à des choix d'interprétation (cela promet une riche interaction, une rencontre au sommet) : “Rusalka est une œuvre fascinante parce qu'elle peut être jouée comme un conte de fées, avec un univers onirique, ou surréaliste, mais elle sait également se faire symbolique, et parler de notre monde contemporain : les univers des possibles sont très ouverts pour la mise en scène et les interprètes.
Pour ces raisons, pour cette œuvre comme pour les autres, je ne regarde pas énormément d'autres productions (sur scène ou en vidéos) des œuvres que j'interprète. Je ne les évite pas mais je ne cherche pas activement à aller en voir, car je pense que chaque équipe est unique, chaque réunion et combinaison d'artistes spécifiquement réunis pour une production est unique. Chacune a sa propre magie, qu'il faut cultiver et ne surtout pas 'transposer'. Il m'est arrivé de reprendre un rôle et qu'on me demande alors de faire 'la même chose qu'avant' (la même chose qui avait été faite par quelqu’un d’autre dans cette production, ou la même chose que ce que j’avais fait précédemment). C'était très décevant car la beauté de faire un rôle (pour la première fois ou pour la 50ème fois), c'est de présenter de nouvelles facettes du personnage, c'est ce qui rend chaque production unique.”
Un miroitement d’incarnation(s)
“D’autant plus pour des personnages d’une telle intensité, poursuit Corinne Winters : c’est la raison pour laquelle j’aime les héroïnes de Janáček, de Dvořák, de Puccini, etc. Elles ressentent les choses profondément, avec plusieurs facettes. Elles ne sont pas des caractères unidimensionnels ou des archétypes neutres : elles ne sont que nuances, elles sont les différents aspects de la féminité.
Avec Rusalka, les nuances et les choix sont infinis et dépendent de la manière de la représenter, plutôt du côté de l’humaine ou plutôt en tant que créature aquatique.
D’ailleurs toutes les grandes héroïnes partagent aussi quelque chose. Janáček a écrit Katia Kabanova après avoir vu Madama Butterfly. Les personnages et les partitions s'influencent, il y a ce fil rouge de l'héroïne du début du XXe siècle avec des thèmes communs, l'intensité d'une vie, de ses émotions, les aspects riches et profonds d'une existence qui reviennent à la surface. Elles ressentent les choses pleinement et profondément de par leur riche vie intérieure.
Rusalka veut ce qu'elle ne peut avoir, elle l'obtient, cela finit par la détruire mais la ramener aussi, vers davantage de profondeur et de sens, jusqu’à un tel moment d’extase qu’elle en accepte toutes les conséquences” “Ces personnages ont plusieurs épaisseurs, confirme la metteuse en scène Rodula Gaitanou, il y a beaucoup à mettre à l'avant, beaucoup de dimensions que les chanteurs peuvent aussi apporter par leurs propres qualités et je suis très attentive à lire cela. Nous travaillons sur l'histoire, l'avancée dramaturgique, les événements, l'investissement dans l'espace, l’investissement émotionnel également, les choix et styles d'interprétations et nous sculptons les choix interprétatifs ensemble, dans l'incarnation physique et intellectuelle des personnages. Le résultat est la combinaison d'une vision et d'une incarnation. Or, Corinne est une performeuse telle et si complète que je suis certaine de faire avec elle un bon ping-pong.”
“Tout l'opéra est éblouissant, spectaculaire, conclut la chanteuse. Et c'est aussi fascinant et même agréable d'être sur scène à l'acte II presque sans chanter. Je peux ainsi m'imbiber des relations entre les personnages, et jouer, muette. C'est une action d'actrice, d'observer, d’écouter la musique. J'adore, et c'est une expérience très rare : d'être sur scène si longtemps, sans chanter, en tant que rôle-titre, mais avec beaucoup de chant avant et après. Rusalka a trois arias et chacune est vraiment distinctive. La Chanson à la lune est très pensive et lyrique, la deuxième 'Ó marno' est plus intense avec plus de colère, et la troisième est vraiment celle du désespoir. On se demande ce qu'il va arriver, c'est ce sentiment de solitude, de vouloir mourir, de ne plus vouloir vivre, sans amour…”
L'enthousiasme de la nouveauté
Le fait que Rusalka n'ait jamais été chanté à l'Opéra Royal de Wallonie-Liège, et que cette production marque un moment important, historique pour l'institution, une étape charnière dans l'ouverture de son répertoire : tout cela n'est pas anodin pour Corinne Winters, bien au contraire comme elle nous le confie. “Lorsque j'ai chanté Katia Kabanova à Rome, c'était aussi la première fois que cet opéra était joué dans cette maison ! J'ai ressenti un grand poids mais aussi un immense enthousiasme : du fait que j'allais participer à l'entrée de ce chef-d'œuvre dans le répertoire d'une maison si prestigieuse, dans la culture d'un pays que j'aime tant. Je suis donc extrêmement enthousiaste à l'idée d'en faire de même pour Rusalka à Liège en Belgique (qui est une maison de tradition italienne). C'est un fait très intéressant.
D'ailleurs, je viens d’interpréter pour la première fois dans l’histoire romaine une autre pièce de Dvořák 'Les Chemises de noces', un très intéressant conte de fées sur l’histoire d’une femme qui tombe amoureuse : son amour part, elle croit qu'il revient mais c'est en fait le diable qui essaye de la faire venir du côté obscur. C’est une histoire traditionnelle tchèque mais qu'on retrouve dans d'autres cultures.
C'est tellement enthousiasmant de faire partie de ces premières pour ces lieux, pour ces villes. À chaque fois que le public découvre du répertoire romantique tchèque, tout le monde est impressionné de constater combien il est accessible immédiatement, combien ces opéras nous parlent et parlent de nous, combien tout le monde peut s’y identifier.
C'est très précieux pour moi et je suis très heureuse que Liège m'ait demandé de le faire. J’ai une passion pour toute la musique slave, et je pense qu’ils m’ont choisie pour ma voix ainsi que mon style d'actrice, la vulnérabilité que j'apporte à tous ces personnages qui sont forts mais aussi très fragiles. Vocalement j'ai travaillé et déployé ce que demandent ces rôles : l’appui du médium et du grave, en sachant monter avec puissance dans l’aigu, toujours avec une couleur certaine. J'aime le défi d'affronter de nouveaux langages (ce qui n'est pas le cas de tout le monde).
J'aime la performance et l'émotion, l'étude et l'interprétation, la dimension intellectuelle et puis l'action passionnelle.”