Matthieu Dussouillez, Directeur de l’Opéra de Nancy, mise sur « L’Emotion » en 2022/2023
Matthieu Dussouillez, vous avez enfin pu présenter une saison complète : quel bilan en tirez-vous ?
La fréquentation du public s’est certes un peu érodée, comme dans tous les lieux français et européens, mais avec de bons niveaux malgré tout : nous avons par exemple fait le plein sur les grands ouvrages comme La Flûte enchantée [lire notre compte-rendu]. Même sur des productions plus difficiles comme Ariane et Barbe-Bleue [lire notre compte-rendu] ou Julie [lire notre compte-rendu], le public était au rendez-vous, avec plus de 70% de remplissage. Artistiquement, j’ai retiré beaucoup de satisfaction de cette saison 2021/2022, bien que la crise sanitaire ait encore eu un impact, par la nécessité de procéder à des remplacements, parfois au dernier moment, que ce soit parmi les chanteurs ou dans l’orchestre. Du point de vue des esthétiques, cette saison était éclectique et toutes les propositions ont rencontré un succès public et ont constitué une réussite collective au sein de la Maison.
Comment expliquez-vous cette bonne fréquentation ?
Nous avons un public fidèle et attaché à la maison. Dès le premier confinement, nous avons fait beaucoup pour maintenir ce lien. Nous avons fait des propositions qui avaient du sens, un corps artistique réel : ce fut le cas du NOX#1 – Êtes-vous amoureux ?. Lors de nos captations, sur Le Tour d’écrou ou Offenbach Report par exemple, nous avons toujours cherché à créer des objets audiovisuels plutôt que de simplement filmer le spectacle. Nous avons également fait un film d’animation pour le jeune public. Nous avons ainsi alimenté un lien permanent avec notre public : ceux qui se sentaient de revenir l’ont donc fait très rapidement. Bien sûr, certains spectateurs ont perdu le contact avec la pratique et l’habitude du spectacle vivant : certains ne reviendront peut-être jamais. Mais nous voyons aussi venir de nouveaux spectateurs. Le Met a annoncé avoir besoin de quatre ans pour retrouver un public à son niveau normal : peut-être cela nous prendra-t-il le même temps.
Pensez-vous que cette situation nécessite des évolutions dans votre modèle ?
passer par une plus grande utilisation de la puissance des ouvrages populaires pour gagner les cœurs”
Tout en veillant à ne pas tomber dans la facilité qui consisterait à ne proposer que des ouvrages qui remplissent plus simplement, il nous faudra partager le plaisir de l’opéra avec de nouveaux publics, ce qui peut aussi passer par une plus grande utilisation de la puissance des ouvrages populaires pour gagner les cœurs, et réactiver l’engouement que fait ressentir un opus comme Tosca. Mais il faudra garder un équilibre entre les répertoires, maintenir de la création et s’appuyer sur la force de frappe émotionnelle de ces chefs-d’œuvre pour, ensuite, amener ces nouveaux spectateurs vers d’autres ouvrages moins connus.
Votre saison a pour thème « L’Emotion » : pourquoi ce choix ?
L’émotion est au cœur de tous les spectacles vivants. Étymologiquement, "émotion" veut dire mettre en mouvement. La crise du Covid, à force de nous bombarder de mauvaises nouvelles et d’informations difficiles à entendre ou à vivre, tend à réduire notre capacité à nous émouvoir car notre esprit tente de se protéger contre les mauvaises émotions. Dans ce cas, je crois aussi que nous nous coupons davantage des bonnes émotions : nous voulons donc miser sur l’émotion et l’art de la nuance, sur la jubilation qui est apportée par les ouvrages que nous présenterons.
Vous aviez indiqué placer l’époque de l’Art Nouveau comme fil rouge de votre mandat : comment cela s’exprimera-t-il la saison prochaine ?
faire entrer l’art dans le cœur des gens”
L’idée est en effet de placer l’Europe musicale du début du XXème siècle au cœur du projet. C’est assez large : Manru date de 1901 et son compositeur Ignacy Jan Paderewski est un européen. Il a été notamment chef du gouvernement et ministre des affaires étrangères de la Pologne en 1919 et a signé, à ce titre, le traité de Versailles. C’était un pianiste virtuose qui a beaucoup voyagé : il a été influent et important au moment où Nancy l’était aussi. De même, Prokofiev, dont nous jouerons L’Amour des trois oranges, nous ramène vers ce début du XXème siècle [l’opéra a été créé en 1921 en français à Chicago, ndlr]. C’est le retour à Gozzi [dont est tirée la pièce ayant inspiré Prokofiev, ndrl] et la commedia dell'arte. Dans le cadre de la saison symphonique, nous aurons un concert néoclassique mené par le violoniste Roman Simovic.
Mais l’Art Nouveau se retrouve avant tout dans un état d’esprit quant à la manière d’aborder les choses, et dans une énergie créatrice. Il est intéressant de se questionner sur ce qu’est la création à Nancy 100 ans après cette période : c’est le sens de notre ouverture de saison, avec Like Flesh, qui a été créé cette année et qui parle de la question écologique et de la nature [notre compte-rendu de la création lilloise], ce qui tisse un pont avec l’Art Nouveau, et le NOX [Nancy Opera Xperience, ndlr] dans le cadre duquel il y aura une création visuelle sur la façade de l’Opéra à la manière d’un son et lumière avec notre chœur et notre orchestre live dans une optique populaire liée au Jardin éphémère qui est un autre temps fort culturel de Nancy. Nous serons dans l’esprit Art Nouveau, avec ce décloisonnement pour faire entrer l’art dans le cœur des gens.
Quels sont les grands axes de votre action culturelle, autre sujet sur lequel vous avez beaucoup agi depuis le début de votre mandat ?
être un Opéra citoyen, qui s’adresse à tous les publics”
Nous montons en puissance. L’objectif est toujours d’être un Opéra citoyen, qui s’adresse à tous les publics de manière directe ou indirecte : c’était le sens du projet que j’ai présenté lorsque j’ai été nommé. L’Opéra a vocation à être dans le cœur de tout le monde, y compris ceux qui ne veulent pas en franchir les portes. Cela nécessite de placer la pratique artistique au cœur de ce rapport avec le public. C’est pour cela que nous avons chaque saison au moins deux projets participatifs, qui impliquent un maximum de monde, notamment nos forces artistiques et nos moyens techniques et scéniques, afin de marquer les participants à ces aventures. Cela fonctionne : cette saison, nous avons ainsi fait Flûte (Remix), mais aussi le Fou d’amour inspiré du Fortunio de Messager. Les publics qui y participent en sont profondément marqués. Cela laisse une petite lumière dans leurs esprits, lumière qui, pour certains d’entre eux, se rallumera à un moment donné. Nous avons, par exemple cette saison, un projet participatif et créatif dont l’objectif est de mêler différents types de publics autour de La Traviata, avec une association LGBT+ et un chœur étudiant. Nous utiliserons ce sujet littéraire pour faire un projet participatif et créatif autour.
Nous avons aussi les ateliers du mercredi ou du dimanche, les parcours Opéra et les parcours Orchestre par lesquels on forme les enseignants et les classes qui doivent venir voir une représentation : ils viennent d’abord visiter le lieu, assister à une répétition, puis faire une rencontre avec des artistes. Les enseignants sont formés en amont pour mieux transmettre à leurs élèves ce dont ils ont besoin pour appréhender le spectacle. Cette initiative a un succès fou : nous ne pouvons pas honorer toutes les demandes. Les enfants qui participent sont très attentifs, sur des durées longues. A chaque fois, ils sont conquis. Ce travail a commencé avant mon arrivée, mais nous l’intensifions.
Grande nouveauté de la saison, vous accueillerez le Festival Musica pour lancer votre saison. Comment est née cette idée ?
Elle est née avant même que je sois désigné directeur : entre les deux tours du processus de sélection, je devais préciser mon projet. C’est à ce moment-là que j’ai contacté Stéphane Roth [le Directeur du Festival Musica, ndlr]. Nous avons esquissé des idées de projets que nous souhaitions faire ensemble. Nous avons sympathisé et avons eu cette idée de faire un week-end Musica à Nancy. La présence de Like Flesh dans notre programmation intéressait Stéphane. Par ailleurs, Mathieu Corajod, le compositeur de NOX#2 – Rendez-vous près du feu, était aussi suivi par le Festival Musica. Tout convergeait. Ce n’était pas commode de placer cet évènement en début de saison, mais l’opportunité d’avoir Musica avec nous était trop belle. Cela permet aussi de faire rayonner l’opéra au-delà de la ville, puisque cette partie de notre programmation se retrouve dans la plaquette et dans l’action publique de Musica. Cela noue un lien entre deux villes d’une même région.
C’est dans ce cadre que vous présenterez NOX#2 – Rendez-vous près du feu : quel a été son processus de création ?
C’est une expérience laboratoire. Nous avons donné à Mathieu Corajod l’opportunité de faire un workshop d’une semaine qui a donné lieu à une restitution publique cette saison. Il a pu tester des choses avec les musiciens et travailler avec la soprano pour faire des enregistrements de sa voix. Ce qui a été très fort, c’est son immersion dans la ville. Nous parlions de questions écologiques et voulions aborder la question de la nature et de sa métamorphose. Je lui ai donc fait rencontrer le Directeur adjoint du service Ecologie et Nature de la Ville de Nancy car il y avait le Jardin éphémère en même temps que la production. Ils ont tissé des liens très forts et Mathieu Corajod a été intégré à la réflexion menée autour de ce jardin très tôt, car il va l’utiliser pour la création. Nous avons ainsi pu jouer l’une de ses œuvres pour violon et arbre dans le cadre du Festival Embranchement géré par la direction Ecologie de la Ville de Nancy. Tisser des liens avec la cité et avec les publics est justement le but de NOX. Nous voulions aussi répondre aux interrogations de la ville. Or, la ville s’interroge beaucoup sur l’écologie et le rapport à la nature. Cela entre d’ailleurs aussi dans l’identité de l’Art Nouveau.
A quoi le résultat ressemblera-t-il ?
L’écriture musicale est contemporaine. Il utilise l’électronique et déforme la matière instrumentale. Il utilise des modes de jeu nouveaux, par exemple en faisant s’exprimer les musiciens en langage des signes pendant qu’ils jouent. Il y aura beaucoup d’innovation dans la manière de jouer et d’aborder le théâtre musical : il est dans la veine voulue par Aperghis dont il est l’héritier. Les textes sont des poèmes de Dominique Quélen, qui parlent de choses sérieuses, mais avec humour. Ce projet s’intègrera dans une optique populaire grâce aux projections sur la façade : les sons et lumières de Nancy sont très ancrés dans l’imaginaire collectif, que ce soit à celui de l’été ou de la Saint-Nicolas. La place s’y prête très bien. De la musique sera jouée en direct depuis l’Opéra. Le chœur sera parmi les spectateurs.
Qui est Viktoriia Vitrenko qui chantera cette création ?
Je l’ai connue par l’intermédiaire d’un disque de David Grimal, qui avait enregistré des mélodies de Kurtág avec elle. J’avais trouvé ce disque remarquable. C’est une soprano ukrainienne, mais ce rôle lui a été attribué avant les évènements récents et n’y est donc pas lié. Elle a un rapport à la musique contemporaine extrêmement fort. Elle a un côté entrepreneuse, à l’instar d’une Barbara Hannigan : elle dirige et chante en même temps. J’ai suggéré son nom à Mathieu Corajod qui l’a rencontrée et qui a voulu travailler avec elle. C’est ça le NOX : nous essayons de renouveler les processus, la manière de produire. Les choix se font donc de manière horizontale plutôt que d’être imposés.
Vous jouerez également dans le cadre de Musica Like Flesh de Sivan Eldar, qui a été créé à Lille en janvier : qu’en aviez-vous pensé ?
J’ai trouvé ça remarquable à de nombreux égards. Je trouve le sujet très beau, très poétique. Cette parabole est pleine de poésie. J’ai été séduit par l’univers visuel proposé par la metteuse en scène Silvia Costa, notamment grâce au travail vidéo hypnotique qui a été réalisé par Francesco D’Abbraccio. J’ai été convaincu par l’énergie de la partition et l’utilisation d’une bande spatialisée dans la salle. Le sujet est bon, l’expérience immersive séduit, la partition fonctionne très bien, notamment dans un passage extrêmement fort au milieu de l’œuvre. Nous avons besoin de tels ouvrages pour attirer de nouveaux publics, notamment un jeune public auquel le thème de l’écologie parle. La production a d’ailleurs bien marché auprès des étudiants lors de sa création.
En novembre, vous présenterez la production de L’Amour des trois oranges dont le premier confinement avait eu raison. Comment aviez-vous vécu cette annulation, au tout début de votre mandat ?
Je l’ai mal vécu, parce que cette production était l’un des projets emblématiques de ma première demi-saison. Elle devait me permettre d’emmener le public et les équipes dans le voyage que je me proposais d’entreprendre avec eux. Lorsque les spectacles sont à l’arrêt, il est difficile de générer l’enthousiasme nécessaire pour continuer à créer. Cela m’a coûté de ne pas réaliser ce projet pour construire la suite. J’ai dû directement gérer une crise et 100 artistes permanents qui se retrouvaient privés de faire leur travail, sans même avoir eu l’occasion de pouvoir leur montrer où je voulais les emmener.
Pourquoi aviez-vous choisi cette œuvre ?
J’avais beaucoup aimé la découvrir à Dijon [dont il était Directeur adjoint avant de rejoindre Nancy, ndlr] en 2010. C’est un opéra qui a plein de forces. Le conte se mêle à la musique de Prokofiev. C’est une œuvre pleine d’humour, truculente et grinçante. Le sujet est drôle et le côté Commedia dell’arte correspondait bien à la metteuse en scène que j’ai choisie, Anna Bernreitner. Du fait du report, elle a fait d’abord chez nous une Flûte enchantée très colorée. Elle et son équipe sont très intéressants : ce sont de jeunes autrichiens, qui se bougent depuis des années pour faire aimer l’opéra aux gens, y compris dans de petits villages de quelques centaines d’habitants, avec beaucoup de créativité et d’humilité. Leur démarche mérite d’être soutenue. Ils ont la capacité de présenter des spectacles de très bonne tenue, sur des grandes scènes : ils travaillent beaucoup au Théâtre de la Vienne, ils seront à Munich la saison prochaine, ont obtenu des prix prestigieux en Autriche et en Allemagne. L’Amour des trois oranges convient parfaitement à l’univers qu’ils développent, du conte, du fantastique, un peu pop.
Comment présenteriez-vous Marie Jacquot, qui dirigera cette production ?
C’est une artiste française, originaire d’Epinal, éminemment talentueuse, que je connais depuis 2018 après l’avoir entendue à Stuttgart, qui fait une grande carrière mais qui est peu présentée en France. Elle a 32 ans, vient d’être nommée cheffe principale de l’Opéra royal du Danemark, a été Kapellmeister à Düsseldorf. C’est une très grande cheffe et je suis très heureux de la présenter au public nancéien.
Comment présenteriez-vous la distribution ?
Ce n’est pas exactement la distribution qui était initialement prévue du fait de contraintes de calendrier. Ainsi, Anas Seguin en Léandre intègre la production, tout comme Pierre Derhet en Prince. Nous aurons aussi Yann Beuron en Truffaldino : quand j’ai su qu’il voulait reprendre du service, je n’ai pas hésité une seconde [Yann Beuron a annoncé prendre sa retraite scénique en juin 2020 avant d’y renoncer quelques semaines plus tard, ndlr]. Dion Mazerolle, chanteur canadien truculent, interprétera quant à lui le Roi de Trèfle. Cette distribution est fournie : tous ceux qui étaient prévus ou la rejoignent m’enthousiasment.
Vous cherchez souvent à surprendre les spectateurs avec des œuvres très connues. Qu’en sera-t-il du Barbier de Séville de Mariame Clément ?
C’est une production qui date de 2008 et a été créée à Berne, qui a eu beaucoup de succès en Suisse et en Espagne, qui a voyagé en Israël, mais n’a pas été vue en France. Je voulais faire un Barbier, mais pas dans une nouvelle production. J’ai donc regardé ce qui existait, et qui pouvait intéresser notre public. J’ai vu cette production, qui a un décor se présentant comme une petite maison de poupée, et ai contacté Mariame Clément, qui était enthousiaste à l’idée de la remonter : c’est une mise en scène qu’elle aime beaucoup. Nous avons donc racheté la production. Mariame ne pourra toutefois pas assurer les répétitions, c’est donc son proche collaborateur Jean-Michel Criqui qui s’en chargera.
Vous invitez Sebastiano Rolli, récemment entendu à la tête de l’Opéra de Dijon pour Macbeth [notre compte-rendu] : qui est-il ?
Je l’ai découvert en Italie, notamment dans sa Traviata de Busseto. Je connais la qualité de son travail en collaboration avec les metteurs en scène. C’est un partenaire solide. Il aime revenir au texte, à la partition, ce qui est intéressant notamment dans ce répertoire italien où des traditions interprétatives ont été établies. Il tire des lectures originales des partitions, en revenant à la base.
Pouvez-vous présenter les principaux membres de la distribution, qui ne sont pas tous connus du public ?
On adore Bruno Taddia, qui a notamment chanté Don Pasquale et Falstaff à Montpellier, et qui chantera Bartolo, un rôle vraiment délicat souvent sous-estimé. Il a une grande aisance scénique et vocale. Je pense que Patricia Nolz, qui sera Rosina, est une future star. Elle est remarquable et remarquée à l’Opéra d’Etat de Vienne. Nico Darmanin qui sera Almaviva a été entendu plusieurs fois en France, notamment à Bordeaux et est très sûr dans ce répertoire. Je suis très content d’avoir Marion Lebègue en Berta. Pour Figaro, il faut un monstre scénique : ce sera Gurgen Baveyan qui travaille beaucoup à l’Opéra Comique de Berlin. Mon objectif est de proposer des voix qui ne sont pas forcément entendues ailleurs en France. C’est une stratégie, qui permet d’offrir plusieurs nuances, et d’éviter la standardisation. Ça peut dérouter parfois, mais c’est intéressant.
En janvier, vous présenterez l’un des grands évènements de la saison, avec Tristan et Isolde : quels sont les enjeux dans le montage d’un tel projet à Nancy ?
L’enjeu est énorme pour n’importe quelle maison d’opéra. C’est toujours un défi. Il y a d’abord la question de la fosse qui est trop petite pour accueillir l’orchestre. Il faut donc trouver des solutions, qui existent puisque l’œuvre a déjà été donnée à Nancy. Il faut trouver un chef d’orchestre qui puisse défendre ce répertoire parfaitement et mener l’orchestre sur ces gros effectifs auxquels l’Orchestre est peu habitué du fait de la taille de sa fosse. Il faut aussi trouver le couple central. C’est une gageure lorsqu’on n’a pas les moyens de payer les cachets des grandes scènes lyriques. L’idée est donc d’inciter des artistes à accepter une rémunération plus faible que ce à quoi ils peuvent prétendre sur d’autres scènes en contrepartie de conditions idéales pour une prise de rôle. Nous aurons donc la première Isolde de Dorothea Röschmann, c’est prestigieux. Je crois beaucoup à son interprétation. Cela me réjouit également d’offrir cette prise de rôle à Samuel Sakker, qui brûle d’envie de le chanter. Il sera un terrain vierge pour le metteur en scène Tiago Rodrigues pour construire son Tristan. Ce travail est plus difficile lorsqu’un chanteur a déjà interprété souvent le rôle, parce qu’il a alors ses habitudes, ce qui peut limiter le metteur en scène.
Justement, qui est Tiago Rodrigues, qui assurera la mise en scène ?
Ce sera son premier opéra. Cela fait des années que l’on discute de l’idée de faire un opéra. Cela l’a toujours intéressé mais nous n’avions pas trouvé la bonne opportunité. S’il a accepté de faire Tristan et Isolde, c’est qu’il y avait un vrai désir chez lui par rapport à cette œuvre. Ce n’est pas pour mettre un trophée à son palmarès. Quand on voit ses spectacles, on est impressionné par sa capacité à maîtriser l’espace et le temps. Il sait créer une suspension, diluer l’espace-temps. On est dans une sorte d’hypnose, de transe. On ne voit pas le temps passer dans ses spectacles. Sa force correspond donc à celle de Wagner : la rencontre entre les deux devrait être puissante. Par ailleurs, il travaille beaucoup sur la question des duos amoureux, comme dans Antoine et Cléopâtre.
Lorsque vous avez choisi Leo Hussain pour diriger cet opus, que vouliez-vous qu’il y apporte ?
Il a déjà dirigé un concert à Nancy, mais ce sera sa première fois pour une production scénique. C’est un chef capable de délivrer quelque chose de très spécial et fort musicalement. Il est extrêmement solide, en particulier sur ce répertoire. Il sait gérer ces grands ouvrages et comment travailler avec les chanteurs pour gérer l’énergie et le rôle.
En mars, vous présentez Iphigénie en Tauride : pourquoi ce choix d’ouvrage ?
Je cherche toujours à équilibrer les répertoires et à présenter chacun des cinq siècles de musique. Iphigénie en Tauride est un chef-d’œuvre absolu, qui sollicite les forces artistiques de manière large. L’implication de l’orchestre et du chœur compte aussi dans le choix d’un ouvrage. Cela s’inscrit également dans un chemin artistique que je propose sur le répertoire classique. C’est un sujet qui reste très contemporain : le livret est centré sur une femme arrachée à sa patrie, et explore les thématiques de la peur, de la vengeance, de l’exil. C’est un terrain fertile pour un metteur en scène d’aujourd’hui.
Silvia Paoli se chargera de la mise en scène, après la Tosca qui clôture cette saison [notre compte-rendu] : dans quelle direction explorera-t-elle cet opus ?
Silvia a jusqu’ici été beaucoup sollicitée pour le répertoire italien parce qu’elle est italienne. Elle était contente que je lui permette d’en sortir. C’est un sujet qui lui parle beaucoup. Son propos va ouvrir des questions sur notre monde qui dépérit, en interrogeant notre rapport aux souvenirs, à la nature, l’exil, mais aussi aux contraintes qui peuvent s’exercer sur les femmes dans certains pays. L’opéra doit interroger notre monde et Silvia a beaucoup de réflexion dramaturgique : ce choix m’intéressait.
Pourquoi avoir choisi Alphonse Cemin comme chef pour ce répertoire ?
Alphonse est un musicien extraordinaire qui connait les chanteurs parfaitement, qui a un bon bras : je m’en suis aperçu en l’écoutant diriger en Allemagne. Il va devenir un grand chef. Je ne cherche pas à surprendre pour surprendre, il y a toujours un raisonnement derrière ces choix, mais j’aime donner l’opportunité à des artistes de tenter des aventures. Alphonse mérite de se frotter à cette œuvre : je suis convaincu qu’il le fera très bien.
Comment avez-vous construit votre distribution ?
Virginie Verrez, qui chantera le rôle-titre, est une grande artiste, qui est elle aussi rarement présente en France. Elle a énormément de charisme et de présence, et une voix formidable. Petr Nekoranec, qui chantera Pylade, est un ténor, dont la voix monte dans les aigus avec une facilité incroyable. Ce sera important car nous allons jouer l’œuvre au diapason 440 [la hauteur du diapason moderne, et non pas légèrement plus grave comme souvent pour le répertoire baroque, ndlr]. Je l’ai entendu en audition à Paris et à Nancy, et j’ai été convaincu, d’autant qu’il chante parfaitement français.
Baroque toujours, vous proposerez la version concert de L’Orfeo menée par Leonardo García Alarcón, qui a déjà beaucoup tourné. Pourquoi ce choix ?
Cela nous permet d’avoir une œuvre du XVIIème siècle défendue par une troupe magnifique avec des interprètes idoines qui se connaissent par cœur, le tout dirigé par le lumineux Leonardo Garcia Alarcon. Cette version de concert est aussi une expérience théâtrale et, musicalement, c’est un magnifique Orfeo.
En mai, vous éveillerez les curiosités avec Manru de Paderewski : qui est Katharina Kastening qui se chargera de la mise en scène ?
C'est une metteuse en scène britano-germanique avec une grande expérience notamment développée à Francfort où elle occupe une position fixe. Elle s’est emparée de cette œuvre pour la création à Halle entourée d’un scénographe de premier plan, Gideon Davey. Le résultat est remarquable et permettra de faire une création française marquante de ce Manru de Paderewski.
La production sera dirigée par Marta Gardolińska : quel bilan faites-vous de sa première année comme directrice musicale ?
C’est un bilan extrêmement positif, tant pour ses interprétations que pour le travail effectué avec l’orchestre. C’est un choix que j’ai dû faire seul en pleine crise du Covid et je me réjouis de constater que l’orchestre adhère aujourd’hui à sa personnalité, son talent, sa technique, sa vision et pleinement au projet que nous portons ensemble.
Enfin, vous terminerez votre saison avec La Traviata dans la mise en scène aixoise de Jean-François Sivadier : pourquoi avoir choisi cette production ?
C’est un très beau souvenir de mes années dijonnaises. J’affectionne depuis toujours le travail à l’opéra de Jean-François qui est un amoureux de la musique et des chanteurs et qui fait un travail de théâtre avec eux absolument unique. Comme les décors ont été détruits et qu’il faut les reconstruire, Jean-François m’a confié vouloir apporter quelques modifications : j’ai hâte de voir comment sa lecture aura évolué depuis sa création. En tous cas, je suis sûr que cette mise en scène est faite pour prendre place dans l’intimité de notre écrin nancéien.
Vous avez placé, sous la direction de Marta Gardolińska, Enkeleda Kamani en Violetta Valéry, Mario Rojas en Alfredo et Gëzym Myshketa en Germont : qui sont-ils ?
Les trois chanteurs du trio principal effectueront leur prise de rôle. Enkeleda Kamani et Mario Rojas formeront un duo amoureux jeune, talentueux tant dans l’engagement scénique que sur le plan vocal. Cela promet d’être incandescent. Gëzym Myshketa est une voix noble, solide. Il a de l’allure sur scène. Je pense que ce trio sera convaincant. Marta Gardolińska rêve de diriger Traviata : cela fait partie des ouvrages qui l’ont convaincue de devenir cheffe d’orchestre.
Quels sont les principaux évènements symphoniques de la saison ?
Nous aurons en décembre D’Un Printemps à l’autre de Zygmunt Noskowski, qui est un compositeur polonais remarquable. Il y aura ensuite une création pour trombone de Judit Varga en janvier, une compositrice qui a beaucoup d’humour, qui sort des stéréotypes de la musique contemporaine. En mars, nous jouerons D’autres lumières, dirigé par Marta Gardolińska, lors duquel nous jouerons Mozart et d’autres génies de la musique moins connus du XVIIIème siècle, notamment le Chevalier de Saint-George, le Polonais Antoni Habel et la compositrice Anne-Amélie de Brunswick. Bien sûr, nous aurons aussi les Wesendonck Lieder, chantés par Dorothea Röschmann pour se chauffer avant Tristan.