World Opera Day sur OperaVision : « Le jeune public peut s’identifier aux chanteurs en devenir »
Rosemary Joshua, le World Opera Day a pour but de faire savoir à quel point l’opéra est important dans le monde d’aujourd’hui : quel message souhaitez-vous faire passer par votre participation à cette édition ?
L’opéra est une forme d’art extrêmement complexe à mettre en œuvre. On oublie parfois que nous travaillons tous pour préparer ce moment magique où le rideau s’ouvre : nous sommes une grande équipe avec un objectif commun. L’opéra peut certes être vu comme un divertissement pouvant offrir de très belles soirées aux spectateurs, mais les émotions que l’on peut y ressentir vont en fait bien au-delà de ce que l’on peut imaginer. On peut être émus par un beau film ou par une chanson pop avec de belles paroles, mais la passion et l’énergie produites par une voix humaine qui emplit une salle de spectacle et frappe le spectateur nous dépasse complètement. Quand on y ajoute un chœur et un orchestre, cela façonne une expérience presque mystique de par cette énergie que l’on partage avec des milliers de personnes. C’est une expérience magnifique qui peut nous transporter, nous transcender, nous transformer. Aujourd’hui, cette forme d’art si complète a été rendue très accessible : mon message est que l’opéra est pour tous. Ceux qui tenteront l’expérience sans préjugés seront très probablement agréablement surpris et y trouveront beaucoup d’inspiration.
Comment vous êtes-vous retrouvée associée à cette édition du World Opera Day?
D’abord, Nicholas Payne [le Directeur d’Opera Europa, qui organise l’événement, ndlr] a été une personne importante durant ma carrière de chanteuse, notamment lorsqu’il dirigeait le Royal Opera House de Covent Garden et l’English National Opera. Je le connais depuis mes débuts. Depuis qu’il dirige Opera Europa, j’ai été impliquée grâce à lui dans divers projets, y compris via la plateforme OperaVision [sur laquelle Opera Europa propose des opéras en streaming gratuit, ndlr] pour qui nous avions déjà contribué l’an dernier à l’occasion du World Opera Day. L’édition de cette année étant consacrée aux studios d’opéras et comme il a apprécié notre contribution l’an dernier, il nous a proposé de faire partie des représentants, ce qui m’honore beaucoup car notre studio est encore très jeune, puisqu’il a été créé en 2018.
Comment votre studio sera-t-il impliqué durant l’édition de cette année ?
L’idée est de proposer de courts films préparés par six studios d’opéras. Nous disposons d’un très petit groupe de sept jeunes artistes venant du monde entier. Nous avons voulu montrer l’aspect humain du travail. À l’opéra, le public voit toujours le produit fini, mais cela ne permet pas de connaître les artistes en tant que personnes : qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? qu’est-ce qui les a amenés vers le monde de l’opéra ? Ces questions intéressent le public et notamment le jeune public qui peut s’identifier à ces chanteurs en devenir. L’opéra est souvent considéré comme élitiste : ces jeunes artistes peuvent participer à lutter contre cette perception. Il nous a semblé intéressant de les suivre durant une semaine de travail au studio, où les journées sont intenses. Un réalisateur nous a rejoints pendant une semaine, et a interviewé nos jeunes chanteurs pour mieux comprendre les personnes qui sont derrière les artistes. Cela permet de percevoir leurs vulnérabilités et m’a permis de découvrir des aspects de leur personnalité artistique que je ne connaissais pas car l’interview permet de poser des questions qu’on ne se pose pas dans la vie de tous les jours. Il est touchant de voir la passion de ces jeunes gens pour cette forme d’art, leur attachement à développer leur voix. Ils montrent qu’ils sont accessibles, qu’ils vivent une vie de jeunes gens tout à fait normaux. J’espère que cela trouvera une résonnance chez d’autres jeunes gens, qui percevront l’opéra d’une manière différente, et leur donnera envie de suivre ces jeunes artistes attachants.
Ce film a été tourné pendant les répétitions d’une production de Denis & Katya, que le public français a pu découvrir à Montpellier. Pourquoi avoir choisi cette œuvre pour votre studio ?
Le film a en effet été tourné au tout début des répétitions : il n’y avait pas encore grand-chose à en voir. Le sujet du film n’est donc pas ce travail de répétition, d’autant que le studio de Hanovre prépare aussi une reprise de cette production de Ted Huffman et a basé leur documentaire pour le World Opera Day sur la préparation de cette pièce. Mais le film montrera toutefois en effet quelques passages sur les répétitions et une interview de Ted Huffman. Cette pièce, que l’on présente dans notre festival « Opera Forward », est très pertinente : on y voit les dangers des réseaux sociaux, notre influence sur eux et leur influence sur nous. Il est difficile d’y démêler le vrai du faux. L’intrigue suit deux jeunes gens durant une journée. Elle est très prenante, tout s’enchaine très vite et elle est très théâtrale. Si tout le monde se sentira concerné, ce sera d’autant plus le cas de la génération des 20-35 ans. La musique est très dynamique. Il n’y a pas d’orchestre, mais quatre violoncelles sur scène qui sont aussi importants que les voix. Lorsque j’ai vu des extraits de la production filmée à Philadelphie, j’ai immédiatement trouvé cela brillant, et idéal pour un travail de studio d’opéra car c’est une œuvre très compacte. C’est également un vrai défi car la partition est complexe. C’est à la fois contemporain sans être moderne : la musique est très lyrique et accessible. Elle doit être chantée avec une technique lyrique.
Trois artistes de votre studio se produiront en concert dans le cadre de l’exposition universelle de Dubai. Que pouvez-vous en dire ?
Ce concert permettra notamment au public d’entendre notre soprano française, Claire Antoine, qui nous vient du Conservatoire de Lyon et est déjà lauréate des Révélations de l’ADAMI. Elle a encore beaucoup à apprendre mais je pense qu’elle sera une soprano très importante, notamment dans le répertoire dramatique où elle fera une formidable Tosca. Aujourd’hui, elle a une voix très lyrique, d’une très grande qualité. Lors de ce concert, elle chantera Fiordiligi, Liù, Leila aux côtés de la basse sud-coréenne Chanhee Cho, ainsi que d’un pianiste polonais, Adam Rogala : une belle combinaison de talents. Ils feront également quelques duos avec de jeunes artistes du studio de Hanovre. Ils ne se connaissent pas et n’auront que très peu de temps de répétition, mais cette rencontre me semblait intéressante. Il y aura également une table-ronde à laquelle nos jeunes artistes participeront pour discuter de la manière dont ils voient le futur de l’opéra, ce qui les inspire. Cela leur donnera de l’expérience et de la visibilité, ce qui est précieux aussi.
Qui sont les artistes qui composent actuellement votre studio ?
Cette année, nous avons dans notre troupe un chef de chant polonais (Adam Rogala), des sopranos française et russe (Claire Antoine et Inna Demenkova), une basse sud-coréenne (Chanhee Cho), un baryton ukrainien (Maksym Nazarenko), un ténor portoricain (Ian Castro) et une mezzo-soprano israélienne (Maya Gour). C’est un beau bouquet de nationalités. Rien que cette diversité est formatrice pour ces artistes. Ils ont tous eu des trajectoires très différentes avant d’arriver, ce qui est très inspirant pour eux. Par exemple, la basse Chanhee Cho est extrêmement disciplinée : il est si méticuleux dans son travail qu’il incite les autres à faire aussi bien. À l’inverse, notre mezzo-soprano Maya Gour est très spontanée : cela incite les autres à essayer également de lâcher prise.
Quelles sont les spécificités de votre studio ?
Notre studio accueille un nombre restreint d’artistes : cela me permet de vraiment prendre le temps de comprendre finement chaque chanteur, ce qui ne serait pas possible si nous avions un ensemble de 15 artistes. Cela me permet de calibrer les travaux de manière individuelle.
Comment se déroule le recrutement ?
Nous organisons tous les ans des auditions ouvertes : nous avons environ 600 candidatures parmi lesquelles je sélectionne un petit groupe pour une audition sur la scène principale de l’Opéra. Je voyage beaucoup également et je participe à des concours. Bien sûr, tout un réseau m’alimente sur des noms d’artistes à suivre. J’ai ainsi une petite liste de jeunes chanteurs que je suis pour évaluer leur développement. Par exemple, c’est un collègue qui a attiré mon attention sur la soprano française Claire Antoine. Je l’ai rencontrée en visio, nous avons fait quelques séances de travail, puis j’ai décidé de lui proposer de nous rejoindre.
Quels sont vos critères pour choisir vos lauréats ?
Quand je fais passer les auditions, je m’intéresse particulièrement aux talents vocaux qui m’inspirent : la beauté du son produit est importante, mais je m’intéresse tout autant à ce qu’ils veulent faire de ce son. Nous recherchons des artistes dotés d’intelligence et d’esprit de créativité. J’aime les artistes qui communiquent l’émotion d’une manière nouvelle. J’aime être surprise et je le suis souvent par les jeunes talents. Quand on leur donne de la confiance, de la liberté et quelques informations, ils parviennent souvent à apporter quelque chose d’unique à leur interprétation. La spontanéité est très importante en cela.
Quelles sont les difficultés auxquelles les artistes sont confrontés ?
La marche entre le conservatoire et le studio est très élevée : ces jeunes artistes doivent comprendre qu’il est très différent d’interpréter un rôle dans une salle de répétition et dans une grande salle d’opéra. Intégrer cela est souvent difficile pour eux : une soprano peut avoir chanté Violetta au conservatoire mais avoir une voix pour chanter Susanna ou Adina à l’opéra. Ils ne peuvent l’accepter que si un climat de confiance a pu être installé. J’essaie aussi de les exposer à des styles et des approches très diverses durant leurs deux saisons avec nous. C’est ce qui leur permet de se découvrir en tant qu’artistes et souvent comme êtres humains, et d’identifier les répertoires sur lesquels ils peuvent utiliser au mieux leur talent pour trouver leur place. Cette question est importante et beaucoup de chanteurs ne se la posent pas. Nous leur apprenons ainsi à réfléchir leur carrière et à ne pas se laisser simplement porter par les propositions. Le métier évolue rapidement : ils ont besoin d’avoir plusieurs cordes à leur arc pour durer. On ne choisit pas forcément son répertoire au début : il est plus fréquent qu’un répertoire vous choisisse, ce qui nécessite de rester très ouvert d’esprit. Puis, quand votre carrière est bien lancée, vous pouvez commencer à imposer vos choix. Par exemple, nous avons eu un ténor qui ne chantait que du répertoire italien : nous l’avons incité à essayer de chanter Mozart, Weill, Bernstein. Il s’est rendu compte que cela correspondait finalement mieux à sa voix : il chantera le répertoire italien dans dix ans, cela peut attendre. Ce que nous leur apprenons, c’est qu’ils sont des entrepreneurs. Nous pouvons leur donner accès à toutes les formations imaginables, mais s’ils ne font pas la démarche de recevoir et intégrer ce que nous leur apportons pour prendre des décisions claires sur ce qu’ils en font et sur la direction qu’ils souhaitent emprunter, cela ne sert à rien.
Qu’apporte le studio à l’Opéra national des Pays-Bas ?
Déjà, l’Opéra donne au moins une opportunité dans la saison à chaque artiste de se produire sur la scène principale dans un rôle secondaire. Cela est très important pour eux, afin d’accumuler de l’expérience et d’être intégré dans le processus complet d’une production d’opéra. Ils apprennent beaucoup des professionnels qui les entourent durant ces périodes de travail. Le but est de leur permettre de se développer, afin qu’ils reviennent ensuite chanter de plus grands rôles, une fois leur passage au studio achevé. Nous voulons vraiment bâtir une relation de long terme avec ces artistes. Au moins la moitié des jeunes artistes que nous accueillons au studio atteint le niveau nécessaire pour obtenir des rôles sur la scène principale. Ainsi cette année, nous aurons quatre anciens du studio dans la saison principale, dont Frederik Bergman qui chantera Masetto et Julietta Aleksanyan dans Le Nain. Nous collaborons également avec le Neitherland Reisopera, qui travaille avec de nombreux anciens artistes du studio, qui y obtiennent de beaux rôles qu’ils jouent ensuite en tournée. Nous développons ainsi des talents pour le futur, et non pour les deux ans qu’ils passent avec nous. Le succès du studio se mesure par la carrière que ces jeunes chanteurs construisent une fois qu’ils nous ont quittés.
Comment votre studio a-t-il vécu la pandémie ?
Nous avons été impactés comme tout le monde. Mais j’ai heureusement pu mettre en place immédiatement des cours en ligne. Nous avons maintenu nos cours et nos séances de travail chaque jour. Nous avions décidé de travailler le Viol de Lucrèce : j’ai pu distribuer les rôles parmi les artistes du groupe et nous avons commencé à travailler la partition. Il y a eu du positif et du négatif : chacun était isolé chez soi mais cela leur a donné l’opportunité de se concentrer sur leur travail et sur eux-mêmes en tant qu’artistes. Pour une fois, ils ont eu le temps de prendre du recul sur ce qu’ils veulent vraiment. Pour certains, cette période a été très bénéfique, tandis que ça a été plus dur pour d’autres. Quand nous nous sommes retrouvés, j’ai perçu un grand changement dans le groupe, que ce soit en termes de discipline ou d’inspiration. J’ai eu la sensation qu’ils avaient compris à quel point être dans un studio d’opéra était une chance. J’ai ressenti une grande envie de croquer à pleines dents dans les opportunités que les derniers mois avec nous pouvaient leur offrir. Il y avait beaucoup d’enthousiasme, ils s’étaient tous préparés : nous avions accompli beaucoup à la fin de cette saison. Cela m’a également donné l’opportunité de voir des aspects différents de leur créativité et de nouveaux talents. L’un des répétiteurs a par exemple montré un grand talent pour faire des arrangements.
Après trois années d’existence, quelles évolutions envisagez-vous pour votre studio ?
Nous allons certainement augmenter légèrement le nombre d’artistes de notre ensemble, sans dépasser les dix : huit chanteurs et deux chefs de chant me paraîtrait la combinaison idéale. Nous réfléchissons également beaucoup à ce que nous programmons, et travaillons à des partenariats avec d’autres organisations. Nous avons par exemple développé une belle connexion avec le Netherland Chamber Orchestra, avec qui nous avons fait un très beau projet l’an dernier, qui avait permis aux chanteurs de répéter une semaine entière avec l’orchestre. Il est très important que les jeunes artistes aient plus d’opportunités de chanter avec un orchestre. La voix humaine ne s’épanouit que dans le travail avec un orchestre. Nous avons aussi collaboré avec des radios et d’autres institutions néerlandaises comme le Netherlands Reis Opéra ou encore Opéra Zuid. Nous devons continuer à questionner la manière dont nous recrutons et ce que nous voulons faire pour les amener à se découvrir en tant qu’artistes, tout en continuant de personnaliser notre offre car chaque artiste est unique. Et nous les interrogeons aussi : j’apprends autant d’eux qu’ils apprennent de moi. Les jeunes artistes ont accès à un nombre de ressources gigantesque, bien plus important que ce que j’avais lorsque j’étais à leur place. Cela leur permet d’aller plus loin dans leur réflexion sur ce qu’ils veulent accomplir. Nous nous remettons constamment en question : je souhaite que nous continuions à nous remettre en question et que les jeunes artistes que nous développons en fassent de même.
Programme du 25 octobre sur OperaVision :
- 10h - Studio du Nouveau Théâtre national de Tokyo : documentaire sur les répétitions de L’impresario in angustie de Domenico Cimarosa
- 12h - Opéra Comique : visite du théâtre menée par la soprano Jodie Devos
- 14h - Royal Opera House de Covent Garden : découverte du Programme Jeunes artistes Jette Parker
- 16h - Studio de l'Opéra d’Etat de Hanovre : rencontre avec trois jeunes chanteurs
- 18h - Studio de l’Opéra national des Pays-Bas : une semaine dans la vie des jeunes artistes
- 20h - Académie de l’Opéra national de Pologne : concert des jeunes de l’Académie
- 22h - Festival Verdi de Parme : concert Verdi intime par les chanteurs du programme Jeunes artistes du Théâtre de l’Opéra de Rome