Breaking the Waves : Nouvelle Vague lyrique à l’Opéra Comique
Vague cinématographique et lyrique
Adapter un film en opéra est une démarche intrigante en soi, qui d’ailleurs se développe de plus en plus : “beaucoup d’adaptations de films à l’opéra existent, rappelle d’emblée la compositrice Missy Mazzoli, y compris de Lars von Trier. Si le cinéma avait existé du temps de Verdi et Puccini, ils auraient alors adapté des films, comme ils ont adapté des livres et des pièces”. “J’aime le fait qu’il y ait plus d’opéras inspirés de films, confirme Sydney Mancasola qui incarnera l’héroïne de Breaking the Waves : j’ai travaillé sur The Hours au Met. C’est une direction très intéressante et qui apporte un nouveau public, fasciné par le cinéma et qui vient s’intéresser à la musique.”
Il n’empêche, une telle adaptation pose une quantité de questions, et notamment pour adapter un film tel que celui-ci, racontant l’histoire d’une femme, Bess, qui accepte d’avoir des relations avec d’autres hommes afin de les raconter à son mari devenu handicapé par un accident sur une plateforme pétrolière. Mais justement, le défi et l’enjeu, la renommée du réalisateur et la célébrité du film ainsi que son histoire, terrible, rendent le projet d’autant plus passionnant. D’ailleurs, la compositrice de cet opéra, Missy Mazzoli, n’aurait jamais cru que Breaking the Waves puisse devenir un opéra. Mais ses doutes se sont métamorphosés en une envie d’autant plus puissante : “Breaking the Waves est notre deuxième opéra (et nous travaillons actuellement sur le 5ème et 6ème) avec le librettiste Royce Vavrek qui est mon meilleur ami. J’étais d’abord très hésitante à l’idée d’adapter ce film, car je peinais à voir ce que je pouvais apporter à un opus si brillant. Mais cette idée ne m’a dès lors plus quittée, et, plus j’y pensais, plus je voyais la manière d’éclairer la psychologie des personnages, d’apporter à l'histoire ce que seul l’opéra peut apporter (ce que même von Trier ne pouvait faire). L’opéra a tant de strates : la musique et le texte et la mise en scène peuvent dialoguer, se renforcer, se compléter, se contredire.”
C’est précisément ce qui fait la force de cet opéra, selon le metteur en scène de cette production représentée à Paris, Tom Morris : “La force de cet opéra est qu’il s’agit d’une réponse au film, plus que d'une adaptation dans un sens ordinaire. Dans le film, le spectateur se demande ce qui peut bien se passer dans l'esprit de Bess. Missy Mazzoli, parce qu’elle allie des qualités de compositrice-dramaturge dans cette partition, répond à cette question par la musique : elle a composé l'esprit, l'imagination, la sensibilité, la générosité de cette femme. Le film demande si cette femme a encore le choix dans ses décisions, si elle peut encore prendre des responsabilités. La musique lui répond par sa richesse, sa sophistication : dans une combinaison de l'impact émotionnel et du drame. Cet opéra a connu beaucoup de représentations et je pense qu'il durera longtemps.”
“Beaucoup du crédit revient aussi à Lars von Trier, pondère humblement la compositrice en confirmant ainsi qu’elle répond par son opéra au long métrage, à cette histoire brillante et poignante, au fait qu’il n’y a pas une démarcation claire entre des gentils et des méchants (ce que nous avons pleinement conservé) : il voulait faire un film à propos du bien, où tout le monde pense bien agir et provoque ainsi le mal. J'adore cette ambiguïté. Les gens doivent sortir en se posant des questions : notre travail n’est pas de leur dire quoi ressentir.
J’ai mes idées sur les intentions des personnages dans l’opéra mais ses différentes mises en scène montrent des visions différentes des personnages. D’ailleurs, durant l'élaboration de la pièce, nous étions partis sur un dessin plus tranché de certains personnages, mais cela ne fonctionnait pas : l’opéra sculpte l’ambiguïté, davantage encore grâce à la musique qui permet de faire comprendre en sons ce qui ne s’exprime pas en mots. D’ailleurs, Lars von Trier lui-même a dit de très belles choses sur l’opéra dans la presse (j’en étais ravie, cela suffit à me combler), après avoir dit qu’il ôterait son nom du projet s’il le détestait (il ne l’a pas fait, au contraire, sa production a été très généreuse pour nous accorder les droits) : cela montre que nous sommes restés fidèles à son travail, à son propos, à son esprit y compris d’ambiguïté et d’intensité.” “Les meilleures pièces vous laissent avec de bonnes questions, et continuent de les nourrir, confirme Sydney Mancasola. C’est le cas avec cet opéra, car c’est le cas pour la protagoniste Bess : tant de questions demeurent sans réponse pour le public, car tant de questions demeurent sans réponses pour elle, alors justement qu’elle pense les trouver, dans la foi. Sa foi questionne ainsi notre condition humaine, les dangers où elle peut nous mener, mais aussi ses merveilles, le don de soi.”
“L’opéra est une œuvre et une expérience très différente du film, poursuit la compositrice Missy Mazzoli : c’est inévitable pour une adaptation d’un film en opéra et a fortiori d’un film de Lars von Trier, un film en caméra portée proche des visages (impossible de faire cela sur un plateau de théâtre pour un public). Royce, mon librettiste, avait le script de ce long-métrage, mais le film lui-même s’en écarte beaucoup. Pour un livret, il faut enlever beaucoup de texte, parce que chanter prend plus de temps que parler. Si nous avions gardé tous les dialogues du film, l’opéra durerait 10 heures. Heureusement, Royce est très doué pour réduire les choses à leur essence. Il excelle à façonner un texte qui puisse être chanté, qui soit succinct, et où le moindre mot a du sens (l’opéra ne doit jamais être bavard). Nous avons aussi dû changer la structure du film, qui est en 7 chapitres et un épilogue, pour composer l'opéra en 3 actes. Nous avons dû ôter des personnages plus périphériques (le nombre de personnages qui viennent dans un opéra pour chanter une seule phrase doit être limité). Les changements se sont donc faits pour des raisons pratiques, en conservant tout de l’intention et de l’histoire. Nous avons d’ailleurs ainsi créé un opéra où vous n’avez pas besoin de voir le film pour comprendre : nous laissons le spectateur choisir s’il veut le regarder ou pas. L'élément de surprise peut aussi être intéressant et ceux qui ont vu le film auront une expérience complètement différente, également profonde. Je ne recommande toutefois pas de faire comme mon librettiste et moi l’avons fait : il l’a vu à sa sortie, à 14-15 ans, et je l’ai vu 10 ans après mais toute seule (grande erreur).”
Vague Narrative
“Je vois l’histoire et le parcours initiatique de Bess comme la version dramatisée et intense de ce que les femmes traversent, raconte la compositrice Missy Mazzoli : c’est mon expérience et celle des femmes de ma famille. C’est l’histoire impossible d’une femme à qui tout le monde dit ce qu’elle quoi faire : son mari, ses amants, sa mère, le docteur, le village, l’église, dieu, etc. Et tout est contradictoire. La ligne de comportement acceptable pour elle est sur le fil du rasoir : il est si facile de tomber, de chuter d’un côté ou de l’autre.
“Le sujet est bien choisi pour l'opéra, confirme la soprano californienne Sydney Mancasola qui incarnera l’héroïne écossaise Bess McNeill. Il a tant des ingrédients nécessaires à l’art lyrique, et qui retiennent l'attention : un drame, aux frontières du vraisemblable et de la parabole, un voyage initiatique (avec l’intrigante combinaison de l’amour divin et de l’amour charnel). Cette femme, religieuse, dévôte est frappée par une crise qui la frappe et la pousse dans une situation si improbable qu’elle en devient plus véritable. J’ai toujours travaillé mes rôles comme une actrice, presque davantage que comme une musicienne. L’opéra est magique lorsqu’il allie les deux et que les artistes sont pleinement investis dans le drame, particulièrement dans la musique contemporaine. La musique est celle d’une figure remarquable parmi la scène des compositeurs américains contemporains. Quiconque a entendu quoi que ce soit de la plume de Missy Mazzoli achèterait immédiatement des billets pour cet opéra. Je n’ai ainsi pas hésité avant d’accepter ce rôle, même si j’avais quelques appréhensions concernant la nudité, mais elle ne sexualise pas le caractère : c’est pour pousser le drame et montrer la vulnérabilité alors cela devient naturel. D’autant que la mise en scène de Tom Morris a fait un travail de goût, pour dessiner les personnages.”
“J'ai très peu hésité pour ma part, confie Mathieu Romano qui dirigera cette production. Je me suis bien entendu renseigné sur le projet mais j’ai déjà d’emblée une grande confiance dans la programmation de l'Opéra Comique : toujours très intelligente et intéressante. J'étais déjà partant a priori, et j'ai ensuite regardé ce projet très fort, qui pose des questions qui m'intéressent aussi, avec une très belle musique.”
Vague Musicale
“Il y a 9 ans, en écrivant cette pièce, nous sommes allés sur l'île de Skye visiter les lieux de tournage, relate la compositrice. Je n’étais jamais allée en Écosse ni dans un tel décor, j’étais frappée à la fois par la luxuriance du paysage et sa violence : le lieu est déjà dramatique en soi, alternant des champs merveilleux et des falaises accidentées, avec des rochers surgissant de terre. Son paysage naturel a eu un grand impact sur la partition, et j’ai aussi utilisé une référence à la tradition musicale de gaelic songs des Highlands. Cela a modelé mon idée de l’opéra, notamment le début, une petite ouverture instrumentale qui peint le décor de l’Écosse, ainsi. C’est une idée qui m’a été inspirée par Peter Grimes, où Britten a gravé le son de l’océan dans la partition. À chaque instant on y entend le son de la mer et je voulais que ma partition ait le son de l’Écosse en basse continue.
Les opéras du passé contemporain me nourrissent ainsi : Britten est une référence incontournable pour un opéra en anglais, dans un climat marin parlant d’un outsider, et puis John Adams (pour lequel j’ai travaillé) et Philip Glass (nous sommes New Yorker), Meredith Monk (pour les techniques vocales), Laurie Anderson et la tradition downtown new york ont eu une grande influence sur moi. Je me vois comme partie d'une tradition et proposant du nouveau, je suis influencée par le passé, j'ai appris à écrire de l'opéra en étudiant Mozart, Britten jusqu'à Thomas Adès, Kaija Saariaho : une tradition moderne qui s’illustre dans cet opéra, comme dans tous ces moments où Bess dialogue avec Dieu (comme dans le film, elle pose une question à Dieu et répond avec la voix qu'elle lui attribue), d’une voix grave et d'autorité. C'est moderne, nouveau, unique à cet opéra.
Il y a ainsi le son de l'océan dans la partition dans un sens littéral, notamment au début et à la fin de la pièce, mais aussi, sur le plan psychologique (cette vague menaçant d'engloutir les gens) est omniprésente. Ces personnages sont tous dans des situations dramatiques devant lesquelles ils se sentent désemparés, à commencer par Bess, devant l'état de son mari, blessé sur la plateforme pétrolière et paralysé. Ces vagues s’écrasent sur ces personnages, placés dans des situations extrêmes, face à de terribles événements. Pour chaque œuvre, je vise ainsi à faire quelque chose de complètement nouveau. Ce qui m’intéresse est de combiner le familier et l’inattendu, avec des accords denses (je suis pianiste de formation) et des mélodies qui semblent reconnaissables mais vont à un endroit inattendu, par un twist car j’aime jouer sur les associations et la nostalgie de l'auditeur tout en leur proposant du nouveau. Il y a aussi des instruments moins habituels dans la fosse : melodicas, guitare électrique, parmi beaucoup de cordes.”
“La (re)découverte de l’univers de Lars von Trier en s’immergeant dans cette histoire via cette partition est extrêmement marquante, témoigne Mathieu Romano. L'orchestre apporte des caractéristiques nouvelles aux personnages par rapport au film. Le chant de Bess permet de percevoir ce qui ne se voit pas, ce qui ne se dit pas (d’autant que le film n’a pas de musique, hormis du rock des années 1970 durant des interludes). On trouve beaucoup de la dimension musicale dès le titre “Breaking the Waves” : cette vague sonore de l’opéra (illustrant les vraies vagues évidemment, qui entourent cette île en huis clos mais aussi les vagues des oppressions religieuses et du qu'en dira-t-on ou de l’accident de Jan. Tout cela est rendu avec de grandes nappes de tenues, une très belle orchestration mouvante de crescendo/decrescendo. Il ne s’agit pas de leitmotiv, mais à chaque fois que Bess s’adresse à Dieu, ces descentes chromatiques fondues épaississent encore plus le caractère.
Les chœurs -masculins- sont également essentiels, et traités selon le caractère de leurs personnages : les chœurs de la congrégation religieuse sont très beaux et purs mais aussi froids et austères (faisant ressentir la prégnance du Calvinisme, l’idée que seul Dieu peut sauver l’humain pêcheur). Le chœur représente aussi les travailleurs sur la plateforme pétrolière, débridés et internationaux. Il y a tout un jeu d'accents (écossais pour les locaux, internationaux sur la plateforme) qui donne un horizon au huis-clos insulaire. Les chœurs doivent ainsi chanter à la fois des choses d'une grande délicatesse et d'une grande dureté : c'est une forme de virtuosité qui correspond aussi à Aedes.”
“Les Chœurs qui incarnent les anciens du village et les ouvriers sur la plateforme pétrolière sont aussi une sorte de chœur divin dans la tête de Bess, poursuit Tom Morris, la connectant aux différentes figures masculines de cet opéra, et la renvoyant à sa Passion (en résonnant avec les éléments surnaturels dans cette histoire). C'est une histoire d'amour dans une communauté qui ne comprend pas, ne peut pas vivre avec de tels sentiments.”
“C'est une écriture très vocale, poursuit Mathieu Romano. Je trouve très intéressant que ce soit une musique accessible sans être simple : elle est très construite, complexe, avec beaucoup de niveaux, de textures et de trames mais le résultat est très accessible car porté avant tout par l'émotion et des lignes musicales et vocales. Je m'attache beaucoup à l'intelligibilité du discours, du texte, qu'on entende bien les chanteurs, qu'on comprenne leur propos et l'histoire que racontent les paroles et le rythme de l'opéra, son caractère affûté, sa tension aussi, sa dureté nerveuse qu'il faut rendre avec acuité.”
“Missy écrit incroyablement bien pour la voix, confirme Sydney Mancasola. La musique contemporaine a parfois (trop souvent) le défaut de traiter la voix de manière instrumentale, alors qu’il est essentiel de savoir comment une voix peut s’exprimer et s’épanouir. Missy comprend comment fonctionnent la voix et le lyrisme : il y a quelque chose dans sa manière d’écrire qui émancipe de toute contrainte métrique, tout en gardant (parce qu’elle permet de garder) une grande connexion avec le chef, avec les purs glissandi de l’orchestre, les textures, son orchestration à couper le souffle qui crée un monde sonore résonant avec Britten (mais pas du tout dérivatif) : avec cette même charge expressive. C’est un paysage de merveille sonore vraiment unique. Missy sait rendre l’opéra contemporain vivant.
Tant mieux, car ce rôle de Bess est l’un des plus exigeants qui soient, d’autant qu’il vous remue forcément avec tous les abus qu’elle subit. Elle demande une prestation absolue, elle est là toute la soirée, c’est un défi comme peut l’être Traviata ou Gilda à laquelle elle ressemble un peu pour son innocence, sa dévotion, sa foi, son martyre (elle meurt par amour) et le fait que les gens la regardent avec étonnement, qu’ils s’attendent à ce qu’elle sorte de cette phase. Ce serait intéressant de faire un diagnostic mental de Bess pour voir ce qui est de la part de la foi, de l'illusion, d'où vient et comment fonctionne son dialogue avec Dieu. En cela si vous considérez son dialogue avec le Très-Haut d'un point de vue athée, alors en fait elle justifie ses propres actions. Elle dépend de sa foi pour la guider mais aussi pour légitimer son action. Reste à savoir ce qui vient en premier. Mais son amour pour cet homme est indéniable.”
Vague, nom féminin
“C’est toujours un honneur que de présenter son œuvre dans un nouveau pays, mais le faire à Paris et à l’Opéra Comique a une résonance toute particulière : j’ai découvert le lieu en apprenant à l’école que c’est là où fut créée Carmen ! C’est un héritage et un patrimoine incroyable, et c’est donc pour moi un immense honneur d’en faire désormais partie. La place des femmes à l’opéra est intéressante. Les opéras sont souvent critiqués car les femmes y meurent tout le temps à la fin. Mais l’opéra est le lieu des émotions et des personnages extrêmes, c’est l’un des rares lieux où justement les femmes sont les vedettes et peuvent aller jusqu’aux extrêmes. Je trouve que la tradition est fascinante et laisse beaucoup de place pour de grandes variations de personnages féminins. J’aimerais voir encore davantage de personnages féminins forts et complexes, dans la tradition historique qui relie Carmen à Bess (qui ont une connexion certaine).”
Et là encore, la compositrice et celle qui incarne son héroïne sont sur la même longueur d’ondes : “Beaucoup d'histoires traitent de femmes victimes parce que beaucoup de femmes sont victimisées dans la société. Elles ne sont pas sans défense, mais les histoires de femmes opprimées resteront pertinentes aussi longtemps que les femmes seront opprimées (ce qui est loin d'être fini). Bess choisit chacune de ses actions, elle se bat à chaque pas : c'est ce qui la sort de son statut de victime. Un personnage féminin seulement maltraité serait unidimensionnel, mais dès qu'elle se bat, elle montre sa force (la force des femmes).
Nous connaissons tous des femmes qui ont été rabaissées, qui ont souffert et se sont battues contre leur oppression.”
Cet opéra contribue ainsi à répondre, d’une manière aussi puissante que ce parcours de femme, à qui accuserait cet art de seulement montrer la souffrance, la défaite, la mort des femmes. Une réponse dont a eu besoin le metteur en scène de cette production, et qu’il a trouvée dans le travail de la compositrice : “Jusqu'à ce que je rencontre Missy Mazzoli, je ne voulais pas mettre en scène cet opéra, pour cette raison. Mais quand je l'ai rencontrée, quand j'ai pu lire la partition avec elle, j'ai compris qu'elle accomplissait quelque chose d'essentiel, j'ai compris qu'elle offrait à Bess un univers et un imaginaire extraordinaire. Elle est victimisée dans cet opéra, mais dans sa Passion : elle souffre, comme le Christ sur son chemin de croix.”
Une vision et un parallèle que trace également le chef Mathieu Romano : “Beaucoup de questions sont posées, beaucoup de mystères demeurent, le destin de Bess continue d’interroger, sa bonté dépasse tout le monde, tout cela la mène à se perdre et tout cela résonne aussi avec la musique, avec une tradition musicale : on peut y voir une forme de Passion (dans le sens Christique). La figure de Bess évidemment est une figure sacrificielle, mais celle d’une héroïne : elle démontre sa bonté, envers et contre tout. Son mari Jan dit dans l'opéra que sa bonté nous dépasse tous. Elle dépasse l'univers en grandeur et en bonté, et cela se voit porté par des lignes vocales incroyables, magnifiques (dans le cadre d’un rôle très physique). Toutes ces strates font la richesse de cette partition, rendant passionnant de naviguer sur cette ligne de crête.”
“L’opéra est intrinsèquement surréel (les personnages chantent leurs pensées), poursuit Missy Mazzoli. On peut donc plonger dans cette nature surréelle ou la rendre plus réaliste pour faire oublier que les gens chantent, en plongeant dans le texte. Je joue des deux, avec un chant très déployé, mais souvent en suivant aussi le modèle de la parole avec un chant naturel. Pour un opéra, je cherche des histoires avec des éléments qui dépassent la réalité du monde (sinon pourquoi tout le monde se mettrait soudain à chanter ?). Il faut un élément ouvrant sur un autre monde, une magie. Dans Breaking the Waves, Bess parle ainsi avec Dieu, tout est plus grand et plus vrai que nature. Elle appartient à cette tradition de femmes confrontées à des situations impossibles et qui doivent se dépasser, briser les murs de ce qui leur est imposé. J’adore pour cela Elektra, Salome, ces opéras qui donnent aux femmes, aux chanteuses-actrices cette si vaste palette d’émotions.”
Vague Scénique
“Lorsque le projet de cet opéra a été conçu, se remémore Missy Mazzoli, je l’ai proposé à Philadelphie où j’étais en résidence, et ils ont suivi l’aventure alors que je n’avais alors écrit qu’un opéra de chambre. Breaking the Waves y a été créé en 2016, il a eu un grand succès et un fort impact, lui permettant de traverser le monde, dans plusieurs mises en scène, très différentes. Celle de Tom Morris (qui a marqué la création européenne de Breaking the Waves, en 2019 à Edimbourg, et qui est ici reprise à l’Opéra Comique pour la création française de l’ouvrage) est vraiment entrée dans la tête de Bess. Nous approchons l’histoire d'après son point de vue et son monde intérieur. L’opéra commence (et finit) ainsi avec ce personnage principal sur scène immergée dans l’océan qui tourbillonne autour d’elle, mais cet océan est en fait son esprit. D'autres productions ont souligné le rôle de l’église, la présence menaçante des anciens (qui peuvent être gentils, la chasser ou bien la pourchasser). Chaque metteur en scène a sa vision particulière, cette histoire est si riche et intense qu’il y a beaucoup de manières de l’approcher.”
“Tout ce que j'ai visé à faire dans cette mise en scène, explique Tom Morris, s'appuie sur cette histoire et cette musique, émotionnellement très puissante, mais qui sait aussi être suspendue dans le temps. L'histoire est racontée comme si elle sautait d'un épisode au suivant : Bess veut se marier, elle demande la permission à sa communauté, mais on n'entend pas cette permission accordée, nous sommes immédiatement plongés dans leur mariage heureux, et tout continue ainsi de sauter vers l'avant, pour le meilleur et pour le pire. C'est pourquoi la mise en scène a un plateau tournant où Bess incarnée par Sydney Mancasola erre continuellement à travers le monde et le temps de l'opéra. La lumière et les projections la font comme flotter d'une scène à l'autre. Le travail de scénographie par Soutra Gilmour, des lumières de Richard Howell, des projections de Will Duke se combinent pour répondre à ces qualités de momentum, de flow, de rush qui parcourt la pièce. Dès lors, le livret, la musique, des lumières, des figures scénographiques abstraites peuvent définir l’univers visuel, le paysage, l’église, l'hôpital…”
“Le plateau est très simple mais tourne et se transforme au fil de la soirée, explique Sydney Mancasola, ce qui permet d'illustrer la série de courtes scènes, où l’action et la musique ne cessent jamais, et où je suis presque constamment présente. Le plateau tournant me permet de me transformer. Cela donne aussi l’impression du passage du temps, l’entrée dans un nouveau territoire, le déploiement de l’arc de l’action et du caractère, qui est si intense : au début elle est cette écossaise timide, fiancée pleine de l'optimisme de la jeunesse et d’un nouvel amour. Son parcours impressionnant, son chemin la mènera jusqu’à dialoguer avec Dieu, en prenant sa voix : c’est un dialogue de paix (plus fort encore que son dialogue avec son mari Jan Nyman) mais ce dialogue, au fur et à mesure qu’elle lui demande guidance dans ses épreuves, se fait de plus en plus sombre, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus le contacter. C’est pour moi le moment le plus dévastateur de la pièce.”
Mais si l’univers et le corps de l’héroïne peuvent être détruits, il n’en va pas de même pour ce personnage et pour cet opéra, au contraire. Breaking the Waves est un indéniable succès de la scène lyrique contemporaine, comme en témoigne à lui seul le nombre de représentations et de productions, ce qui change également l’approche des interprètes, comme l’explique Sydney Mancasola : “Chaque fois que vous faites une pièce de musique contemporaine, vous craignez que ce ne soit jamais repris. C’était donc un plaisir immense à Edimbourg que de savoir que je chanterai cette œuvre à nouveau, à Paris, que d'autres sopranos la chanteront à nouveau, que d'autres publics la verront. Cela en dit beaucoup sur l'œuvre et sur la compositrice.”
Un sillon et une vague qui vous attendent pour l’embarquement à l’Opéra Comique - Salle Favart, dimanche 28 mai 2023 à 15h, mardi 30 et mercredi 31 mai à 20h.