Roméo et Juliette à l’italienne : redécouverte Impériale à l’Opéra Royal de Versailles
De l’Antiquité au Romantisme, jusqu’à nos jours
Le Château de Versailles, par son lieu même et son Histoire, transmet naturellement de sa magie à chaque concert qu'il accueille. Pour en être convaincu, il suffit de voir la mine réjouie de tous les spectateurs qui franchissent ses grilles au début de la soirée et de constater qu'après le concert terminé, lorsqu’ils en ressortent, ils se retournent pour admirer encore une fois ce château dans la nuit -qu’il s’agisse de leur première visite ou qu’ils soient devenus des familiers des lieux. Un lien magique, car à la fois intime et universel, dont nous ont parlé tous les artistes de cette nouvelle production (comme tous les autres). Un lien et un pouvoir qui s'entretiennent car si l'histoire se nourrit du passé c'est pour se vivre au présent et pour le futur. Et cette vitalité de ce monument historique, reliant le temps des rois et le nôtre, c’est assurément aussi celle des spectacles : le Château de Versailles organise ainsi une saison artistique faisant rayonner histoires et lieux, au pluriel car les répertoires baroques et classiques du temps des Rois débordent jusqu'au romantisme et à la modernité, de la Chapelle à l'Opéra Royal en passant par la Galerie des Glaces, entre Grandes Eaux, Jardins Musicaux et feux d'artifice, bals masqués et même Nocturnes Electro ! C’est bien Versailles ici.
Ce Château fait ainsi rayonner la musique ancienne à la bougie aussi bien que les immenses fresques lyriques de Berlioz et Wagner, des tubes du répertoire ainsi que des résurrections d'œuvres oubliées. À ce titre, Roméo et Juliette de Zingarelli est une œuvre emblématique, et charnière : celle d’une histoire d’amour qui s’est transmise depuis l’Antiquité, à travers les courants et les styles (renaissance, baroque, romantisme,… jusqu’à Leonardo di Caprio en Roméo cinématographique), celle de cet opéra triomphal puis oublié qui fait le lien entre baroque et bel canto.
Les sources et les modèles de Roméo et Juliette remontent en effet au moins jusqu’au début de notre ère avec les amours de Pyrame et Thisbé narrées par Ovide. Et c’est notamment sous la plume du conteur italien Luigi da Porto qu’elles prennent au XVIe siècle leurs noms de Romeo et Giulietta, tragiques amants de Vérone (un texte qui inspira directement cet opéra, sans passer par la version traduite en anglais, ou par celle de Shakespeare).
Aux mêmes sources originelles avant Shakespeare
“Le livret de Giulietta e Romeo signé Giuseppe Maria Foppa (1760-1845) provient de plusieurs sources du thème des Amants de Vérone, essentiellement celle de Luigi Da Porto (1543), mais s'inspire aussi de Girolamo Dalla Corte et de Shakespeare, avec quelques accommodements (il n'y a ainsi plus de scène au balcon…)” présente ainsi Laurent Brunner, Directeur de Château de Versailles Spectacles, dans le livret du disque de cet opéra, qui a été gravé pour le label discographique maison (en temps de reconfinement, proposant ainsi 80 minutes de cette musique, enregistrée à Versailles qui en propose désormais la version intégrale dans ce spectacle mis en scène durant 2h15, entracte inclus).
“C’est une œuvre que j’ai découverte grâce à Laurent Brunner, poursuit Gilles Rico, le metteur en scène de cette nouvelle production. Étant baigné de théâtre Shakespearien, je connais bien Roméo et Juliette… sauf que la trame du livret n’a que très peu à voir avec la version de Shakespeare, étant donné que le librettiste a puisé dans les sources italiennes (sources qu’on retrouvera dans I Capuleti e i Montecchi, l’opéra de Bellini). Cela permet donc aussi de redécouvrir tout un pan de cette histoire de Roméo et Juliette : d’avant Shakespeare, le creuset commun de cette légende, permettant de s’approcher de la portée mythique de ces amants de Vérone. C’est d’autant plus intéressant que chaque époque a pris cette histoire comme modèle, en lui apportant ses propres préoccupations et problématiques.
L’opéra de Zingarelli conserve bien entendu les noms de Roméo et Juliette, le cadre de Vérone au Moyen-Âge, ces deux factions qui s’opposent et l’amour interdit, mais en se recentrant sur les sources italiennes, et sur la maisonnée des Capulet : en oubliant tous les personnages secondaires. Les amis de Roméo, les Montaigu n’existent plus. Roméo représente seul cette faction : Benvolio a disparu tout comme Mercutio et tout ce qu’il apportait de légèreté (et de sous-entendus graveleux chez Shakespeare) est oblitéré pour se recentrer sur ces thèmes qui seront ceux du XIXe siècle : notamment la relation entre la fille et le père. Le personnage d’Everardo, père de Juliette, devient ici central.”
Justement, cette concentration nourrit le jeu et le chant des interprètes : “Ce livret est très important, explique Nicolò Balducci qui incarne Gilberto (le personnage tentant de réconcilier les familles), car dans cet opéra, l’intrigue est concentrée, resserrée, simplifiée par rapport aux textes d’origine et par comparaison avec la version de Shakespeare. L’histoire s’incarne ainsi beaucoup plus directement pour les interprètes et pour le public.” Ce que confirme Florie Valiquette : “Les sources italiennes sont très inspirantes et différencient beaucoup cet opéra de Zingarelli par rapport à l’opéra Shakespearien que composera Gounod. Les personnages sont présentés sous une autre lumière, concentrée aussi sur les relations fortes avec les personnages secondaires. C’est le cas pour mon rôle de Matilde, la confidente de Juliette, comme la relation est également très forte avec Everardo le père de Juliette, Teobaldo le fiancé de Juliette, Gilberto… il y a beaucoup de conversations entre ces personnages.”
Et c’est justement sur la force de ces relations que Gilles Rico axera son travail dans la direction d’acteurs : “La relation familiale donne une notion atemporelle : se recentrer sur ce cocon rend la chose très intéressante. L’isolement de Juliette dans un milieu extrêmement masculin (la mère de Juliette, Lady Capulet, n’est plus présente ici), renforçant la relation traumatique entre cette fille et ce père, violent et caractériel -ce qui se retrouve dans la musique. Cette couleur dramatique vient s’ajouter à toute cette couleur romantique présente avec les duos d’amour, ces sentiments qui se développent entre ces deux jeunes gens corsetés par un système patriarcal. L’important pour moi est la jeunesse du couple et ce conflit inter-générationnel. Nous allons y travailler ensemble.”
Musique charnière : Napoléon à la Napolitaine
Ce mythe concentré à une version essentielle s’allie à une musique qui s’impose justement comme un point de basculement : la synthèse de deux courants esthétiques. Laurent Brunner en poursuit ainsi les présentations dans le livret du disque : “L'opéra est construit en trois actes, précédés d'une ouverture dynamique, selon la tradition de l'opera seria de la fin du XVIIIe siècle, et représente un chef-d'œuvre de la grande école baroque napolitaine finissante, donnant le rôle principal à un castrat. Et le final brillant de l'acte I se situe véritablement entre la réforme lyrique de Gluck et Traetta, et le bel canto.” Et le directeur de Château de Versailles Spectacle poursuit pour nous en interview : “L'histoire de la musique est vue comme un slalom (ce qui n'est pas totalement faux), comme si elle s'installait en France avec Lully, puis en Allemagne avec Bach, faisant un contour londonien avec Haendel pour revenir à Vienne avec Mozart et Beethoven. Mais l'opéra italien est alors interprété à travers l'Europe avec des œuvres incroyables et la naissance d'un mouvement napolitain très moderne, une période baroque mais regardant déjà vers le bel canto des futurs Bellini et Rossini. Zingarelli en est un exemple emblématique, passionnant, d'autant plus que totalement méconnu désormais. Ce sont d'ailleurs les Roméo et Juliette de Bellini qui vont remplacer ceux de Zingarelli.” Stefan Plewniak, le chef d'orchestre de cette production le confirme : “J'ai joué beaucoup de Gluck ces derniers temps et je peux donc voir ses proximités avec l'œuvre de Zingarelli qui date pourtant de la toute fin du siècle et qui annonce déjà un style bel canto classique.” Florie Valiquette en fait de même, en reliant, grâce à Zingarelli, la Réforme du Classicisme musical, la grande école Classique, et jusqu’au Romantisme suivant : “Nous sommes dans une période de transition. On retrouve des influences de Gluck et de Mozart, avec une ouverture vers le bel canto de Bellini, qui fut l’élève de Zingarelli. Je trouve la musique absolument magnifique, dans cette ligne droite et virtuose de l’univers baroque vers le bel canto. C’est une belle redécouverte et tout à l'honneur de Laurent Brunner qui aime beaucoup faire redécouvrir au public de Versailles des œuvres qui ont été oubliées. L'enregistrement a été l'occasion d’une redécouverte, je suis impatiente désormais de plonger dans la version scénique.”
“La musique de Zingarelli m’a d’emblée intéressé dès que j’en ai écouté, confirme et s’enthousiasme Nicolò Balducci. Durant la pandémie en 2020, j’avais pour projet d’enregistrer des cantates napolitaines. Lors de mes recherches, j’ai découvert Zingarelli qui fut le dernier grand représentant de cette école napolitaine (qui était un mélange de beaucoup de choses). J’ai découvert que son chef-d’œuvre était Romeo et Juliette. Au final, je n’ai pas conservé Zingarelli dans le disque que j’ai enregistré sur l'école napolitaine car il s’inscrit déjà après eux (Alessandro Scarlatti, Leonardo Vinci, Leonardo Leo, Giuseppe Porsile, Johann Adolf Hasse) : Zingarelli a ce lien profond avec cette école dominant l’opera seria, par leurs enchaînements de récitatifs et d’arias reprises et ornées, mais il est déjà davantage lié à l’époque suivante.”
Des termes identiques employés par Franco Fagioli qui incarne Roméo : “Dès que j'ai étudié la musique, je l'ai beaucoup aimée. Cet opéra a déjà une empreinte esthétique du XIXe siècle : dans l'idée de l'opéra avec scènes, airs, cabalettes. Il n'est pas dans le style baroque ou même classique Mozartien : il tend vers la manière suivante d'écrire de l'opéra (et que mènera plus loin Rossini).
Cela a donc renforcé mon sentiment premier, cette joie d'incarner Roméo, avec cette très belle musique, avec ces très belles scènes, et dans la tradition des castrats.”
“Peut-être que Zingarelli n’a pas inventé ce pathos à l’opéra mais il l’a diffusé dans son œuvre, en de nombreux endroits, avec de magnifiques arias, des lamentations qui nous touchent encore aujourd'hui (ce n’est pas pour rien qu’il connut un si grand succès, et fut le professeur de grands compositeurs comme Bellini ou Mercadante) enchaîne Krystian Adam qui incarne Everardo. C’est une musique magnifique, absolument incroyable, belle et exigeante.” “Je trouve beaucoup de connexions avec les autres opéras consacrés à Roméo et Juliette : ceux de Gounod et de Bellini, poursuit Nicolò Balducci. Je pense qu’ils ont été influencés par cet opéra, je le vois par exemple au fait que Bellini emploie une voix de femme pour Roméo (comme en référence aux castrats, et alors que cette tradition était passée alors). Et selon moi, le fait que cet opéra soit resté longtemps à l’affiche signifie quelque chose : de sa qualité, de son influence.”
Une musique, une œuvre essentielle et charnière donc, et qui connut un immense succès, un succès historique même, concernant directement la France.
Napoléon mélomane
Si le mythe de Roméo et Juliette a traversé les siècles, il aurait assurément dû en être de même pour cet opéra, dont le succès en son temps eut des résonances historiques, marquant notamment l’Empereur français. Laurent Brunner nous présente ainsi cette œuvre en la rattachant à la perception historique de l’Empereur : “La passion de Napoléon pour la musique a été ignorée. Notre vision de l’histoire de France se focalise sur des clichés : pour Napoléon, le cliché est celui du militaire réformateur de l’État, or ce n’est qu’une partie de la réalité.” Château de Versailles Spectacles a donc participé sur tous les fronts aux commémorations du Bicentenaire de Napoléon en 2021, et ce malgré la pandémie : organisant en temps de déconfinement des Journées de reconstitution napoléonienne, et même durant le confinement, en enregistrant de très larges extraits de cet opéra Roméo et Juliette à l’Opéra Royal. Dans le livret de cet album, Laurent Brunner rappelle ainsi que l’Empereur nourrit pour les arts une passion "méconnue. Et plus encore concernant la musique, alors qu'il y fut particulièrement attentif et attaché, proche des artistes et des compositeurs, inspirateur direct de certaines œuvres." C’est même précisément sur ce plan que l’Empereur envisage l’aboutissement de ses projets, ses victoires militaires n’en étant qu’un prélude qui lui permet de s’inscrire dans la lignée du Roi Soleil (donc aussi de Versailles) : “J'ai deux ambitions, élever la France au plus haut degré de la puissance guerrière et de la conquête raffermie, puis y développer, y exciter tous les travaux de la pensée sur une échelle qu'on n'a pas vue depuis Louis XIV.” Chanteurs et compositeurs l’accompagnent d’ailleurs dans ses campagnes militaires, faisant résonner leurs chants à côté des champs de bataille. “À peine arrivé à Milan, poursuit Laurent Brunner, le conquérant y est reçu avec faste et enthousiasme, et va applaudir la jeune étoile Giuseppina Grassini qui vient de triompher dans le rôle de Giulietta. Elle va bientôt se blottir dans ses bras, et le souvenir de cet opéra qui l'émeut fortement restera jusqu'à sa mort celui de ses années victorieuses. Mais Bonaparte est aussi totalement fasciné par le castrat Crescentini, notamment dans son grand air de Romeo, qui le fait pleurer. Ce duo Grassini/Crescentini si cher à Napoléon fit ainsi les grands soirs lyriques de l'Empire, et principalement dans des reprises de Giulietta e Romeo.”
“Franco Fagioli est la réincarnation moderne de ces voix de castrat, poursuit Laurent Brunner qui l’a choisi pour cette production. Il a les qualités vocales de Crescentini et l'abattage qui va avec, d’autant qu’il est passionné de l'œuvre et de l’interprète auquel il a consacré un récital, donné chez nous à Versailles.”
Car cet opéra fit en effet les grands soirs lyriques des scènes européennes, dès sa création à La Scala de Milan en 1796 et jusqu'en 1830 : un succès également porté par les grands interprètes qui succédèrent à Grassini & Crescentini, jusqu'à La Malibran. “Il y a quelques semaines je chantais au Teatro Malibran à Venise, nous raconte d’ailleurs Krystian Adam. Maria Malibran, l’une des plus grandes interprètes de l’histoire, fit sa carrière aussi avec cet opéra, avec la magie de ces arias virtuoses, très difficiles, portées par les grands artistes de leur temps.”
Du haut de ce sommet lyrique, Napoléon vous contemple
Ces liens entre Napoléon et cette œuvre inspirent d’ores et déjà les chanteurs de cette production. “Interpréter cet opéra italien en France, ce sera donc aussi comme le jouer à domicile” s’amuse ainsi Krystian Adam qui nous confie également sa proximité, géographique avec l'Empereur : “Je vis en Sardaigne, non loin de la Corse…” rappelant tous ces liens culturels et historiques à travers Napoléon et l'opéra, entre la France et l'Italie.
Et ces liens entre Napoléon et cette œuvre viennent désormais directement inspirer cette nouvelle production : c’est dans ce contexte que l’histoire sera resituée, dans ce décor, avec ces costumes (griffés Christian Lacroix), comme nous l’explique le metteur en scène Gilles Rico : “Du fait de cette relation entre l'œuvre et Napoléon, nous avons voulu replacer le spectacle à l’époque de sa création : en 1796, et non pas en Italie mais sous le Directoire en France. Cette période m'intéresse car c’est une période de grands tumultes et de guerre civile dans notre pays, avec de multiples factions qui s’opposent pour gagner le pouvoir, énormément de troubles.
Pour moi la famille de Juliette représente les réactionnaires thermidoriens revenant en force après la Terreur, tandis que Roméo représenterait plutôt la Révolution avec les Jacobins. Ce contexte de guerre civile est intéressant pour raconter cette histoire, d’autant plus que c’est historiquement le jeune Napoléon qui va en sortir vainqueur et prendre le pouvoir.
Une jeunesse dorée participe aussi à cette révolution avec le courant des muscadins (durant la Réaction thermidorienne) : une jeunesse manipulée par certains dirigeants qui cherchent à ressaisir le pouvoir à l’intérieur de l’Assemblée constituante. Les costumes de Christian Lacroix s’inspirent ainsi des gravures de l’époque, de cette jeunesse aux tenues exubérantes mais pour prôner un retour à l’ordre passé. L'exubérance est l’uniforme de ces muscadins, aussi appelés les Incroyables ou Merveilleux (il y a par exemple un personnage d’un “Incroyable” dans l’opéra Andrea Chénier d'Umberto Giordano) qui organisaient les bals des victimes où les jeunes aristocrates ayant perdu un membre de leur famille guillotiné venaient avec un fil rouge symbolique autour du cou. Leurs tenues ont aussi un côté carnavalesque et commedia dell’arte (qui sont aussi présents dans cette histoire et dans la pièce de Shakespeare). La mise en scène utilise ces codes vestimentaires dès la première scène des fiançailles et pour bien mettre en évidence les deux factions : renvoyant aussi aux Capulet et Montaigu. Ces thèmes de la jeunesse et de la guerre civile sont bien présents dans cette œuvre et rendent aisée une transposition dans cette époque.”
Décors charnières
À l’image de cette œuvre, de ce drame, de cette musique, cette nouvelle mise en scène se situe ainsi à la charnière des époques, et Versailles va plus loin encore : revenant avec cette nouvelle production à un système de productions d’opéras des temps anciens mais adapté à notre modernité, le temps des décors en toile peinte et châssis (sur lesquels travaillent Antoine et Roland Fontaine, compagnons de route de cette maison lyrique) permettant d’illustrer des univers dans plusieurs mises en scène (une démarche éco-responsable, écologiquement mais aussi économiquement parlant en ces temps de crises planétaire et culturelle).
“L’idée, que nous présente Laurent Brunner, est que nous puissions employer le décor d’une scène avec un fleuve dans différents opéras qui contiennent une scène avec un fleuve… Si des productions sont placées dans les Années Folles ou un univers psychédélique alors bien sûr ça ne va pas coller. Mais pour l’essentiel des histoires qui se sont racontées pendant des siècles à l’opéra, nous pouvons présenter ainsi leurs ciels, mers, forêts… Roland Fontaine a pu créer en un mois un décor, ‘unique’ mais permettant de montrer les spécificités et les points communs de nos deux nouvelles productions du début de saison : Roméo et Juliette de Zingarelli mis en scène par Gilles Rico, qui sera suivi du Don Giovanni de Mozart mis en scène par Marshall Pynkoski. Les metteurs en scène et leurs équipes demeureront toujours différents pour les différentes œuvres, mais ces décors ré-employables nous permettent ainsi de défendre la notion de répertoire, que nous avons trop perdue en France (où on fait des productions nouvelles pour le goût du nouveau, même s’il existe une excellente production d’une œuvre qui n’a pas été encore reprise). Or, à l’opéra on ne joue pas une production des dizaines de fois à la suite. Donc si nous pouvons présenter une production trois fois cette année et puis trois fois et puis trois autres fois lors de saisons suivantes (ce que nous avons fait pour le King Arthur de Shirley et Dino par exemple), alors ceux qui veulent revoir le spectacle peuvent revenir, et des spectateurs peuvent le découvrir. Quant à Mozart, nous avons justement coproduit la Trilogie da Ponte par Ivan Alexandre, en la montrant d’abord un par un puis les trois à la suite”.
Gilles Rico reprend alors : “Laurent Brunner a eu cette clairvoyance : plutôt que d’annuler des productions ou de réduire à des versions semi-scéniques ou de concert, il maximise les moyens, en partageant des décors entre plusieurs productions.
C’est aussi un travail intéressant : une autre méthodologie. Nous ne partons plus d’un projet, d'une ligne dramaturgique qui donnera naissance à un espace et une scénographie. Là, le décor et ses ramifications existantes sont donnés et la dramaturgie doit se développer à partir de la scénographie et de l'espace qui en découle.
Nous avons travaillé avec Roland Fontaine, le scénographe du spectacle, à ce que ces éléments puissent raconter ces différentes histoires, de manière significative : avec deux utilisations extrêmement différentes du décor. Les décors sont les mêmes pour ces deux nouvelles productions, mais ils ne semblent pas être les mêmes : dans ma mise en scène, le décor est totalement mouvant, pour créer l’effet un peu onirique, comme si ce souvenir d’un amour et d’une époque se manifestait dans l’espace (les tableaux changeront à vue et bougeront beaucoup). Cela fait partie aussi du métier de pouvoir jouer avec les contraintes, d’en faire un défi et quelque chose de positif."
Opportunités rares
Cette production donne ainsi une occasion rare de redécouvrir une œuvre autrefois triomphale, dans un mode de production devenu rare à l’opéra alors qu’il était la norme. Une occasion rare saisie par chacun des artistes qui y trouvent quantité d’opportunités, celle d’incarner ces personnages légendaires dans ce lieu unique n’étant pas des moindres, comme nous le confie Franco Fagioli : “J'étais très attiré par le fait d'interpréter Roméo. Beaucoup d'opéras ont été écrits sur cette histoire et avec ce personnage mais incarné par des femmes, mezzo-sopranos en travesti, ou des ténors. Et même si je pourrais chanter des arias de Roméo dans d'autres opéras, celui-ci de Zingarelli me donne la possibilité d'incarner le personnage sur scène. Roméo est un personnage débordant de passions humaines, et dans ces cas, en tant qu'interprète, il faut canaliser les passions sinon elles vous dévorent. Roméo est un personnage incroyable et qui a beaucoup à nous apprendre.” D’une même manière, Nicolò Balducci s’enthousiasme : “Lorsque j’ai découvert cette musique, je n’aurais jamais cru avoir l’opportunité de la chanter !” Et l’occasion est trop belle aussi pour Florie Valiquette, d’approcher le personnage de Juliette : “Je ne pourrais jamais chanter celle de Zingarelli car elle a été écrite pour une contralto, mais je peux en être ici la confidente, pour ce personnage mythique que j’ai découvert dans ma tendre adolescence. C’est un personnage tellement fort : c’est la femme prête à tout pour l’amour et c’est assurément un personnage que j’aimerais un jour interpréter dans une autre œuvre. C’est la jeunesse, la fougue, mais d’une grande force intérieure et qui se respecte.”
La belle et rare occasion sera celle de cette nouvelle production du 18 au 22 octobre, mais ce fut déjà celle de l’enregistrement de l’opéra du 30 mars au 3 avril 2021. “Ce fut une bénédiction pour de nombreux artistes pendant la pandémie, une période très difficile pour tout le monde, rappelle Florie Valiquette. Et cette production vient permettre de montrer toute l’ampleur de l'opéra, dans toute la gloire de sa version intégrale et mise en scène, avec les costumes de Christian Lacroix, pour toutes celles et tous ceux qui ont découvert l'œuvre au disque, et les autres.”
Franco Fagioli, dans notre interview dédiée, va pour sa part jusqu’à qualifier de “miracle” cet enregistrement, en temps culturels tragiques. Idem pour Adèle Charvet, qui incarne et enregistra Juliette : “Lorsque Laurent Brunner m’a proposé de chanter ce rôle dans cette œuvre, je lui ai demandé… de quoi il s’agissait ! J’étais impatiente et puis très heureuse de découvrir la partition. J’étais d’autant plus heureuse que je ne pensais pas chanter une Juliette un jour (mais plutôt un Roméo dans l’opéra de Bellini). J’étais ravie de pouvoir me jeter dans ce projet et découvrir cette musique néo-Gluck annonçant Rossini (a fortiori à l’époque où le travail était rare). Ce bel canto est passionnant et je me suis découvert un grand amour pour cette partition.”
Re-Trouvailles
Versailles est ainsi un lieu de trouvailles et de retrouvailles musicales. De la même manière que ses spectacles remettent à l’affiche des opus oubliés, ils sont l’occasion de découvrir de nouvelles voix qui vont faire un parcours au long cours avec la maison, comme aussi les grands noms qui y sont régulièrement invités. Franco Fagioli s’en réjouit ainsi : “Je suis très excité à l'idée de revoir l'Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles et Stefan [Plewniak]. Je me souviens de nos retrouvailles en mars 2021 pour l'enregistrement, alors que la crise de Covid entraînait toutes ces annulations et fermetures de salles : c’était comme un retour à la joie et à l’espoir d’offrir la musique aux autres. Je n’ai que de belles choses à dire et de la reconnaissance envers Stefan et l'Orchestre. Le travail avec eux est guidé par le sentiment de faire de la musique comme des artisans, comme une part de notre âme et de notre vie. Ce fut un bonheur de travailler avec tous mes collègues solistes et je suis prêt à savourer ces retrouvailles pour mettre désormais les personnages en scène.”
Le contre-ténor vedette Franco Fagioli revient ainsi sur ce parcours versaillais comme il revient régulièrement dans ces lieux, tandis que le jeune contre-ténor Nicolò Balducci a vu sa carrière notamment propulsée en recevant l’année dernière le premier prix du Concours de chant Renata Tebaldi à San Marino, un concours présidé par un certain Laurent Brunner qui l’a invité dans la foulée au récital des trois contre-ténors à la Galerie des Glaces en mars dernier (comme les 3 mousquetaires, les 3 contre-ténors étant désormais 4). Et Nicolò Balducci nous parle avec un enthousiasme débordant des 6 productions qui l’attendent rien que durant cette saison à venir à Versailles : avant même Roméo et Juliette, il chantera durant la Soirée de gala du 1er octobre à l'Opéra Royal, puis au Couronnement de Poppée le 17 décembre dans la Grande Salle des Croisades, au Messie de Haendel en la Chapelle Royale les 23 et 24 septembre, au retour des 3 contre-ténors à l'Opéra Royal le 29 janvier 2024, ainsi que pour une autre rareté mise en scène, Gloria e Imeneo de Vivaldi au Théâtre de la Reine les 29-30 juin 2024 (également dirigée par le chef Stefan Plewniak). “Dès le début, d’emblée, mon expérience avec Versailles a été fantastique. J’ai eu la chance, dans cet endroit sublime, d'avoir ma petite loge dans la chambre de Marie-Antoinette ! C’est un rêve devenu réalité.”
Krystian Adam a pour sa part un lien plus ancien avec Versailles Spectacles, dont il nous raconte également le plaisir qu’il a eu à chanter dans ses différents lieux, avec différents orchestres. Mais justement “je n’ai pas encore chanté avec l’Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles, nous confie-t-il. Je suis impatient de cette rencontre avec cette phalange dont j’ai déjà pu apprécier la renommée. Et le chef, qui accompagne régulièrement cet orchestre et qui dirige cette production, Stefan Plewniak est polonais comme moi : nous nous connaissons donc, bien sûr, mais nous n’avions jamais eu l’occasion de travailler ensemble. Je connais cependant déjà son travail artistique, son énergie débordante : il va droit au but et j’adore les chefs qui donnent autant.” Krystian Adam se réjouit ainsi autant de ces occasions de rencontres attendues que de continuer son parcours avec Franco Fagioli (avec lequel il a partagé de grandes productions internationales) et de travailler avec de nouveaux collègues : “À Versailles, je me sens comme chez moi. Tout le monde connaît cet endroit mais dans cet endroit c’est aussi comme si tout le monde vous connaissait (tout le monde me salue comme un ami de retour lorsque j’y reviens chanter). La beauté du lieu est absolue mais l’atmosphère aussi est incroyable. Tout le monde qui y travaille est impliqué dans la production artistique, très gentil, très professionnel.”
Histoires d'amours
Chaque artiste nous raconte ainsi son histoire avec Versailles, comme avec Roméo et Juliette (celui de Shakespeare et désormais aussi celui de Zingarelli). Des histoires d'autant plus mémorables du fait de ce lieu et des occasions rares offertes par les projets de cette programmation artistique.
Toutes sont des histoires d'amour au premier regard, aussi intenses, et heureusement pas aussi tragiques, pour la bonne raison qu'elles sont loin d'être finies : Versailles aime au long cours…
“La première fois que je suis allée à Versailles, c’était pour voir un ami en concert, se remémore Florie Valiquette. J’ai trouvé l’endroit inspirant, incroyable, rempli d’histoire et si riche de sa saison musicale que secrètement, je rêvais d’y chanter. Ce rêve s’est réalisé et se poursuit au fil des saisons. Les lieux de concerts sont superbes, pas trop grands, donnant une belle intimité avec un public friand de rencontres et de belles (re)découvertes.”
Un sentiment partagé universellement, comme nous le confie aussi le metteur en scène Gilles Rico à l’aube d’y retourner travailler : “Avec Versailles, c’est une histoire de fascination et d’émerveillement. C’est toujours quelque chose d'extraordinaire de pouvoir travailler dans ce lieu, jouer dans ces murs chargés d'histoire. Et lorsqu’on y est encore, très tard, à régler les lumières scéniques, puis qu’on se retrouve tout seul à l'intérieur du palais, c'est un moment qui vous comble. Rien que pour cela, je suis toujours heureux d’y travailler et d’y avoir des projets : pour déambuler dans les couloirs du château seul, en-dehors des heures de visites. On a l'impression de toucher le palais directement au cœur." Un cœur vibrant que le metteur en scène associe directement à l'action de Laurent Brunner : “Il fait un travail extraordinaire à Versailles avec le nombre de levers de rideaux, tous les concerts, toutes les redécouvertes. Il a fait de ce lieu un centre musical à part entière. Chapeau bas, d’autant plus dans les temps qui courent.”
Réservez vite à cette adresse vos places pour voir cette production, et vous pouvez également commander le disque sur le site du Label discographique Château de Versailles Spectacles