Trois Mers Lunaires : nouveau voyage en création mondiale avignonnaise
L’Opéra Grand Avignon place cette saison 2022/2023 sous le signe de la lune, notamment avec Le Voyage dans la Lune d'Offenbach et Les Rêveurs de la lune d'Howard Moody. Ce thème inspire directement une création lyrique avec Three Lunar Seas mais également une création chorégraphique avec D’un Matin de printemps par Emilio Calcagno. Les cycles de concerts, qui ont également inscrit Josephine Stephenson au programme, sont aussi pleinement inscrits dans cette thématique (comme avec le concert du Chœur de l’Opéra Grand Avignon à La Scala Provence pour un programme "De la Terre à la Lune").
Dans la Lune mais les pieds sur Terre
La lune a été une immédiate source d'inspiration, enclenchant la recherche d’histoires à raconter et à mettre en musique (nous verrons d'ailleurs que la lune a tout inspiré, jusqu'au choix des instruments) : “Nous avons échangé avec Frédéric Roels et le librettiste Ben Osborn à ce sujet, nous raconte la compositrice Josephine Stephenson. Nous sommes tombés sur les mers lunaires et avons été saisis par leurs noms si inspirants. Nous en avons choisi trois en adéquation avec les histoires que nous voulions raconter — la Mer de la Fertilité, la Mer de la Tranquillité et la Mer de la Sérénité — et nous sommes inspirés du principe de ces films “chorals” qui racontent plusieurs histoires en parallèle (comme The Hours de Stephen Daldry), une narration contemporaine et qui sort d’une certaine longueur et lenteur que peut avoir parfois la narration à l’opéra.
Cet opéra traite de trois grandes questions du monde d’aujourd'hui. Chaque histoire est reliée à une mer lunaire. La Mer de la Fertilité, pour l'histoire d’un couple de femmes qui souhaitent avoir un enfant et font ce processus de procréation médicalement assistée. Elles traversent cette grossesse qui aboutit sur une fausse couche et elles se demandent si elles veulent recommencer cette expérience, d’autant plus lorsque l’une des deux voit un enfant orphelin sans-abri qui la mène à se questionner sur l’avenir des générations futures dans notre monde. La seconde Mer est celle de la Tranquillité, la seconde histoire est aussi celle d'un couple mais homme-femme et plus âgé. L’homme est atteint d’une maladie neuro-dégénérative (nous avons pris celle de Parkinson comme référence). Cette histoire raconte la rupture de la communication qui se crée dans leur relation. Le rôle de l’homme malade dans cette deuxième histoire est incarné par un danseur, un personnage muet. On suit la psychologie du personnage de la femme, sa traversée de cette épreuve, tous ses doutes et questionnements. La troisième histoire liée à la Mer de la Sérénité a également un personnage principal féminin. Il s'agit d'une adolescente activiste pour l’environnement, très consciente (comme beaucoup de jeunes aujourd’hui) de l’avenir menacé de la planète. Elle décide d’aller la nuit dans une usine voisine qui déverse des produits chimiques dans la mer, pour filmer avec son téléphone afin de témoigner, lancer l’alerte et appeler à la révolte. L'agent de sécurité qui la voit se demande s’il doit ou non la dénoncer (c’est son travail mais cela va à l’encontre de sa morale). Des liens et parallèles se dessinent entre les histoires, qu'ils soient explicites ou non (nous savons par exemple que les produits toxiques ont une incidence sur le développement des maladies et sur la fertilité).
Toutes ces histoires sont inspirées de mythes et de contes sur la lune qui ont nourri notre recherche, et que nous nous sommes appropriés. La première s'appuie sur un conte des frères Grimm qui se nomme La Lune et sa mère. La deuxième cite directement -notamment chanté par le chœur- un poème de Keats, Endymion sur le mythe de Séléné, déesse de la lune amoureuse de cet humain.”
L’opéra vise ainsi à réunir des thématiques aussi contemporaines qu’universelles, qui reprennent les mythes fondateurs pour questionner le monde d’aujourd’hui : “L’idée n’est pas du tout de dicter des façons de penser, tout est suggéré, tout est en points d'interrogation, illustré par des métaphores. La Lune est reliée aux thèmes de la féminité, du temps, du sommeil.
Pour moi cet opéra est féministe et environnementaliste. Mais toutes ces histoires sont plus poétiques que politiques, et s’adressent à tout le monde, comme la lune est universelle, comme la musique est universelle.” Pour souligner cette universalité, les personnages de la première histoire sont désignées par des pronoms (She et Her), l'homme malade de la deuxième histoire est He, tandis que deux noms de métiers sont employés tels quels (Midwife et Night Watchman). “Nous avions fait de même pour notre précédent opéra [également en anglais, ndlr] avec Ben Osborn, précise la compositrice franco-britannique : dans On False Perspective, les personnages se nomment Professeur, Barista, Mathématicien… et puis her dans ce nouvel opéra désigne aussi la fin de Mother (mère).”
Mettre en scène, lire dans les astres
“Cette construction entre trois histoires est un dispositif narratif et dramatique assez fort que j’avais envie d'explorer, poursuit-elle. Nous avons parlé du spectacle très tôt avec Frédéric Roels. Il amène au projet le costumier Lionel Lesire avec lequel il travaille depuis des années, et j'ai suggéré la scénographe Dori Deng. La rencontre a permis de penser immédiatement la structure du plateau avec celle du livret. Dori a créé un concept et des objets (ainsi que lumières et vidéos) très forts, qui font le lien tout en gardant une mise en scène très légère et malléable.
Les histoires ont d'abord été construites séparément, mais j’avais envie qu’on passe de l’une à l'autre comme dans un film, ce qui est beaucoup plus compliqué pour le travail de mise en scène… mais on a trouvé des solutions.”
Ces solutions ont été trouvées par et avec le metteur en scène et Directeur des lieux, Frédéric Roels, qui poursuit la narration de la genèse de cette création : “J'étais là dès le début, nous avons eu des discussions très en amont sur le livret, sur l'histoire qui allait être racontée (mais je ne suis pas interventionniste : j'ai laissé Josephine et Ben travailler ensemble sur l'œuvre). Je leur ai simplement donné mon avis à différentes étapes de lecture. Cette œuvre est à la fois riche de ces trois histoires qui s'entrelacent et en même temps une communauté traverse toute l'œuvre avec force. C'est un opéra d'atmosphère : c'était évident à la lecture du livret, et encore davantage avec la musique. Une puissante atmosphère, éthérée, spirituelle et poétique compose une matière passionnante dans laquelle je dois même travailler à ne pas me laisser ‘enfermer’ : je vise à donner à ma mise en scène du concret, de la chair, du drame formant la théâtralité.
Pour mettre en scène cette atmosphère, le travail avec la scénographe Dori Deng a été très important. Elle a déjà travaillé dans le monde du spectacle mais est avant tout une plasticienne : elle travaille donc la matière et la lumière, en sachant installer avec force et simplicité un univers immédiat de lumière et d'abstraction, d'atmosphère.
Ces trois histoires viennent ainsi occuper le même espace (il n'y aura pas trois décors différents). Ce même espace est celui de la présence de la lune mais aussi du solaire (avec des sphères, un cercle lumineux, un rideau de tulle : des éléments qui structurent l'espace. Tous les éléments sont mouvants et créent différents moments de l'œuvre sans donner une représentation précise. Je vais beaucoup travailler sur la continuité des trames : passant d’une histoire à l'autre mais en voyant une histoire se prolonger vers la nouvelle, sans superposition mais avec une continuité, transition (avec fondus enchaînés) et transmission (avec des éléments narratifs et scéniques qui traversent les trois histoires).
De la même manière pour les costumes de Lionel Lesire, nous voulions travailler un contemporain mais décalé (avec des matières en papier/tissu comme des pages blanches redécoupées pour créer cet univers un peu lunaire). C'est là aussi une manière d'allier l'abstrait et le référencé, une forme d'éternité et d'actualité.”
La question se pose justement au metteur en scène d’une œuvre inédite : doit-il rester limpide pour permettre au public de plus aisément appréhender la nouveauté d’une création, a fortiori lorsqu’il s’agit comme ici de présenter trois œuvres en une ? “C'est une question que je me suis posée, nous confie Frédéric Roels, mais je ne suis de toute façon pas un metteur en scène proposant des relectures très éloignées des œuvres, même des classiques. J’essaye de retranscrire ma sensibilité émotionnelle et intellectuelle sur scène, de la même manière pour chaque œuvre. La différence tient au fait que le travail se fait plus progressivement : pour Carmen ou Les Contes d'Hoffmann on connaît déjà la partition par cœur, on peut l'écouter et la réécouter dans tous les sens. Ici le projet part d'un livret sans musique, puis la musique se compose au fur et à mesure, alors on travaille sur la partition qui s'écrit d'abord avec le chant-piano et puis avec la partition d'orchestre. C'est une construction par strates, qui est nouvelle pour moi aussi).” Car l’idée est justement que la création soit traitée comme une œuvre du répertoire et qu’elle le rejoigne. Et pour cela, l’universalité de la lune a inspiré l’histoire et la musique : dans un alignement des astres.
La musique de la lune
“La lune a été une source d’inspiration riche à tous les niveaux : les histoires, la temporalité, la structure, mais aussi la lumière (qui inspire la décoratrice) et pour ma partition, s’enthousiasme Josephine Stephenson. On parle souvent de la lumière “argent” de la lune, j’ai retenu ce mot et j'utilise des instruments en métal ou en verre pour donner cette sonorité. La partition implique les 39 musiciens qui composent l’Orchestre National Avignon-Provence, avec trois supplémentaires : un percussionniste, une harpe et un Cristal Baschet. Cet instrument, un orgue de cristal, m’a tout de suite inspirée par le son mais aussi par son esthétique (qui va nourrir aussi le décor). J'avais envie de subvertir un peu l’orchestre traditionnel en lui ajoutant des sons inhabituels mais en restant dans le champ acoustique (contrairement à mon précédent opéra qui était complètement sonorisé et électronique). Le Cristal Baschet est parfait car il sonne comme un synthétiseur mais est acoustique. C’est un instrument très utilisé pour les musiques de film et j'espère aussi que cela plaira à un public plus large.
Je suis particulièrement intéressée par l’harmonie, les textures, les sonorités, j'aime aussi beaucoup les lignes mélodiques. Je suis très XXIe siècle : mon travail est un hybride d’inspirations multiples. Je ne me suis pas privée de lyrisme et de mélodie pour les parties chantées. Je compose de manière très instinctive et j’avais les voix des chanteurs choisis en tête. J’avais un cadre très clair : j’ai trouvé un caractère pour chaque personnage, pour chaque histoire. Un des personnages est interprété par une chanteuse folk, avec une voix très différente qui résonne avec la jeunesse du personnage et me permet d’écrire dans un autre style.
Le Chœur de l'Opéra Grand Avignon incarne l’Océan des Tempêtes [également le nom géologique donné sur la lune, ndlr] - une présence subtile, avec des phrases qui s’étendent, grandissent et redescendent comme des vagues pour les transitions entre les scènes. L’autre rôle du chœur est d’incarner les membres de la société qui traversent les mêmes expériences que les personnages.”
Les choix des interprètes (dont Patrizia Ciofi en Cynthia) se sont faits à l’image de toute cette création parachevant cette résidence d’artiste, avec le Directeur-metteur en scène Frédéric Roels, qui nous explique avec la même évidence également le choix du chef pour cet opéra : “Nous avons fait la distribution ensemble, en réunissant des idées et des propositions. Pour le plateau nous avons échangé avec Josephine sur le type de voix qu'elle voulait pour ses personnages, et elle a aussi pu composer en fonction des interprètes choisis et de leur voix.
Quant au chef Léo Warynski, je le suis depuis longtemps (mais nous n'avons jamais travaillé ensemble sur un projet), je l'ai connu comme chef de chœur d'abord et d'orchestre ensuite. Il est extrêmement vif musicalement, il a une intelligence très profonde des partitions, il est humainement adorable, et il a une grande expertise des écritures contemporaines, dans lesquelles il est très à l'aise. Il y avait une sorte d'évidence à lui proposer cet ouvrage. Il aime beaucoup la voix et cet opéra travaille des lignes vocales très justes, agréables à mettre en voix, traduisant le fait que Josephine est elle-même chanteuse.”
Fin de Résidence, Nouvelle Lune
Cette création vient ainsi comme un point d’orgue des deux saisons de résidence de Josephine Stephenson à l’Opéra Grand Avignon, en pleine résonance avec le projet de Frédéric Roels, tel qu’il le défend : “C'était intéressant pour moi de ne pas seulement construire un projet qui soit la création d'un opéra mais de proposer une série de rendez-vous qui montrent différentes facettes de son univers sur deux ans.
L'Ensemble Musicatreize a chanté un programme avec une de ses pièces, Faustine de Monès en a fait de même durant un récital du samedi à 17h. La pianiste en résidence Célia Oneto Bensaïd a également joué une pièce à elle dans un récital de Midi à l'Opéra. Enfin, Josephine Stephenson a aussi signé la direction artistique et les arrangements pour un projet à L’Autre Scène réunissant des élèves du Conservatoire d’Avignon avec des musiques de Laura Cahen et Evergreen [des groupes parisiens de musique plutôt pop, ndlr]. Nous avons aussi présenté son opéra destiné à un public plus adolescent, Narcisse, produit par l'Arcal. Cela permet de décliner un large panel, exemplaire de la manière par laquelle elle peut aller vers différentes esthétiques et différents publics.”
“Frédéric Roels a fait en sorte qu’on me voit le plus possible, répond Josephine Stephenson. Une partie du public qui sera là en mai sera, j’espère, venu aussi voir des concerts précédents.” Cette boucle paraît d’autant plus pertinemment bouclée que cet opéra Three Lunar Seas réunit justement ce que la compositrice a pu explorer : “J’ai pu réunir au sein d’une même œuvre plein de choses que je fais : écrire pour un orchestre tout en écrivant pour une chanteuse folk et des chanteurs d’opéras, en étant en France. C’est un beau mélange de plein de choses qui me plaisent.”
Demander la lune
Et cette direction se dessinait dès la rencontre entre Josephine Stephenson et Frédéric Roels, qui a découvert son travail alors qu’il était Directeur de l’Opéra de Rouen, en allant voir en 2016 à Dunkerque son opéra Les Constellations, une théorie comme il nous le raconte : “J'étais allé voir ce spectacle par curiosité, j'avais trouvé la construction et l'univers musical très intéressants, nous avions échangé à l'issue du spectacle, puis j'ai suivi d'autres compositions de sa plume. Sa manière d'écrire est à la fois très actuelle et transversale (avec des racines remontant à la Renaissance ou au baroque par quelques aspects) avec ces percées dans son univers vers des musiques 'actuelles', pop-rock-électro. Elle incarne une personnalité musicale atypique et pertinente pour notre époque, pour cette recherche du décloisonnement à laquelle je suis sensible aussi pour la construction des publics. Ce type de musiques peut toucher de nouveaux publics, avec une esthétique très claire. Même actuelle et de notre temps, une telle esthétique est accessible et n'a rien de rédhibitoire. C'est une artiste que nos spectateurs suivent (aussi grâce aux étapes de créations que nous avons ouvertes à nos publics : depuis le showcase avec Patrizia Ciofi et puis récemment trois jours de lecture avec les chanteurs menant à une répétition ouverte au public). C'est intéressant, pour construire cette relation au public, de les impliquer et leur donner accès aux différentes étapes de création.”
De quoi bien entendu donner envie de reconduire l’aventure de la résidence : “C'est un fonctionnement intéressant, et pour l'artiste et pour le public : celui d’être accompagné dans des projets qui ne sont pas ponctuels mais sur la durée. J'ai l'intention de continuer les résidences, mais pas de manière automatique (il n'y en aura pas dès le début de la saison prochaine). La résidence se construit aussi selon ce que propose l'artiste, dépend de son univers.”