Le Retour de La Nuit des Rois avec accentus et Insula Orchestra
Balades en Ballades
Les racines de ce projet remontent à plus de dix ans, alors que Laurence Equilbey dirigeait en 2011 son Chœur accentus et l'Orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie pour un programme réunissant deux des cinq dernières Ballades de Schumann (“la ballade schumannienne est à l’opéra ce que la nouvelle est au roman”, explique le musicologue Yann Breton dans le programme de salle). Le Page et la fille du roi et La Malédiction du chanteur, dont il s’agit, sont “vraiment les dernières œuvres de sa vie avec sa Messe et son Requiem. Ces deux ballades sont les plus abouties, explique la cheffe Laurence Equilbey, à la fois pour leur inventivité formelle, leur langage et la dramaturgie qu’elles dégagent. Leur force théâtrale m’a d’emblée saisie, avec ces livrets très puissants et magnifiquement écrits par des auteurs extraordinaires (Emanuel von Geibel et Ludwig Uhland).
Schumann a composé ces ballades de manière indépendante, sans même se demander comment et si elles pourraient être jouées (c’est fascinant aussi de voir combien les compositeurs peuvent écrire des chefs-d’œuvre sans nullement se soucier de la partie pragmatique de l’exécution). J’ai eu l’idée de les réunir grâce à leur force opératique énorme : je m’étais alors dit que je les proposerais mises en scène dès que possible, dès que j’aurai trouvé la bonne personne. C’est ainsi que près d’une décennie plus tard, j’ai proposé sa première mise en scène à Antonin Baudry, ancien diplomate, auteur de la bande dessinée Quai d'Orsay et dont je venais de voir le premier film, Le Chant du loup.
Nous avons également ajouté une autre pièce magnifique de Schumann et deux œuvres de Beethoven pour raconter l’histoire : un page et une princesse tombent amoureux, le roi surprend cette idylle et va tuer le page, en obligeant sa fille à épouser un prince. Le page est jeté dans la mer, ses os sont blanchis par les nymphes et il devient une harpe : la princesse entend le jeu de cette harpe pendant son mariage et meurt de chagrin. Durant la procession qui suit la mort de la princesse, nous jouons alors deux très belles marches de Beethoven : la Marche funèbre de Leonore Prohaska et la Marche spirituelle du Roi Stephan (avec des cordes qui annoncent déjà Wagner), qui s’enchaînent directement à la seconde histoire, celle de deux troubadours de Provence. Ils se rendent dans un château (peut-être le même). Le jeune troubadour a peur de revoir la reine qu’il a connue dans son enfance et qui est paraît-il dans un état psychologique très fragile. Le couple royal les a invités à se produire, le jeune troubadour chante une très belle chanson provençale (qu'apprécie beaucoup la reine, ce qui déplaît au roi). Le roi demande alors qu’on entonne un chant de bravoure et le vieux barde s'exécute, avec une chanson épique racontant le meurtre d’un roi. La reine calme le roi qui y voit une provocation. Il demande un chant patriotique et reçoit des deux troubadours... un chant révolutionnaire (les Ballades de Schumann véhiculent les idéaux de la Révolution Française qui ont également tant marqué Beethoven, et toute l’Europe). La reine calme à nouveau le roi, mais le jeune chante alors une nouvelle chanson sentimentale, encore plus épris de la reine, et il se joue entre le troubadour et la reine une relation très ambigüe. Le roi furieux tue ce jeune ménestrel. En partant, le vieux barde, qui est son père, maudit sur plusieurs générations ce royaume qui a voulu tuer la musique et l’amour. Ces deux ballades véhiculent ainsi un message politique et poétique. Nous terminons alors le spectacle par le superbe Nachtlied (Chant de la Nuit) de Schumann, sur le sommeil serein, la mort apaisée : dans la Nuit des rois.”
Schumann mis en scène, en vidéo et en rêve
Ce spectacle matérialise ainsi la dimension dramaturgique et lyrique de l'œuvre de Schumann (qui n’a composé par ailleurs qu’un opéra, le méconnu Genoveva), lui donnant les honneurs d’une mise en scène comme il donne à Antonin Baudry l’occasion de débuter à l’opéra. “Antonin a un œil très sûr, un visuel très fort, poursuit Laurence Equilbey : il raconte ses histoires d’une manière compréhensible pour tous (tout en instillant plusieurs niveaux de lecture). Nous vibrons des mêmes détails.”
Effectivement, Antonin Baudry, qui nous relate sa découverte du projet et son élaboration, nous confirme combien cette œuvre l’a mené sur un chemin convergent avec la cheffe d’orchestre, vers une rencontre partant de la musique pour se déployer en un univers opératique qui résonne pleinement avec son propre parcours aussi (y compris diplomatique et politique), confirmant l’universalité qui inspirait déjà ces auteurs et compositeurs : “En écoutant la musique et en lisant le livret, j’ai d’abord été saisi par la poésie du texte, et pris dans des rêveries. J’ai tout de suite été intéressé par la question du rapport entre la création artistique et le pouvoir : à la fois sous l’angle intime, familial et politique (avec prince, roi, reine, et un imaginaire révolutionnaire), une question intime qui résonne d’ailleurs directement avec la vie de Schumann (qui fut même en procès avec son beau-père, qui refusait qu’il épouse Clara Wieck). Quand j’étais dans la diplomatie j’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de dirigeants de régimes variés et de me confronter à des cultures de pouvoir très différentes. Cela m’a amené à chercher à comprendre comment et pourquoi les sociétés fonctionnent. Je me suis toujours demandé quelle est la bonne façon d’organiser le pouvoir dans une société. Ce spectacle La Nuit des Rois raconte donc aussi comment l’artistique peut prendre le pouvoir pour faire fonctionner la société, apportant une instance humaine, unique, qui se démarque clairement par ses histoires, la partition, les personnages exprimant les forces qui sont en nous.
Beaucoup d'éléments me parlent dans ces histoires, à la fois sur un plan très concret et dans cet univers de rêveries, de châteaux forts, de princesses et de rois. Je voulais donc construire un univers visuel à mi-chemin entre le réel de la scène et le rêve engendré par un film (d’animation avec sa part enfantine) projeté sur un grand écran. Il fallait des costumes qui tissent les fils de ces deux mondes, rêve et réalité. Pétronille Salomé a su relever le défi dans de magnifiques créations.
Je suis fier du travail fait par la scénographe Emmanuelle Favre : La Seine Musicale semble avoir toujours été faite pour cela. Un grand écran incurvé en tulle est installé sur le plateau. Plusieurs niveaux de jeu se composent alors : ce qui se voit derrière l’écran par transparence, ce qui est projeté sur l’écran et ce qui se déroule devant (avec aussi les instrumentistes qui sont des personnages). Mais ces trois niveaux fusionnent par les jeux d’ombres et de transparences avec les créations vidéos d’Anatole Levilain-Clément. Des événements, des éléments, des personnages, des couleurs et matières traversent l’écran, en sortent et y retournent. Cela crée aussi des zones intermédiaires entre les niveaux de réalités : des figures se mêlent plus ou moins avec les images et la réalité (selon la manière dont ils sont projetés et éclairés), aidées par le beau travail des lumières de Cécile Trelluyer.”
La vidéo sur un plateau (d’opéra)
“La scénographie d’Emmanuelle Favre est une scène à plusieurs niveaux, avec un grand tulle sur lequel sont projetées mes vidéos, poursuit Anatole Levilain-Clément (qu’Antonin Baudry a intégré au projet après avoir été au jury de son film de fin d’études à l’école de La Cité du cinéma). Des portes communiquent entre l’arrière et le devant de l’écran. Qu’ils soient derrière ou devant, les personnages sont toujours intégrés dans l’image : cela permet de faire vibrer leur présence au-delà d’une simple vidéo-projection.
Cette présence constante d’un écran entre l’image et nous, entre les différents plans, permet à la fois de proposer un mouvement fait de reliefs, mais aussi de traduire cette idée de révolte contre les puissants, cette idée qu’on ne peut pas contenir indéfiniment l’image et le soulèvement qui va avec : c’est comme si la révolte allait sortir de l’écran et nous éclabousser de toute son énergie, de sa mélancolie, d’espoir, d’amour, de violence, d'exaltations musicales romantiques.
Cela crée un incroyable effet de perspectives, avec des communications entre les médias, les lumières, les costumes, la mise en scène et la vidéo pour produire un résultat architectural qui se déploie à travers le spectacle : comme lorsque la reine et le roi apparaissent en transparence derrière l’écran par un jeu de lumière, que le roi échange un regard avec Laurence Equilbey, qu’une danse de feux follets et d’ondines sort de l’image…”
Pluridisciplinaire-Multimédia
Cette réunion des différentes disciplines, cette richesse des œuvres a pleinement résonné avec le travail de ce créateur vidéaste. Comme il nous l’explique (et à l’image des romantiques du temps de Schumann qui réunissaient les arts), il réunit différentes techniques vidéo pour résonner avec ces pièces : “J’ai cherché l’outil le plus adapté à chaque histoire, dans une matière organique, vivante, faite-maison, multiforme, pleine d’espoir et de naïveté : avec les outils que j’ai glanés, pastels gras et crayons de couleurs, que j’ai ensuite détaillés pour les rendre vivants, floutés ou brûlants, avec des effets de calques, faisant changer les couleurs pour animer les images et les émotions des personnages (tout en puisant mon inspiration dans des œuvres de mon enfance telles que Fantasia, Anastasia, Richard au pays des livres magiques, Princes et Princesses…).
Je voulais ainsi retranscrire dans l’image et la matière ces émotions musicales, ces paysages-états d'âme éclaboussés par la passion (comme dans un tableau de Caspar David Friedrich) tout en représentant des objets qui viennent littéralement des paroles de cette musique (j’ai caché des détails dans les décors : des symboles de l’alphabet runique qui peuvent être positifs ou négatifs selon le sens dans lequel ils seront, annonçant qui va survivre et qui va mourir). Nous avons aussi fait des captations des solistes et les chanteurs sont eux aussi intégrés dans la création vidéo.
L’idée est de mêler les matières humaine et manufacturée-artisanale pour un résultat total, de combiner des outils traditionnels et numériques dans un même espace scénique, de réunir ainsi le monde réel et l’imaginaire en recréant une matière sensible, vivante, tentaculaire qui s’étend dans plusieurs directions et se renouvelle en permanence. La vidéo se fait alors le porte-voix, complète la musique, en propose une interprétation sans l'éclipser.
Pour produire ce résultat, pour qu’il corresponde aux œuvres et se synchronise avec la musique, il a fallu un an de recherche et de travail en lien avec Antonin Baudry et Laurence Equilbey, un semestre de création vidéo dans l’articulation des corps de métiers. Le film dure une heure et demie et a été découpé avec le régisseur vidéo dans ce qu’on appelle des “poignées” : des séquences qui sont lancées en suivant des top basés sur les événements musicaux (en faisant en sorte que la vidéo puisse s’étendre quelques instants en plus au besoin).”
Et suite à ce projet, le département transmission-innovation d’Insula Orchestra a commandé à Anatole Levilain-Clément deux clips artistiques, pour prolonger ce travail créatif, sur des musiques enregistrées cette fois :
Traversée des plateaux : du cinéma à l’opéra
Cette traversée des écrans vient aussi pour Antonin Baudry comme une métaphore de son passage, par ce spectacle, du cinéma au spectacle vivant. Cela implique un autre travail, qui vient encore vitaliser ce spectacle et dont il nous parle : “Je n’avais jamais dirigé de spectacle vivant, c’est très différent du cinéma. Au cinéma, on change de décor et de plateau régulièrement : un nouveau jour est une nouvelle scène dans un nouveau lieu. Là, nous répétons dans une continuité, en nous appuyant sur une maturation collective, les propositions se coordonnent alors avec grande justesse de toutes parts. C’est un temps intense mais qui a été assez paradisiaque. J’ai eu beaucoup de chance de travailler la mise en scène main dans la main avec Sandrine Lanno, avec qui nous partageons le goût du détail et de la composition d’ensemble : c’était agréable, ludique et exigeant.
Et puis il y a des spectateurs présents et pas de cadre. Or j’aime bien qu’il se passe toujours quelque chose de visuel, que le spectateur ait toujours un circuit à suivre du regard pour faire sens, tracer des pivots de l'histoire, raconter par le visuel. Le travail a donc consisté à relier les univers et les sens, entre l’écran et le plateau avec plusieurs dimensions : ils ne sont pas seulement en interaction mais forment un univers à plusieurs dimensions. Pour ce faire, chaque chanteur est impliqué en acteur et les chœurs sont aussi protagonistes : ils sont d’ailleurs constamment présents, sur les deux parties du spectacle. Ils sont commentateurs, voix divine, révolutionnaires, et interagissent avec les solistes. Nous nous sommes bien trouvés avec Laurence et nous avons d’autres projets pour l’avenir : j’ai très envie de continuer le spectacle vivant, l’art lyrique.”
Résonances
La musique a été une riche expérience pour le metteur en scène, et réciproquement, un tel travail de mise en scène apporte aussi sa richesse au résultat sonore, un champ d’action devenu coutumier mais toujours aussi fructueux pour Insula Orchestra et accentus, comme le rappelle Laurence Equilbey. “L’engagement du texte, du sens, du visuel nous mène naturellement à être beaucoup plus opératique et lyrique dans le jeu. Cela appuie ainsi par exemple l'éloquence sonore dans la scène du soulèvement populaire contre le pouvoir arbitraire à la fin du spectacle. La musique déploie alors un relief incroyable.
Retrouvez également notre grand format sur le 30ème anniversaire du Chœur accentus célébré cette saison
Nous poursuivons ainsi avec Insula Orchestra et sous ce nouveau regard l’exploration du catalogue de Schumann que nous avons beaucoup travaillé avec accentus. Et nous allons continuer de le faire, avec des concerts et de grands projets. Le fait que les musiciens connaissent les différentes esthétiques et siècles permet de pleinement comprendre et rendre l'extraordinaire travail de Schumann, les styles dans lesquels il puise, ceux vers lesquels il mène par de telles innovations harmoniques et dramatiques. C’est ce que permet la réunion d’Insula Orchestra et d’accentus, qui réunit aussi des interprètes de musiques plus anciennes et plus contemporaines. Ce travail correspond d’ailleurs au projet que nous déployons pour La Seine Musicale : inclure des œuvres rares (y compris de compositrices) et proposer chaque saison des créations scéniques, qui incluent comme celle-ci un univers visuel très fort et une mise en scène. Ces créations scéniques sont des portes d’entrée très importantes dans la musique classique, notamment pour les jeunes qui sont le public de demain. Nous pouvons aussi bien travailler avec Yannis Kokkos qu’avec Antonin Baudry, ou prochainement avec deux jeunes créatrices…
Je suis en outre passionnée par le croisement des arts, par les nouvelles écritures que stimulent les créations scéniques. Aussi grâce à la distribution vocale, que nous avons composée comme toujours avec grand soin avec notre délégué artistique Josquin Macarez : il faut réunir un ténor ayant à la fois l’ampleur vocale et la juvénilité du rôle (ce sera Ric Furman), et un harpiste-sujet de la malédiction et qui traverse les écrans (Tommi Hakala), deux rôles très exposés, vaillants et scéniquement investis. Camille Schnoor, avec qui nous avons fait la 9ème de Beethoven, sera notre Reine. Rafał Pawnuk revient en roi fantastique, sans oublier Adèle Clermont en Princesse, Ellen Giacone en Nymphe et Sébastien Brohier en Ménestrel : un très beau plateau vocal unifié par la narratrice Rachel Frenkel. Ils parlent et récitent tous très bien l’allemand et ils sont tous habillés de magnifiques costumes de Pétronille Salomé, à la fois historiques et oniriques. Le tout donne l'impression d’un grand livre, d’un monde flottant.”
Le Jour retrouvé des spectacles
Ce monde flottant qui s’incarne et prend vie n’aurait pas pu mieux tomber dans le contexte tout aussi incroyable qui fut celui de sa création : La Nuit des Rois fut en effet donnée -de manière inespérée- le jour même de la réouverture des salles de spectacles après le dernier confinement : le 19 mai 2021. “C’est une création scénique qui parle de liberté, donc le fait de s’être libéré à ce moment, de rouvrir la saison des spectacles et l’après-Covid, était plus qu’à-propos, se remémore Anatole Levilain-Clément.”
“Nous n'avions pas même misé sur cette ouverture, confie Laurence Equilbey. Arte avait été formidable de nous soutenir pour une captation, alors le fait que le jour où nous devions jouer, le 19 mai, tombe sur celui où les théâtres étaient autorisés à reprendre était comme un coup du destin. Rouvrir avec un projet aussi ambitieux et emblématique reste une grande émotion, un des grands souvenirs de nos vies.”
“C'était génial ! renchérit Antonin Baudry. Quand nous avons commencé les répétitions pour la création, c'était plutôt dans l'idée de réaliser une captation vidéo. Nous étions fous de joie en apprenant que notre première pourrait avoir lieu en public. Les répétitions ont été rendues très compliquées par le Covid, mais la première s'est passée sans incident et la suivante était déjà rodée. Pour cette reprise de mai 2023, ce sera le même spectacle, en mieux encore : avec le même répertoire, mais sans le mode Covid qui nous obligeait à espacer l'orchestre et le chœur, à avoir moins d'espace de jeu, ce qui est problématique pour les effets de masse. D’autant que je fais beaucoup jouer le chœur.”
“Ce sera de nouveau un grand moment, conclut Laurence Equilbey. Ces œuvres sont de 1852 : Schumann se jette dans le Rhin deux années plus tard, puis est ensuite interné deux années et en mourra. Nous sommes donc proches de sa fin et on sent dans ces ballades combien il part vers de lointaines contrées, à se demander ce qu’il aurait écrit ensuite.
Ces œuvres continuent de montrer combien elles conservent un impact extraordinaire sur le public : les histoires sont palpitantes, la musique est très belle, irrésistible (tout en offrant tant de messages toujours actuels, sur les rapports humains, la société).”