"Vous Trouvez Ça Classique ?" à La Seine Musicale, présenté par le chef passionné Mathieu Herzog
Mathieu Herzog, pouvez-vous nous présenter ce projet "Vous Trouvez Ça Classique ?", série de concerts pédagogiques se déroulant à travers la saison de La Seine Musicale à Boulogne-Billancourt ?
L'originalité du projet, c'est qu'il s'agit d'une série de concerts pour tout le monde, de 7 à 77 ans, y compris pour celles et ceux qui ne sont jamais venus au concert. Nous voudrions même faire un partenariat avec un site de rencontres pour que ce soit un moment de rendez-vous et pour faire connaissance (et faire connaissance pleinement avec l'art). Dans le premier "Vous Trouvez Ça Classique ?" nous avons par exemple joué un moment du mouvement lent de la Sérénade de Tchaïkovski, un moment très poignant que nous avons interprété une fois avec vibrato, une fois sans : c'est un choc, une réaction immédiate et saisissante pour tout le public, en changeant ce seul élément. Cela montre toute la manière de varier l'expression avec un seul paramètre, et cela permet d'expliquer les particularités du son baroque, l'évolution du son romantique, parler des cordes, de l'expression de l'évolution de la musique et des salles. J'ai aussi expliqué l'histoire des applaudissements, et pourquoi on a pris l'habitude d'applaudir à tel moment et pas à d'autres : cela permet aussi de ne pas avoir peur d'être snobé en "faisant mal". J'ai senti sur le visage de mes auditeurs un soulagement, celui de comprendre, simplement (d'autant qu'aujourd'hui on sent que les gens n'osent plus applaudir qu'à la fin du concert, ce qui serait dommage pour tout un pan du répertoire). L'anecdote, l'exemple et l'explication permettent de ne plus avoir peur du concert classique.
Un spectateur venu à la fin d'un de ces concerts m'a dit que son frère l'avait traîné là, mais qu'après avoir pleuré pendant 20 minutes devant la beauté de cette musique, sa vie avait changé. Personne "n'aime pas" la musique classique, car personne n'aime pas la musique, il faut simplement y donner accès et accompagner le public. C'est exactement pareil que pour les autres arts (et j'ai fait exactement la même expérience quand un professeur d'histoire de l'art m'a expliqué le fonctionnement du sfumato en peinture : j'ai alors compris pourquoi je restais fasciné devant La Joconde). Je veux donc rendre la pareille au public, en musique.
Comment l'idée vous est-elle venue ?
L'idée est venue soudain, comme un "Eureka !" Je garais ma voiture dans le parking d'une zone industrielle et je me suis dit : Que c'est laid ! Je me suis rappelé de la chance que nous avons de faire un métier où nous sommes constamment en contact avec la beauté, et de combien de gens n'ont pas accès à la beauté dans leur vie, à ce que l'art peut apporter d'extraordinaire dans l'existence. C'est la même impression lorsque vous vous promenez dans Venise, dans certains endroits de Paris et dans de très belles villes qui ont encore des bâtiments historiques, c'est ce choc de la beauté qui m'a saisi et je me suis dit que nous devions trouver le moyen avec mon Orchestre d'Appassionato de donner plus d'accès à la beauté de la musique. Nous avons donc lancé l'idée d'un projet, qui s'appellerait alors L'Émotion musicale et nous avons fait une vidéo, pour expliquer d'où viennent les émotions, pourquoi Mozart et Beethoven ont mis tel accord, telle nuance à tel endroit, exactement comme je le fais avec mes élèves musiciens. Dans 99% des cas, il y a une raison précise, qu'on peut retrouver et expliquer : harmonique, dramaturgique, rythmique, liée à la tradition d'une époque ou d'un style (Bach par exemple se plaignant beaucoup du rubato, des musiciens qui jouent avec le tempo musical). Ces explications donnent à mes élèves les armes leur permettant de continuer à comprendre et interpréter ces musiques, alors je veux le faire aussi pour le public (en l'adaptant d'une manière très simple et frappante). Ces outils augmentent la compréhension et de fait le plaisir de la musique.
La vidéo en question, qui est l'ancêtre de "Vous Trouvez Ça Classique ?" a été vue par Charles Guivarch, Conseiller musical de La Seine Musicale qui en a parlé au Directeur Olivier Haber : nous avons échangé, et nous avons décidé d'en faire une version grand format, avec orchestre symphonique pour marquer les esprits, et pourquoi pas des chœurs, chanteurs, solistes, etc.
Vous proposez cinq concerts cette saison, en sera-t-il de même les prochaines saisons ?
En effet, pour au moins trois saisons, mais peut-être avec encore davantage de séances et d'années : nous croyons beaucoup en cette aventure qui séduit le public, qui passionne les musiciens, qui intéresse la presse. L'année prochaine nous devrions faire la Symphonie du Nouveau Monde, la 40ème Symphonie de Mozart, La Traviata, du Chopin (plutôt pour les concertos) et les Ballets de Tchaïkovski : c'est donc un programme grand public, pour amener le plus de spectateurs possibles avec des grands classiques. Pour la saison suivante je pense déjà à Bartók ou Stravinsky, pourquoi pas un Sacre du Printemps.
Comment choisissez-vous le programme et la manière de présenter les morceaux ?
Je choisis mon discours selon l'œuvre choisie. S'il faut expliquer ce qu'est une marche harmonique, je le fais en repartant du début, en l'expliquant, en l'illustrant au piano et en le montrant avec l'orchestre. Pour Carmen par exemple, nous avons une mine d'explications et de présentations à faire : le chœur qui a un rôle d'acteur faisant avancer l'action, les dialogues parlés, le fait que les mélodies soient doublées à l'orchestre... Nous détaillons tous les éléments essentiels en partant de choses basiques, que tout le monde entend et comprend (et cela permet d'aller jusqu'à expliquer des notions complexes et essentielles, comme l'accord de 7ème diminuée qui sonne sur les moments de drame chez Bizet). Tous ces éléments permettent d'apprécier l'œuvre à l'écoute, et d'en admirer les qualités (comment et pourquoi Carmen par exemple est un opéra cinématographique, avec une chanteuse actrice pleine de gouaille, qui va parfois presque jusqu'au parlé, comme d'ailleurs dans un tout autre registre que nous présenterons pour un autre "Vous Trouvez Ça Classique ?" la mort de Mimi où l'on ne chante presque plus). Il faudrait être une pierre pour ne pas être ému : c'est fait pour émouvoir universellement, et tout le monde peut le comprendre avec nos explications. Et je tiens à ce qu'il y ait un véritable moment de concert.
Comment avez-vous choisi les chanteurs du "Vous Trouvez Ça Classique ?" qui sera consacré à Carmen samedi 19 mars 2022 à 18h00 ?
Notamment en lien avec le prestigieux Festival de Verbier : ce sont des solistes que j'ai entendus là-bas et qui y ont fait l'académie, des voix géniales : la mezzo-soprano Adèle Charvet, la soprano Jeanne Gérard et le ténor Sungho Kim. Nous avons énormément de chance d'avoir ces artistes, et j'en suis au point de penser que nous avons énormément de chance d'avoir Adèle Charvet dans notre pays tant sont rares les êtres humains de cette qualité, de ce talent, de ce métier. Je suis persuadé qu'elle est la Carmen de demain, c'est une évidence, elle l'a d'ailleurs déjà magnifiquement chantée [notre compte-rendu, ndlr], elle est appelée à succéder à Béatrice Uria-Monzon. Nous aurons également d'autres rôles et participeront également des élèves de l’Académie Philippe Jaroussky.
Le choix des interprètes se fait à chaque fois avec naturel et évidence, je pense déjà à un pianiste en particulier pour Chopin, je sais déjà qui sera Traviata pour le concert en question. Nous choisissons souvent de jeunes interprètes, avec un infini respect pour nos interprètes plus confirmés mais c'est l'occasion aussi de mettre en avant la jeune génération d'artistes et d'en montrer le dynamisme au public.
Pourquoi est-ce à La Seine Musicale que ce projet pédagogique s'est déployé, et quelles sont les qualités de ce lieu pour cette initiative ?
Le lieu est extraordinaire. Nous nouons une relation depuis plusieurs années : je travaille avec l'Académie Philippe Jaroussky qui est implantée à La Seine Musicale, dans mon activité de chef d'orchestre j'ai été appelé à diriger les musiciens du Pôle Supérieur de Paris Boulogne à La Seine Musicale, j'y ai fait des concerts avec Appassionato et nous y avons enregistré dans l'Auditorium et dans leurs studios. Nous étions régulièrement là-bas y compris pour répéter : la relation s'est nouée petit à petit. Et puis une raison plus personnelle me rattache à la ville : mon père a été Directeur du Conservatoire de Boulogne, j'y ai passé une grande partie de mon enfance.
L'Auditorium est pour moi la plus belle acoustique de la capitale : en récital piano, dans des toutes petites ou grandes formations, elle est parfaite. La salle est en outre confortable, le public y est bien installé (les architectes auraient pu rajouter des centaines de places en serrant davantage les sièges mais ce n'est pas le choix qui a été fait). La disposition de l'Auditorium permet aussi au public de s'installer tout autour de la scène, et certains aiment se mettre en face de moi : nous avons décidé d'un tarif unique et placement libre pour "Vous Trouvez Ça Classique ?" et nous allons continuer à utiliser l'espace différemment. Des spectateurs m'ont dit qu'ils avaient changé de places entre deux concerts pour voir les choses différemment.
Le lieu sur l'Île Seguin souffre en général un peu de son emplacement et de l'accès qui doit être amélioré prochainement, j'en suis impatient car les choses évolueront aussi alors, et permettront de profiter de cet environnement très agréable. Nous avons beaucoup pensé à tout dans le format de ces concerts, à commencer par l'horaire qui est le samedi à 18h pour continuer à profiter de la soirée ensuite, notamment à côté de La Seine Musicale où on mange très bien et qui est un lieu très agréable.
Vous dirigez dans cette série de concerts "Vous Trouvez Ça Classique ?" votre Orchestre d'Appassionato, en quoi la dimension pédagogique fait-elle aussi partie de l'histoire et de l'identité de cet orchestre ?
J'étais pendant 15 années merveilleuses l'alto du Quatuor Ebène qui a une intensité de travail et de concerts peu commune. Lorsque j'ai choisi d'arrêter pour faire le métier de chef d'orchestre, j'ai refusé toutes les propositions de grandes agences (qui voulaient capitaliser sur mon nom) car je voulais vraiment pratiquer mon métier et faire des rencontres, notamment Daniel Harding qui dirigeait de l'Orchestre de Paris, Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre. J'ai rapidement compris qu'ils n'étaient jamais aussi heureux qu'en retrouvant leur propre orchestre, leur famille de musiciens. J'ai donc décidé de créer l'Orchestre d'Appassionato dont le nom trahit mon affection pour le répertoire romantique, et cette passion de la musique que nous voulons transmettre. J'ai choisi une ossature de 15 musiciens de chambre, ce qui correspond à mon parcours, à mes contacts et au meilleur moyen de déployer notre projet à la rencontre de tous les publics : nous avons fait beaucoup de concerts en réarrangeant du Mahler, du Wagner, avec aussi du chant, rendant aussi ces répertoires à la portée de toutes les villes (sans besoin d'une grande salle Philharmonique). Assez rapidement, je me suis mis à parler au public, pour expliquer les effets de ces œuvres, leur sens, leur instrumentation et j'ai pu voir tout l'impact sur le public : des spectateurs qui avant sortaient hagard, sortaient désormais passionnés parce qu'ils avaient les clés et avaient pu comprendre.
Vous êtes artiste associé de La Seine Musicale, tout comme Jean-François Zygel (qui nous présentera également très prochainement en interview sur Ôlyrix sa série de concerts), quelle complémentarité cela permet-il de dessiner ?
Jean-François a complètement remis le concert pédagogique à l'ordre du jour, il y a maintenant 20 ans. Quand j'étais interprète dans ses Leçons de musique, et que je donnais des exemples à l'alto, j'admirais sa façon de faire et j'adorais voir les réactions du public. J'ai beaucoup travaillé avec lui, je l'adore, et nous échangeons beaucoup. Une partie de ce que je fais est grâce à lui, même si nous avons nos identités : nous avons différents outils, clefs, tons, manières de présenter (et il a ralenti dans cette activité, car il fait aussi beaucoup d'improvisation). Le programme "Vous Trouvez Ça Classique ?" est ainsi complètement différent de son travail, comme lui a un projet différent de ce que faisait Bernstein dans ses concerts pédagogiques (Bernstein est un modèle pour sa capacité de jongler entre présentation et interprétation, passant du pupitre au piano pour expliquer, s'adressant au public, à l'orchestre, tel un Monsieur Loyal se souciant de son auditoire), et puis il y a aussi à La Seine Musicale "Le Classique du Dimanche" avec Sabine Quindou (connue pour C’est pas sorcier). La Seine Musicale se place aussi sur la carte avec les concerts pédagogiques, ils forment et font venir un nouveau public, c'est très précieux.