La Tétralogie à Paris : des réponses, encore davantage de questions
Le Directeur sortant de l'Opéra de Paris, Stéphane Lissner voulait une nouvelle production scénique du Ring de Wagner en point d'orgue voire à l'image de son mandat. Il l'aura effectivement été (retrouvez notre bilan détaillé de cet exercice 2014-2020) : une bonne intention de départ, frappée bien malgré elle par une tragédie mais que le capitaine du vaisseau a ensuite abandonnée voire même empêchée.
Le Crépuscule des lieux
Initialement, les quatre épisodes composant le cycle devaient connaître chacun son tour une série de représentations. L'Or du Rhin (du 2 au 15 avril 2020), puis La Walkyrie (du 5 au 27 mai) ont évidemment dû être annulés en raison du Covid et du confinement. Stéphane Lissner ayant décidé d'anticiper les travaux à Bastille et Garnier, les mélomanes (et les caisses de l'Établissement public) ont donc également dû faire une croix sur les représentations de Siegfried les 10, 14 et 18 octobre mais aussi du Crépuscule des Dieux les 13, 17, et 21 novembre. Toutes ces annulations ont de fait entraîné l'impossibilité des répétitions de tout le cycle et même l'annulation de la mise en scène de Calixto Bieito, devenue un report lorsque le nouveau Directeur Alexander Neef a annoncé que l'investissement dans cette production était tel qu'il ne pouvait être abandonné définitivement.
Toutefois, l'Opéra de Paris avait prévu de surcroît et dès l'annonce de cette Tétralogie un double format festival consistant à enchaîner les quatre spectacles en une semaine, les dates étaient fixées dès l'annonce de saison 2019/2020 sur la quinzaine à cheval entre novembre et décembre 2020. Pourtant, si l'Opéra de Paris a confirmé la tenue de la Tétralogie en version de concert (alors que les maisons en région se battent pour maintenir leurs productions mises en scène avec beaucoup moins de moyens financiers) à l'Opéra Bastille d'abord, elle se déplacera à l'Auditorium de Radio France la seconde semaine.
Ce changement de lieu prive les mélomanes de places et les caisses publiques de subsides puisque l'Auditorium de Radio France a une jauge maximale de 1461 places, à comparer aux 2723 de Bastille et sans compter bien sûr toutes les places condamnées pour faire respecter la distanciation, puisqu'il est fort peu probable que Paris sorte de la zone rouge de pandémie d'ici aux représentations. Pourquoi la seconde série du Ring est-elle à Radio France ? Combien de places et de revenus cela fait-il perdre à une institution pour laquelle l'aide record de l'État ne comble pas même le déficit cette année ? Combien la location de la salle aura-t-elle engendré de surcoûts pour l'opéra ? Autant de questions auxquelles l'Opéra de Paris ne répond pas.
Bastille contre Bastille
L'institution affirme avoir "fait en sorte que ce soit possible" (de jouer cette Tétralogie), mais c'est en réalité l'inverse : l'institution n'a pas fait en sorte que le Ring soit possible dans sa maison, comme initialement prévu. L'institution argue du fait qu'"il n’était pas possible de programmer ce second cycle à l’Opéra Bastille, dont le plateau sera occupé à partir de la fin novembre par les représentations scéniques de La Traviata puis de Carmen ainsi que par la programmation de La Bayadère." Or, c'est bien l'Opéra de Paris qui a décidé de programmer des représentations à Bastille aux mêmes dates que celles prévues de longue date pour cette Tétralogie événement (sauf qu'entre temps, la maison a changé de direction).
Contrairement à ce qu'elle affirme, il n'y aura pas de représentation de Carmen ou de La Traviata aux dates prévues pour le second cycle (d'ailleurs, l'institution a même changé la date de La Walkyrie, la passant du 2 décembre au 1er -où il n'y a aucun spectacle prévu à l'Opéra de Paris- prouvant qu'elle aurait très bien pu faire en sorte de donner les deux fois la Tétralogie à Bastille). La Tétralogie étant désormais en version concert, il n'est pas même possible de trouver un problème éventuel au fait de l'enchaîner avec d'autres spectacles mis en scène (à plus forte raison puisqu'en temps normal les mises en scène s'enchaînent, Bastille s'enorgueillit d'ailleurs de ses plateaux multiples permettant même de jouer et répéter deux spectacles en même temps tout en disposant d'un troisième plateau installé, et d'autant plus sachant que les élévateurs scéniques auront tout juste été rénovés). Si deux dates sont conflictuelles, le 4 et le 6 décembre, c'est parce que le ballet La Bayadère a été programmé au printemps sur des créneaux jusqu'alors réservés au Ring. Ce ballet invitant sur scène les danseurs de la maison, il devait pourtant être possible de leur demander d'accepter de jouer soit la veille, soit le lendemain, soit plus tôt dans la journée, soit plus tard.
Il semble donc de plus en plus clair que le précédent Directeur Stéphane Lissner avait souhaité annuler totalement le Ring, choix particulièrement regrettable et dommageable, car cela signifie qu'il a pris cette décision au détriment de la maison tout en refusant de prendre les décisions utiles voire indispensables : trouver des solutions pour jouer, comme d'autres directeurs l'ont fait et comme il l'a fait lui-même pour sa nouvelle maison de Naples, ou encore engager des chanteurs pour les saisons prochaines (Stéphane Lissner refusant de le faire tant que son contrat n'était pas renouvelé, son successeur Alexander Neef admet lui-même les difficultés rencontrées pour 2021/2022). C'est visiblement la raison pour laquelle Philippe Jordan est monté au créneau (de fortes tensions avec Lissner sont rapportées à ce sujet) pour défendre ce cycle qui marque aussi celui de ses adieux comme Directeur musical de la maison. D'autant que de nombreuses interrogations voire de vives inquiétudes pèsent encore sur cette production.
L'Opéra de Paris a décidé d'annuler tous les billets en donnant une priorité de réservations aux spectateurs qui avaient des places. Cela peut paraître frustrant mais les services de billetterie -et les logiciels de la maisons- n'auraient sans doute pas pu faire autrement, notamment après avoir déjà dû gérer le casse-tête des remboursements de tous les précédents spectacles (des centaines de milliers de places, générant notamment d'importantes complexités pour les billets payés en liquide, ou bien sur la bourse aux billets). Paradoxalement, le scénario dans lequel certains spectateurs seraient frustrés de ne pouvoir trouver de places paraîtrait même "souhaitable" tant le remplissage des salles d'opéras demeure incertain, même pour des jauges réduites. Une partie du public demeure en effet inquiet, alors pourtant que les consignes sont mieux respectées à l'opéra qu'ailleurs.
Un effet prix conséquent
Les spectateurs intéressés devront toutefois réserver un festival en entier (les quatre représentations), l'inquiétude de la maison étant que les places pour La Walkyrie s'écoulent d'abord car elles annoncent Jonas Kaufmann, privant alors d'autres spectateurs de la possibilité d'entendre une Tétralogie complète (et la maison de vendre les trois autres épisodes). L'offre la moins chère pour Bastille atteint ainsi 215 € le cycle de quatre places (contre 220 € à Radio France). Les tarifs des premières catégories s'étendent ensuite jusqu'à 600 € pour le cycle à Radio France et atteignent le compte rond de 1000 € pour l'Opéra Bastille, soit le même prix à catégorie égale que ceux initialement prévus pour la Tétralogie avec mise en scène à Bastille, mais un manque à gagner de 40% pour les places vendues à Radio France (s'ajoutant donc à la baisse de jauge et aux surcoûts provoqués par la désastreuse décision de ne pas jouer à Bastille).
Afin de justifier le maintien du tarif pour une version de concert, la maison a cherché des services supplémentaires à proposer : outre le programme, les spectateurs à Bastille auront droit à des "collations et boissons proposées avant la représentation (pour L'Or du Rhin) ou aux entractes". Un choix qui s'annonce comme un casse-tête : la maison n'ayant pas encore prévu comment elle pourra se transformer en restaurant pour près de 2000 personnes (fourchette haute). Manger à sa place dans la salle soulève en effet des inconvénients (les masques doivent normalement y être gardés, les sièges risquent d'être salis, la distribution de vivres et la récolte des emballages nécessitera des mouvements à éviter selon le protocole sanitaire, etc.), tandis que les autres espaces ne sont ni adaptés ni assez grands pour des collations distanciées d'une telle ampleur.
Jonas Kaufmann bien présent ?
L'Opéra de Paris vient heureusement (et enfin) de publier le détail annoncé de sa distribution. Les mélomanes y retrouvent notamment Ekaterina Gubanova et Iain Paterson (qui enchaîneront Fricka et Wotan pour les deux premiers épisodes). Andreas Schager enchaînera les deux derniers en Siegfried tandis que Ricarda Merbeth et Martina Serafin enchaîneront chacune un demi-cycle en Brünnhilde. Surtout, la super-star Jonas Kaufmann est bien confirmée dans le rôle de Siegmund. Sauf qu'entre-temps, le ténor a été annoncé en Rodolfo dans La Bohème à Munich les 22 et 27 novembre (ainsi que le 9 décembre). Pour chanter La Walkyrie à Paris les 24 novembre et 1er décembre, il devra donc faire deux allers-retours Allemagne-France pour chanter 4 fois en 10 jours : un rythme soutenu et qui soumet sa participation à ces deux engagements au risque que les contraintes sanitaires le bloquent dans l'un des deux pays. Sur ce point comme sur les autres, l'Opéra de Paris n'a pas été en mesure de nous fournir de réponse.