La Cenerentola de Rossini va au cinéma sur son V'Lille
Dans cette histoire assez fidèle à Cendrillon, la mise en scène de Jean Bellorini met les chanteurs en selle de vélo pour représenter les carrosses. Il utilise en outre un grand ascenseur sur le plateau qui permet de faire surgir de terre des personnages ou le chœur. Ce système est couplé à des rideaux horizontaux et verticaux, dont l'ouverture, la fermeture et les décalages produisent des effets cinématographiques impressionnants : certaines scènes sont de longs travelings et c'est comme si la focale de caméra d'un vieux film muet s'ouvrait et se fermait. Cette mécanique travaillée est fort appréciée du public qui s'amuse aussi de bon cœur des nombreux sketchs bouffons des chanteurs au teint blanchi à la craie (les innombrables coups de bedaine et de fessier, les sœurs trop lourdes pour que le vélo-carrosse n'avance, les voix nasillardes moquant les solliciteurs, Dandini qui chante avec la béquille d'un vélo comme avec un micro, les jeux de chaise musicale, etc.).
La Cenerentola de Rossini mis en scène par Jean Bellorini à l'Opéra de Lille (© Simon Gosselin)
Pour donner le rythme nécessaire aux moteurs de cinéma et aux roues des vélos, il faut toute la maîtrise du chef Antonello Allemandi. L'entretien qu'il nous a accordé confirme sa connaissance parfaite de Rossini mais c'est un véritable exploit qu'il accomplit à la tête de l'Orchestre de Picardie. Sa technique de direction est parfaite, il donne tous les départs et rattrape tous les retards de chaque musicien et chanteur, le tout en leur communiquant la juste intention Rossinienne. Il trouve de beaux trilles aux cordes et aux bois ainsi que des sons pointés guillerets. Il apporte aussi sa patte et son originalité, notamment lorsqu'il surprend par des piannissimi subito, coupant presque le son en s'immobilisant, figeant le public d'étonnement ; par un souple balancement de bras et avec un travail d'accentuation sur les fins de temps, il donnerait presque un rythme ternaire à des passages binaires. Il faut tout ce génie d'Allemandi pour que les ensembles diaboliques de Rossini tiennent. À l'image d'un cycliste, il donne tous les coups de pédale pour que la machine ne s'effondre pas. En effet, dès qu'accélère un peu le rythme qu'Allemandi a pourtant adapté autant que possible à cette distribution, plus personne ne quitte le chef du regard, les instrumentistes et les chanteurs s'accrochent.
Emily Fons est une mezzo-soprano qui incarne Cenerentola, l'un des rares rôles vedettes de contralto. De fait, sa voix manque de grave et elle essaye de le compenser par un trop large vibrato. Son jeu souriant et taquin semble loin de l'idée d'une Cenerentola humble et maltraitée par sa famille. Elle paraît accomplir les gestes demandés par la mise en scène mais sans véritable sens ni incarnation. Il faut attendre le dernier air de l'œuvre, certes son plus brillant, pour que la chanteuse offre ses puissants aigus, à la fois dramatiques et fins, tendrement accompagnés par le piccolo. Le sourire nous revient en la voyant partir avec son prince, sur un tandem.
Emily Fons et Roberto Lorenzi : Cendrillon et Alidoro sur leur carrosse-tandem (© Simon Gosselin)
Il paraît à peine croyable que Taylor Stayton chante Don Ramiro : il cloue l'auditoire sur place avec des aigus d'une puissance éblouissante qui ne semblent pas du tout faits pour Rossini mais que nous ne bouderons pas. Il accomplit ce tour de force vocal en couvrant très tôt (abaissant son larynx afin d'obtenir cette voix forte d'un ténor héroïque), ce qui se fait aux dépens de ses notes graves, problème sans lequel ce serait un bonheur de le voir dès que possible sur de grandes scènes dans Verdi ou Puccini.
Armando Noguera multiplie les bonnes idées pour incarner le personnage de Dandini, faisant le beau, dansant, imitant le taureau. Au moment où tous les chanteurs et le chœur pédalaient à toute vitesse face au public ébloui par leurs dynamos, sa chaîne de vélo a malencontreusement déraillé et il a su improviser avec beaucoup de drôlerie, prenant ses comparses à témoin et pestant contre la bicyclette. Le seul reproche vocal qui pourrait lui être adressé serait une tendance à serrer un peu la voix dans les passages rapides, mais cela est du détail, tant il parvient à suivre le rythme d'une mélodie Rossinienne et à se faire entendre dans les ensembles.
Renato Girolami est un Don Magnifico qui joue beaucoup la comédie mais offrant peu de volume, à l'exception des dernières notes de ses airs qui recueillent alors les applaudissements du public. La prestation de Roberto Lorenzi est double : autant sa voix est chaude et grave avec une grande tenue et une homogénéité à noter lorsqu'il interprète les lignes du mendiant déguisé, autant lorsque Rossini lui fait tenir le rôle plus marqué d'un philosophe, les aigus et le vibrato se serrent tandis que semble s'amenuir la base de son registre.
Le Philosophe observé par le valet Dandini, le beau-père Magnifico, Cenerentola et le Prince Ramiro (© Simon Gosselin)
Clara Meloni a une voix menue et jolie de soprano avec un mezzo relativement présent mais qui ne touche pas les notes graves parfois requises par ce rôle de la première sœur, Clorinda. Sa comparse, Tisbe est la mezzo-soprano au timbre chaleureux et généreux Julie Pasturaud qui joue la comédie de manière très convaincante : prétentieuse, puis minaudant ou renfrognée. Enfin, le Chœur de l'Opéra de Lille, réduit dans cet opéra aux pupitres de ténors et basses, batifole à vélo sur le plateau et il fait entendre un puissant son stéréo lorsqu'il se perche dans les loges en hauteur de l'opéra.
Sous des applaudissements fournis et les rappels prolongés du public adressés à tous les interprètes, Antonello Allemandi remercie ses musiciens en serrant les poings, tel un cycliste qui viendrait de faire franchir le Col du Mont Ventoux à tout le peloton en canalisant l'énergie du dragon que l'on devine brodé sur le dos de sa chemise col Mao.
Le public pourra de nouveau se réjouir de cette production dès vendredi, sur Ôlyrix ainsi que sur écrans géants à Lille, Dunkerque, Armentières, Lomme, Saint Omer, Roubaix, de Lens, Arenberg, Valenciennes et Hirson.