Laurent Brunner présente un nouveau et fidèle Don Giovanni : en Casanova à Versailles
Laurent Brunner, le Don Giovanni de Mozart que vous présentez est l'occasion d'une prise du rôle-titre événement, pouvez-vous nous en parler ?
Robert Gleadow a dû chanter des centaines de fois le rôle du valet Leporello, mais pour la première fois il chantera le maître Don Giovanni ! Lui-même, en me disant qu'on lui proposait toujours Leporello, m'avait demandé, il y a deux années de cela, de lui confier Don Giovanni. Cette prise de rôle événement, pour un chef-d'œuvre, dans un répertoire que nous savons parfaitement servir et qui intéresse toujours le public : tout cela m'a décidé comme une évidence.
D'autant que Robert Gleadow a participé à la Trilogie Mozart-Da Ponte que nous avons co-produite avec Drottningholm. Nous l'avons montrée pièce par pièce sur plusieurs années, puis la trilogie complète en format festival, d'affilée, la saison dernière. Robert Gleadow incarnait ainsi chez nous en janvier dernier Leporello et Figaro mais il chantait déjà ce rôle chez nous à la fin de l'année 2021. Nous avions alors confié la direction musicale de ce projet à Gaétan Jarry (c'était sa première production Mozart d'envergure). Il y avait déjà, en Suzanne, Florie Valiquette qui revient pour Don Giovanni en Donna Anna. Nous avons ainsi rassemblé autour de Robert Gleadow une équipe qui fait pleinement sens (c'est d'ailleurs sa compagne Arianna Vendittelli qui incarne Donna Elvira).
Est-ce une manière aussi de tourner la page de la trilogie mise en scène chez vous par Ivan Alexandre, pour en écrire une nouvelle centrée sur cet opéra Don Giovanni ?
Ce grand cycle trilogique était en effet arrivé au bout de son projet et nous entamons désormais une nouvelle séquence avec ce Don Giovanni qui fera partie des productions que nous pourrons reprendre assez régulièrement. Cela nous permet d'avoir un Don Giovanni "en stock".
Nos productions maison sont faites dans un équilibre entre des productions d'œuvres rares, comme nous venons de le faire avec Roméo et Juliette de Zingarelli, et d'autre part avec des œuvres célèbres et du répertoire que nous pouvons présenter régulièrement.
Je suis pour le “répertoire”, dans les deux sens du terme et du concept : les œuvres de répertoire et les reprises dans les maisons d'opéras. Nous n'aurons jamais épuisé l'intérêt du public sur certaines œuvres. D'autant qu'à l'Opéra Royal de Versailles, nous jouons les productions entre trois et huit fois (alors que les ballets dans les maisons d'opéra internationales ou bien les pièces de théâtre peuvent être joués des dizaines de fois d'affilée chaque année, sans que personne n'y trouve à redire, au contraire).
Reprendre ainsi régulièrement des chefs-d'œuvre correspond aussi au goût du public, cela permet de les rendre toujours accessibles à chaque génération (c'est aussi notre mission culturelle). Et il est également intéressant sur le plan économique de conserver et d'entretenir des productions.
D'autant plus que vous avez "mutualisé" les forces et les ressources pour les deux nouvelles productions de ce début de saison : est-ce que cet objectif de mettre en résonances le Roméo et Juliette de Zingarelli et le Don Giovanni de Mozart s'est effectivement réalisé ?
J'ai en effet commandé en même temps à Roland Fontaine des décors mutualisés pour Roméo et Juliette et pour Don Giovanni, en lui demandant à ce qu'une grande partie de la structure scénographique soit commune, ce qui ne signifie pas que le décor est le même, d'autant que les deux metteurs en scène s'en servent très différemment, Marshall Pynkoski opérant moins de changements de décor pour focaliser l'attention sur la structure lisible. Et comme ces deux nouvelles productions s'enchaînent chez nous en ce début de saison, lorsque nous avons commencé le travail de répétition pour le Don Giovanni, le décor était déjà sur place, ce qui était fort pratique ! Nous continuerons à l'avenir de réutiliser des parties de ces décors pour d'autres projets : une colonnade, un ciel, une forêt, un intérieur de palais... tous ces éléments peuvent servir dans une grande partie du répertoire. Les éléments de décor étant pensés pour être réutilisés, ils nous permettent de ne pas avoir à sempiternellement en refaire, en stocker, et en détruire souvent...
Cette production est ainsi à la fois nouvelle et pérenne, exactement comme votre travail avec le metteur en scène de ce Don Giovanni, Marshall Pynkoski et son Opera Atelier de Toronto. Comment avez-vous initié le travail avec ce désormais habitué de Versailles ?
J'explorais les projets de spectacles qui pourraient voyager à l'étranger, dans notre répertoire baroque français (Lully, Charpentier et Rameau, pour faire simple). Sauf qu'en général, lorsque les grands théâtres internationaux produisent ce répertoire, ils le font avec leurs moyens considérables et qui voyagent mal : avec des plateaux démesurés, et des tournettes, ce qui tourne mal (ce n'est d’ailleurs pas leur objectif). À l'inverse, nous travaillons avec des maisons bâtissant des projets qui voyagent bien mieux, c'est le cas avec Drottningholm ou l'Opera Lafayette à Washington, et davantage encore avec l'Opera Atelier de Toronto et Marshall Pynkoski. Ce sont des maisons et des artistes qui s'intéressent au répertoire francophone des XVIIe-XVIIIe siècles, qui en proposent des versions mises en scène cohérentes (avec notre Opéra Royal de Versailles), dans de beaux décors et costumes. Nous collaborons avec Marshall Pynkoski et l’Opera Atelier depuis plus de 10 ans, et son travail (qui a aussi sa touche nord-américaine avec des mises en scène flashy) a l'insigne qualité de mettre en valeur un répertoire rare outre-Atlantique, le tout avec un Orchestre investi dans l'objectif de ne pas jouer Lully comme Vivaldi (et plus généralement de ne pas jouer le répertoire français comme le répertoire italien ou comme tout le reste).
Il fait un travail de mise en scène très efficace sur l'expression de la musique, mettant les sons et les mots en gestes (ce qui est très utile et précieux pour rendre lisible le contenu de l'œuvre). De surcroît, il est d'une grande précision avec un travail très construit, il sait dès le début des répétitions où il souhaite aller et ce qu'il va demander aux interprètes. Cela permet d'aller au bout du projet et de présenter une vision claire et nette, tout en permettant aux artistes de travailler de manière efficace.
Cette nouvelle production de Don Giovanni rappelle les liens entre Dom Juan et Casanova. D'où est venue cette idée et comment se matérialise-t-elle ?
J'ai demandé à Christian Lacroix de réfléchir aux costumes de cette mise en scène, en lui racontant une histoire trop peu connue, l'une de ces histoires tellement incroyables qu'elle est vraie, où le réel rejoint et dépasse l'imaginaire. Lorenzo da Ponte, qui travaille avec Mozart sur ce Don Giovanni après le succès de leurs Noces de Figaro, est en effet vénitien comme Casanova, et Casanova va même rejoindre da Ponte et contribuer à cette création. Casanova est en effet lui aussi un grand écrivain de l'époque (en témoignent les milliers de pages de ses Mémoires, d'ailleurs rédigées en français). Il est ainsi un grand personnage historique et de la littérature internationale, un aventurier dans tous les sens du terme : ce qui correspond très bien au personnage de Don Giovanni. Ils partagent cette dualité du grand seigneur-méchant homme, ce statut de libertin qui collectionne les conquêtes féminines : les mondes se rejoignent.
De surcroît, il est significatif de savoir que Casanova a même probablement contribué à une partie de l'écriture du Don Giovanni de da Ponte et Mozart, et qu’il est bien entendu présent à la création de l'opéra, à Prague. Ce lien est d'autant plus fascinant entre ces deux personnages devenus mythiques, entre fantaisie et réalité : on connaît surtout les aventures de Casanova par les témoignages que lui-même en donne et qu’il a donc mythifiés, ce qui nous convient très bien et permet d'autant plus d'y retrouver Don Giovanni.
J'ai donc proposé à Christian Lacroix de travailler autour du personnage et de l'univers de Casanova plutôt que de travailler à nouveau sur l'Espagne du XVIe ou du XVIIe siècle comme on le fait souvent. Je lui ai particulièrement demandé de travailler le projet autour du personnage de Casanova tel que l'a conçu et présenté Federico Fellini dans son film de 1976, dans cet esprit de fantaisie pseudo-historique. Nous retrouverons donc une époque de la fin du XVIIIe siècle, le personnage de Don Giovanni en figure de Casanova, et une fantaisie débridée. Lacroix ne refait bien entendu pas les costumes de Fellini mais s'inspire pleinement de cet esprit, de ces histoires croisées.
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En nous faisant parcourir les salles du Château de Versailles, des appartements de Louis XIV à la Salle du Sacre de Napoléon (auquel votre précédente nouvelle production rendait hommage), vous rappeliez que l'Histoire ressemble à un plat de lasagnes (avec ses strates successives, distinctes et pourtant interpénétrées). Est-ce que cette production d'un Dom Juan en Casanova en est une nouvelle illustration ?
Parfaitement, et cela se ressent pleinement sur le plan esthétique et musical. Dans Don Giovanni spécifiquement (mais c'est également vrai pour les deux autres opéras de la Trilogie : Les Noces de Figaro et Cosi fan tutte), nous sommes dans un héritage multiple. Mozart a fort bien entendu la musique de Gluck (et notamment en français), mais ici il ne compose pas de la tragédie lyrique : il fait de l'opéra-bouffe, à la fois dans le style napolitain avec l'évidence de la construction et de la passation du texte, et en même temps dans un net héritage de l'opéra-comique à la française, qui est pourtant très différent et où tous les dialogues sont parlés.
Mozart, c'est le mélange de tout cela : le style moderne-viennois de Gluck, la verve comique et légère à la française et l'opera-buffa à l'italienne. Nous allons le présenter à nouveau au plus près de son esprit d'origine : en (se) rappelant que Don Giovanni n'est ni une tragédie, ni un opera seria. Don Giovanni est un "dramma giocoso".
Souvent dans ses représentations (notamment européennes, et en France), Don Giovanni -tout comme le Dom Juan de Molière- est l'occasion pour les metteurs en scène de déployer une grande lecture métaphysique. Mais c'est beaucoup moins le cas dans d'autres traditions et à l’époque : quand ces œuvres ont été créées, elles étaient avant tout des pièces à rebondissement, avec des éléments franchement drôles, marquant plus immédiatement le public à l'époque qu'une lecture au second degré qui questionne la place de l'homme dans le monde, la place des femmes dans la société… Le Dom Juan de Molière a surtout connu le succès parce qu'il était une pièce à machines, avec des changements de décors à vue, la statue du commandeur, etc. Le dramatisme que nous lisons dans cette pièce (alors qu’elle a énormément de moments comiques) n'est pas la construction de Molière en son temps. Il construit davantage une comédie de cape et d'épée. Et souvent, on se pose des questions qui ne se posent pas pour l'œuvre et pour son époque (et on en perd les réponses) : c'est pour cela que Don Giovanni se conclut sur un lieto fine (une happy end) et non pas sur un passage dramatique comme chez Wagner. C'est toute la science de Mozart et da Ponte : de savoir mêler la tragédie et la comédie. C'est aussi ce qui fait le génie de Shakespeare, tandis que le génie français consiste à creuser la tragédie comme chez Racine ou la comédie comme chez Molière. Tout cela est lié à notre culture, à notre vision du monde, c'est pour cela que chaque culture a ses trésors, ses voies, ses formes, que nous avons la tragédie lyrique à la française, tandis que le théâtre napolitain sait insérer une partie drôle dans les drames. Mais c'est aussi pour cela que Stendhal, dans son livre Racine et Shakespeare, prend parti pour Shakespeare car il offre les deux dimensions. Ce sont aussi les racines italiennes de Lully qui lui permettent d'insérer des passages comiques dans ses tragédies. Don Giovanni est lui aussi encore à la croisée des chemins, avec des passages très drôles et très tragiques : ce qui ne rend pas nécessaire de le montrer dans une vision sombre, tragique. De la même manière, Casanova n'est pas le Marquis de Sade.
Marshall Pynkoski nous présente ainsi une vision plus rebondissante à la manière des Noces de Figaro (où on ne glose pas tant que cela sur le statut de Figaro : c'est même beaucoup moins le cœur du propos que dans la pièce de Beaumarchais).
Cette production permet ainsi de revenir à la vision que Mozart et da Ponte ont mise au premier plan (et non pas aux lectures et aux imaginaires du XXe siècle qui ont été collés sur cette pièce). L'œuvre revient ainsi à sa puissance, à cette machine qui s'emballe, à ses airs célèbres à ses fins d'actes étourdissantes.
La vision que nous présentons est ainsi bien plus réaliste que des visions modernes, sombres et dramatiques de récentes mémoires (d'autant qu'elle s'inscrit ainsi davantage dans la lignée des Noces de Figaro et du Cosi fan tutte). Nous revenons à Dom Juan et à Don Giovanni : nous regardons et lisons ces œuvres en tant que telles, comment les personnages et la pièce fonctionnent, ont été écrits, quelle est la machinerie. On voit ainsi ses lignes de force. Il n'est pas toujours utile de tirer les œuvres ailleurs, d'autant qu'on peut trouver des ailleurs dans leur histoire même (preuve en est avec Dom Juan et Casanova).
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Cette nouvelle production réunit l'Orchestre, le Chœur et le Ballet de l’Opéra Royal de Versailles. Vous nous présentiez l'histoire de ces deux premières phalanges à l'occasion de votre précédente nouvelle production. L'idée et l'esprit sont-ils les mêmes pour le Ballet ?
Notre Orchestre est avant tout un ensemble de musiciens, notre Chœur un ensemble de chanteurs et notre Ballet un ensemble de danseurs : il ne s'agit pas d'en faire une Compagnie mais de fidéliser des artistes, ce qui nous donne d'ailleurs une très précieuse liberté et souplesse, tout en nous permettant de pleinement les former. Toutes nos phalanges artistiques continuent ainsi leur développement, aussi car nous ajustons les artistes que nous invitons selon les œuvres que nous programmons, selon les chefs qui les dirigent.
L'Orchestre et le Chœur, tout comme le Ballet, se sont réunis grâce aux projets que nous proposons régulièrement au sein de Château de Versailles Spectacles. Pour ce qui concerne la danse, nous proposons ainsi dans le Château le Parcours du Roi en hiver, et la Sérénade en été dans la Galerie des Glaces, où la chorégraphie tient un rôle très important. La Danse est très importante par tradition à Versailles et dans l'art français (le Roi danse également) et cela fonctionne très bien dans ces espaces du château.
Nous faisions cela depuis une dizaine d'années avec une compagnie autonome (des intervenants extérieurs), mais cette compagnie n'a plus eu le temps de se consacrer pleinement à ces spectacles : j'ai donc décidé de faire d'abord une Académie qui forme de jeunes danseurs avec un chorégraphe, leur apportant une formation intéressante et rare dans ce paysage de la danse baroque.
Former les danseurs spécifiquement à la danse baroque française nous permet de leur offrir des compétences uniques et de voir des réalisations remarquables dans les salles du château aussi bien que sur la scène dans des œuvres du répertoire. Nous associons les académiciens avec des danseurs professionnels dans les opéras (les tragédies lyriques, les moments dansés des opéras) tandis que les ballets que nous présentons sont confiés à des compagnies indépendantes.
Marshall Pynkoski travaille ainsi avec ce Ballet pour Don Giovanni, et il le fait comme toujours en duo avec la chorégraphe Jeannette Lajeunesse Zingg. Leur collaboration est très efficace, ils le prouvent à nouveau chaque fois qu’ils reviennent chez nous (c’était ainsi le cas avec David et Jonathas de Charpentier où les danses sont très écrites). La danse permet aussi de faire vivre le plateau, d'occuper l'espace de manière spectaculaire, de servir le jeu global, l'incarnation dans le panel scénique.
Dans Don Giovanni, ils pourront ainsi animer les scènes paysannes, de bal, ou infernales finales.
Ce Don Giovanni sera-t-il capté ?
Nous faisons une captation vidéo pour une retransmission en streaming et réaliser un DVD. L'objet vidéographique reste un objet intéressant, plaisant pour le public, avec un beau livret d'accompagnement. Il permet de bien se référer à un spectacle, d'avoir une bibliothèque-discothèque, de voir ou revoir ses pièces préférées, de retrouver ses références, de se faire sa collection de moments qui sont aussi des souvenirs : de retrouver aussi des productions auxquelles on ne pensait plus.
Nous avons ainsi publié un disque de notre récent Roméo et Juliette avant de le présenter sur scène. Le disque était une sélection de morceaux de l'œuvre tandis que le DVD que nous allons en publier sera l'intégrale (et donc avec la mise en scène).
Pour Don Giovanni nous aurons donc également le DVD de cette nouvelle production, mais aussi l'intégrale de la Trilogie dirigée par Marc Minkowski. Nous allons également en faire une sélection, un "best-of" (avec un disque par opéra). Faire une intégrale supplémentaire des trois opéras n'est pas forcément indispensable mais présenter les plus belles parties, les airs (sans tous les récitatifs), avec ces interprètes sera très précieux. C'est un principe qui avait cours du temps des disques en cire : la place était limitée, il fallait choisir le meilleur du meilleur.