La Culture est-elle essentielle ?
C’est l’une des principales raisons de la fronde menée par le monde de la culture : les décisions du Gouvernement semblent reléguer le spectacle à un secteur moins que non-essentiel. Matthieu Dussouillez, directeur de l’Opéra de Nancy, exprime cette inquiétude : “Nous avons besoin d’un cap et de pédagogie pour qu’on comprenne pourquoi on reste fermés quand tout est ouvert autour de nous. Si c’est parce qu’il est plus essentiel aux Français de pouvoir aller acheter des jouets que d’aller dans un théâtre, il faut le dire”. Un autre directeur exprime la même incompréhension : “Tout le monde reconnaît que les protocoles mis en place dans les salles de spectacle sont exemplaires et à même d’assurer la sécurité sanitaire des spectateurs. Le problème serait donc les flux générés par le secteur du spectacle, mais ceux-ci sont infimes comparés au monde que l’on voit dans la rue : si on est prêt à prendre le risque d’ouvrir un magasin de maquillage mais que malgré l’absence de risque, on n’est pas prêt à ouvrir les théâtres, cela en dit long sur les priorités du gouvernement. C’est le ‘en même temps’ macronien : la culture est essentielle et sûre, mais ‘en même temps’, on l’oblige à fermer”. La direction de Clermont Auvergne Opéra s’interroge également : “Au-delà du soutien financier de l'État pour le spectacle, nous pouvons nous demander plus largement, quelle place le gouvernement souhaite réserver à la culture et aux arts dans son projet de société et dans sa construction d'un avenir commun ?”.
De fait, l’utilité même du spectacle est remise en cause par de nombreux internautes sur les réseaux sociaux, certains semblant se contenter de captations, suivant en cela l’acteur Mathieu Kassovitz qui prétendait il y a quelques jours que les cinémas ne sont plus essentiels à l’époque des plateformes de streaming. “Voilà un symptôme de nos sociétés à l’individualisme croissant : le besoin de partager s’estompe”, regrette un directeur. Matthieu Dussouillez insiste sur ce phénomène indescriptible qui fait du spectacle une expérience si forte : “Lorsqu’on assiste à un concert, il y a une sorte de communion, entre les spectateurs et avec les artistes, à travers une sorte de télépathie. C’est quelque chose de magique qui ne peut pas être capté : même avec un bon écran et un très bon son, on ne peut pas retrouver l’expérience d’un concert”. Michel Franck, directeur du Théâtre des Champs-Élysées, concorde : “L’audiovisuel est important et permet la diffusion au plus grand nombre, mais rien ne remplace le partage d’émotions dans une salle”.
Nombre de directeurs insistent sur le rôle social de la culture, notamment Laurent Campellone, Directeur de l’Opéra de Tours : “Une société sans culture est hors de prix : il n’y a plus de partage, plus d’émotions collectives, de savoir, de réflexion, de temps accordé à la contemplation de la beauté, de plaisir musical”. Laurent Joyeux, qui quitte ce mois-ci la direction de l’Opéra de Dijon, est aussi convaincu : “Cela me désespère de constater que la culture n’est pas considérée comme essentielle. Elle n’est d’ailleurs pas essentielle mais vitale. Lorsqu’il y a des crises comme Charlie Hebdo, tout le monde dit que la culture est l’ultime rempart contre la barbarie, ce qui est vrai”.
Martin Kubich, qui dirige l’Opéra de Vichy, voit cette remise en cause de la culture comme le signe d’une déshumanisation de la société : “Je crains que nous ne nous réfugions toujours plus dans le visible et le rentable au détriment d’une culture moins artificielle. À nous, directeurs de structures, en lien étroit avec les élus, de conjuguer intelligemment divertissement, soutien aux artistes émergents, créativité et innovation”. La direction de Clermont Auvergne Opéra développe ce point de vue : “L'émotion artistique est plus forte lorsqu’elle est expérimentée en salle. La culture ne peut être assujettie aux algorithmes, à l'homogénéisation des œuvres, des répertoires, des pratiques et des goûts. Il faut cultiver l'éclectique et la capacité d'émerveillement. Il est important aussi de renforcer les propositions artistiques en région et au plus proche des citoyens. D'autre part, la culture ‘en mode numérique’ aurait tendance à encourager une posture de consommateur. Le monde des idées et des arts s'effectue, lui, sur un temps consacré, dédié, dans une maturation plus longue à l'encontre du mode zapping ou scrolling habituellement adopté face à un écran, où de plus, on trouve généralement refuge dans ce que l'on connaît déjà. Sur ce point, l'opéra est déjà une forme iconoclaste : rester trois heures dans une salle semble déjà un acte de résistance à l'époque du ‘toujours plus vite’”.
Éric Blanc De La Naulte, à la tête de l’Opéra de Saint-Étienne, insiste lui sur l’importance économique d’un secteur contribuant plus au PIB de de la France que l’automobile : “Nous sommes considérés comme des saltimbanques, mais nous générons toute une économie : une production d’opéra mobilise 200 personnes”. Laurent Joyeux le rejoint sur l’importance de cet argument : “La culture est vitale d’un point de vue social mais aussi d’un point de vue économique car il faut rappeler le poids économique de la culture”.
Pour redonner à la culture sa place de secteur économique majeur, pour enlever le “mais” que la Ministre Roselyne Bachelot associait récemment à sa conviction que “la culture est essentielle”, Laurent Joyeux propose que la culture fasse l’objet d’un enseignement spécifique : “Pour montrer que la culture est vitale, il faut déjà le dire. La culture est un divertissement mais surtout un outil d’ouverture d’esprit. Il faut un effort d’éducation : remettre à l’école un vrai enseignement des arts et de l’histoire des arts. Ce serait un discours politique très fort”.
Retrouvez les 5 Parties de ce Grand Format faisant le point sur la situation et traçant les perspectives sur la base de 16 interviews avec des Directions d'Opéra à travers la France :
Fermeture des salles : Les directeurs d’opéra partagés
Quel impact pour les opéras ?
Quelles perspectives ?
La Culture est-elle essentielle ?
Gestion des flux : qu’en pensent les directeurs d’opéra ?