Jérôme Correas et Les Paladins, chevaliers errants vers Orfeo 5063
Jérôme Correas, vous avez créé Les Paladins en 2001 : quelle en est l’identité ?
L’identité des Paladins est nourrie par mon parcours de claveciniste et de chanteur. Ces deux visions de la musique peuvent sembler inconciliables car le clavecin offre une vision harmonique, très verticale de la musique tandis que le chant est plutôt mélodique : c’était intéressant de conjuguer ces deux visions et ces deux expériences dans la direction. Dès le début, l’identité a été théâtrale : nous avons fait des recherches, notamment sur l’expressivité. Cette recherche sur des musiques du passé est en fait tournée vers l’avenir : comment rendre ces musiques les plus souples, les plus expressives possibles, pour qu’elles sonnent au mieux à nos oreilles. Je n’ai jamais eu l’impression de faire de la reconstitution, mais de la création. Cette identité implique des choix de répertoire et des choix d’interprétation.
Lesquels, par exemple ?
Par exemple, j’adore Bach, comme tout le monde, et je l’écoute beaucoup. Mais ce n’est pas un compositeur que j’ai beaucoup exploré car Bach ne me laisse pas suffisamment d’espace pour exprimer l’aspect théâtral de la musique. Ses partitions ne permettent pas d’improviser, de changer des notes : j’ai du mal à trouver de la liberté car Bach contrôle énormément sa musique. Je privilégie donc des musiques qui laissent de la place à l’interprète, et des compositeurs qui demandent à l’interprète une collaboration plus large.
Pourquoi avoir nommé votre ensemble Les Paladins : est-ce une référence à Rameau ?
Oui, mais peut-être encore plus en référence aux paladins, qui étaient des chevaliers errants défendant la veuve et l’orphelin, à l’image de Don Quichotte. Nous vivons dans une société et un milieu culturel fondamentalement injustes, avec des relations professionnelles qui sont parfois dures, violentes. Le nom est donc un clin d’œil à ces redresseurs de torts, qui ne gagnent jamais, mais qui essaient. J’aimais cette idée.
Quelles sont les grandes dates de l’histoire de cet ensemble ?
D’abord, cette aventure a commencé très petitement. Quand j’ai fondé Les Paladins, je chantais encore. J’ai eu du mal à abandonner des répertoires comme le récital ou la mélodie française et le Lied. Ces débuts ont toutefois été marqués par une collaboration avec Ambronay où nous étions en résidence. Nous avons aussi monté de beaux projets avec Royaumont, ce qui nous a permis d’explorer pas mal de pans de la musique italienne du XVIIème siècle, avec des compositeurs comme Carissimi, Rossi, Mazzocchi, Marazzoli : des œuvres plutôt inconnues.
Une étape importante a été Le Couronnement de Poppée en 2010, en collaboration avec l’ARCAL et Christophe Rauck, un metteur en scène, actuellement Directeur du Théâtre des Amandiers de Nanterre, qui a été déterminant dans mon parcours : nous nous sommes trouvés, et nous nous sommes beaucoup apporté mutuellement. C’était son premier opéra. La production a été donnée 45 fois : ça a été pour moi une révélation du bonheur que peut être pour un chef une collaboration avec un metteur en scène. C’est là que j’ai compris que c’était ce que je voulais faire jusqu’à la fin de mes jours : mettre en valeur les personnages avec leur complexité, sculpter la musique et les voix, dessiner les ambiances. Il n’y a pas grand-chose d’écrit dans cette partition donc le processus de création a été incroyable. Ça a été le plus grand bonheur de mon parcours musical. Il a été fondateur : il m’a construit et m’a aidé à décider de ce que je voulais faire et de ce que je ne voulais pas faire.
Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de devenir chef d’orchestre alors que vous meniez une carrière de chanteur ?
Je ne voulais pas du tout devenir chef d’orchestre : ça ne m’intéressait pas du tout. Mais je m’ennuyais, sauf dans le récital. J’adorais la scène, j’aimais m’adapter à différents chefs ou metteurs en scène, mais les rôles de baryton-basse ne sont souvent pas les plus passionnants. Or, je suis quelqu’un qui a besoin de projets et de défis. Je me suis rendu compte que si je montais mes propres projets, je pourrais ouvrir de nouvelles directions. J’ai eu envie de construire mon propre univers : pour cela, il fallait être capable de diriger.
Vous présenterez un spectacle intitulé Orfeo 5063 au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines le 7 janvier (puis le 15 janvier au Théâtre de Corbeil-Essonnes et le 16 février à l’Opéra de Massy). Comment décririez-vous ce projet ?
L’opéra a été mon fantasme puis une réalité que j’ai explorée. Mais ce projet n’est pas un opéra. J’étais attiré par les collaborations entre la musique et d’autres arts, cette transversalité dont on parle beaucoup en ce moment mais que l’on pratique peu. La vidéo et le multimédia est un art, une technique que je connais très mal. Ce n’est pas du tout mon domaine au départ. Il était intéressant de se confronter à un porteur de projet, un artiste, qui s’exprimait de cette manière et serait intéressé par un univers musical. Le metteur en scène et vidéaste Guillaume Marmin et moi n’avons pas choisi Monteverdi par hasard. Monteverdi est un coup de tonnerre dans l’histoire de la musique, une nouveauté et une révolution incroyable. Notre monde est toujours en changement permanent : il pourrait ressembler à celui du début du XVIIème qui a également connu de nombreux bouleversements, notamment musicaux. Nous voulions jeter un pont entre le passé et le présent qui avance si vite, par le biais de la musique.
Comment ce projet est-il né ?
J’avais vu le travail de Guillaume Marmin et je le trouvais très poétique. Il aime structurer l’espace. De mon côté, j’ai toujours ressenti la musique comme quelque chose de physique, qui se voit autant qu’elle s’entend. J’ai trouvé des correspondances entre son travail et le mien. J’ai pensé que la musique de Monteverdi, qu’il ne connaissait pas, lui parlerait : il s’est pris de passion pour ces musiques, qu’il a trouvées très fortes. C’est toujours la bonne solution d’assister au travail des autres pour voir quelles émotions cela déclenche en vous et si vous avez l’impression, malgré les différences de style, de parler la même langue.
Qu’évoque ce titre, Orfeo 5063 ?
Guillaume est parti de l’idée d’un drone, c’est-à-dire de l’œil d’une machine qui nous regarde. Ce drone va visiter le monde tel qu’il est et tel que les humains l’ont changé. C’est donc le regard d’une machine sur l’expérience humaine. Ce regard artificiel est intéressant car cette machine est tout de même conduite par un humain. Cette machine va nous montrer des choses qui vont provoquer des émotions et nous faire réfléchir. C’est un regard, tout comme l’est la musique : nous avons construit un parcours musical autour de cette machine que l’on appelle Orfeo car c’est un voyageur. J’ai découvert par hasard qu’une ceinture d’astéroïdes relie Mars à Jupiter : elles vont donc vers l’inconnu. Cette ceinture a été appelée Monteverdi 5063. Que des météorites qui vont vers l’inconnu soient appelées Monteverdi, musicien très novateur, m’a donné envie d’associer ce nombre à ce nom de voyageur.
D’où est venue cette idée d’associer la musique à la vidéo ?
Partager une création avec quelqu’un nourrit et ouvre l’interprétation : je ne jouerai pas Monteverdi avec Guillaume Marmin comme je le jouais avec Christophe Rauck en 2010. Nous ne suivrons pas des personnages, mais une ambiance en constante évolution : l’interprétation, les tempi, les couleurs, la façon de jouer ou de chanter, seront différents. Cela va enrichir notre interprétation. Plus égoïstement, cela me permettra d’explorer des façons d’interpréter différentes par rapport à mes habitudes, à mes tics, à ce que j’ai développé de familiarité avec ce langage : la routine dans l’interprétation est ce que je redoute le plus. J’ai ce souci de toujours chercher à me renouveler.
Comment avez-vous sélectionné les contenus musicaux ?
Nous l’avons fait à deux. J’ai fait des propositions à Guillaume Marmin qui a fait une sélection : nous avons réuni un corpus d’extraits de différentes œuvres, tant des opéras (L’Orfeo, Le Couronnement de Poppée) que des madrigaux et de la musique religieuse, puisqu’il y a des extraits des Vêpres à la vierge. Nous avons cherché des ambiances et des rythmes différents. Pour les organiser, nous avons pris en compte les tonalités et les couleurs, ainsi que les contraintes liées aux voix. Je me suis amusé à faire ce best of Monteverdi, avec des musiques sublimes et contrastées, et construire ce parcours musical.
Comment avez-vous choisi les interprètes (Jehanne Amzal, Anne-Sophie Honore, Jean-François Lombard, Jordan Mouaissia, Antonin Rondepierre et Matthieu Heim) ?
J’ai souhaité m’entourer de solistes plutôt jeunes, dans cette idée de voix assez fraiches et lumineuses, de personnalités pas encore trop habituées à faire les choses de manière figée. La moitié des six chanteurs est assez jeune, les autres ayant plus d’expérience.
Vous sortez le 21 janvier un CD avec Sandrine Piau chez Alpha Classic : comment est né ce projet ?
Je connais Sandrine Piau depuis très longtemps : nous avons débuté ensemble grâce à William Christie à qui on ne dira jamais assez merci pour l’intérêt qu’il nous a porté, et l’expérience qu’il nous a donnée, que nous mesurons encore aujourd’hui. Nous étions ensemble au CNSM à l’époque où William Christie y enseignait. Nous nous connaissons par cœur. Sandrine Piau a toujours été intéressée par ma recherche musicale. Nous avons fait un premier disque il y a dix ans chez Naïve, qui s’appelait Le Triomphe de l’amour, autour de la musique française. Sandrine a aussi participé à un enregistrement par Les Paladins d’un opéra de Cavalli. Nous voulions faire un projet sur Haendel, qui est l’un de ses chevaux de bataille.
Comment avez-vous décidé du contenu ?
Sandrine Piau voulait interpréter Haendel autrement, avec notre dialogue. Je ne suis pas vraiment reconnu comme interprète Haendélien, mais c’est un compositeur que j’ai toujours adoré, que j’ai beaucoup chanté et un peu dirigé (j’ai notamment dirigé Amadigi il y a deux ans en tournée). Nous voulions faire un Haendel assez sombre et dramatique, qui aille avec l’évolution de la voix de Sandrine qui a acquis plus d’ampleur. Elle ne souhaitait plus être cantonnée à de jeunes héroïnes mais aussi à des femmes plus intéressantes, à des femmes de pouvoir. Nous avons donc fait un enregistrement sur les femmes de pouvoir : celles qui le prennent, celles dont le pouvoir est contesté par les hommes, etc. Cela permet aussi d’être en lien avec notre époque : les sentiments liés à l’amour sont éternels et nous parlent aussi aujourd’hui. Des personnages comme Alcina, Cléopâtre ou Armida, ont du pouvoir, mais cela ne suffit pas à les rendre heureuses parce que l’amour ne se contrôle pas. Il était jubilatoire de revenir toujours à des préoccupations actuelles pour nourrir l’interprétation d’un langage musical que nous connaissions tous les deux bien, et sur lequel nous voulions évoluer librement.
Au-delà de ces aspects, pourquoi avoir appelé cet album Enchanteresses ?
Ces femmes enchantent par leur chant, parce qu’elles ont des pouvoirs et sont souvent magiciennes ou sorcières ou sirènes. L’instrument de l’enchantement est le chant, mais elles sont vite désenchantées : avec cette même racine commune à ces mots, nous traçons le parcours de cet album.
Cet exercice de l’enregistrement est-il important pour vous ?
C’est très important. D’ailleurs, comme moi, Sandrine adore faire des disques : nous aimons ces moments de dépassement de soi, où il faut refaire, où le résultat est souvent surprenant. L’oreille et la parole du Directeur artistique sont très importantes car il est difficile d’être juge de ce que l’on fait. La Directrice artistique de cet enregistrement, Laure Casenave, a été une partenaire importante et très intime. En revanche, l’étape suivante est très douloureuse : lorsque nous recevons le premier montage, nous sommes face à nos limites. Puis nous amenons des corrections successives pour arriver à un résultat qui nous convient. Faire un disque oblige ainsi à passer par différents ascenseurs émotionnels. Un enregistrement est un face à face avec nous-mêmes : c’est toujours très intense. Quand tout est fini, on ressent un mélange de soulagement et de regret, puis l’objet débute sa propre vie et nous échappe complètement.
Que change le fait de travailler en studio ?
Cela change beaucoup de choses. C’est ce qui est intéressant. Certaines choses marchent sur scène et pas au disque, et inversement. Certains contrastes, très impressionnants en salle, ne sont par exemple tout simplement pas beaux au disque. L’espace auditif n’est pas le même : en salle, l’oreille et l’œil construisent l’écoute alors que l’écoute d’un disque est beaucoup plus concentrée sur un nombre plus restreint de fréquences. Il faut construire son interprétation différemment.
Pour Sandrine Piau, ce CD est aussi l’occasion de se confronter à une façon de chanter plus dense, plus lyrique que dans d’autres enregistrements sur Haendel qu’elle a faits dans le passé. C’est un pas en avant pour elle. Pour moi, il y avait l’envie de poursuivre ma recherche sonore. Il y a tant de belles versions de Haendel, avec de magnifiques orchestres qui ont abordé ce répertoire, qu’il n’est pas facile d’en offrir une vision personnelle. L’exercice m’a intéressé aussi pour cela. Avec Sandrine, nous avons essayé d’en faire quelque chose de vraiment personnel. La recherche est de toute façon omniprésente chez moi.
Est-ce une étape vers d’autres projets Haendel ?
Pourquoi pas : cela dépendra de l’écho que rencontrera ce disque. S’il rencontre du succès, cela orientera probablement des projets futurs. Il faut toujours se battre contre le fait d’être enfermé dans une catégorie. Au début, on me catégorisait comme spécialiste de la musique du XVIIème italien, puis de la musique française, puis de la musique classique de la fin du XVIIIème. Je ne veux surtout pas être dans une seule catégorie. J’aime faire des choses diverses.
En mars, vous dirigerez Phaëton à Nice. Vous serez à la tête de l’Orchestre de la maison (et des Paladins pour le continuo) : en quoi consistera votre travail sur cette production ?
C’est un projet passionnant et je suis très reconnaissant à Bertrand Rossi de croire en ce projet. On assiste à un élargissement des compétences dans les orchestres installés, qui sont de plus en plus capables d’aborder des répertoires contemporains ou plus anciens d’une façon plus informée. Ce chemin est passionnant car cela va permettre à des opéras comme celui de Nice d’offrir des répertoires bien plus larges, et d’ouvrir les goûts du public à plus d’œuvres baroques, ce qui sera très profitable. Par ailleurs, le travail baroque avec un orchestre comme celui de Nice, c’est-à-dire sans les instruments d’époque, permet une réflexion sur l’obligation ou non d’utiliser des instruments baroques pour jouer du baroque. Je pense qu’on peut arriver à un résultat très satisfaisant et intéressant sans les instruments baroques, mais avec l’essence de l’interprétation baroque, c’est-à-dire les bonnes articulations, une réflexion sur le son, sur les couleurs instrumentales, sur les rythmes de danse (qui sont omniprésentes dans ce répertoire). C’est intéressant aussi pour les instrumentistes qui veulent faire ce travail, car cela élargit leurs possibilités. C’est un projet de collaboration avec Eric Oberdorff, qui assure la mise en scène, ce qui crée une ouverture, une transversalité.
Ce projet sur Phaëton va être doublé d’un projet Bach & Co, qui va se dérouler sur plusieurs années autour de la musique de Bach et du regard qu’il pose sur ses contemporains : ceux qui l’ont influencé ou qu’il a écoutés, comme Telemann, Haendel, Vivaldi, Couperin, etc. Nous commençons cette série début avril avec Bach et Telemann, qui sont tous les deux inspirés par la musique populaire. Ce projet va nous permettre d’explorer de nouvelles possibilités et de faire découvrir au public des œuvres de ce répertoire. Nous ferons ce travail également avec le Chœur de l’Opéra.
Vous disiez en introduction que vous écoutez Bach mais que vous ne le jouiez pas : il y aura donc une évolution sur ce point ?
Ce qui me pose problème chez Bach, c’est la vocalité et non l’instrumental, dans lequel je retrouve paradoxalement plus de théâtralité. Je pense avoir des choses à dire sur la musique de Bach, sur ses rythmes de danse, sur la musique populaire (on ne parle pas assez de l’inspiration populaire de Bach).
Quels autres projets porterez-vous dans les prochains mois ?
La saison prochaine, nous monterons un projet avec la scénographe Ambra Senatore, Directrice du Centre Chorégraphique National de Nantes. Il s’agira d’une rencontre sur le thème de la danse, autour du thème du café. Ce sera une nouvelle occasion d’aborder Bach. Le café est symbole de liberté, d’émancipation et d’évasion. La tournée est en train de se monter.