Alexander Neef va-t-il transformer l’Opéra de Paris en théâtre de répertoire ?
“Nous sommes un théâtre de répertoire”
Ces six mots prononcés par le nouveau maître des lieux en réponse à nos questions sonnent comme une déclaration aussi historique pour le destin de l’art lyrique français que le “Ich bin ein Berliner” d’antan pour la géopolitique mondiale.
En effet, il existe deux modèles opposés pour organiser un théâtre d’opéra : stagione ou répertoire. Dans le système de stagione (“saison” en italien), chaque production est autonome avec sa période unique et regroupée définie longtemps à l’avance de création-répétitions-représentations avec un casting spécifique d’artistes invités. À l’inverse, un théâtre de répertoire propose régulièrement (chaque saison voire plusieurs fois dans la même saison) les mêmes œuvres dans la même mise en scène reprise de saison en saison, grâce à ses artistes en résidence.
Bien entendu, ces modèles sont théoriques et si les maisons anglo-saxonnes ont plutôt un système de stagione tandis que les maisons germaniques mettent en avant le répertoire, toutes les nuances de fonctionnement intermédiaire existent.
L’Opéra de Paris fonctionne actuellement en stagione, ce qui a été confirmé dès l’ouverture du mandat de Lissner avec des commandes de nouveaux opus sans reprises et des super-productions telles que Moïse et Aron qu’il est inconcevable de revoir régulièrement, en termes de coûts, de moyens, d’organisation, de temps de travail. Toutefois, même Bastille et Garnier reprennent très régulièrement et de nombreuses fois des productions (et de plus en plus les grands classiques tels que Carmen -mis en scène par Calixto Bieito- s'apparentant à un format de répertoire, mais plutôt pour s’assurer de remplir les jauges et les caisses durant les périodes plus complexes d’été).
Cependant, l’Opéra de Paris reste très ancré dans une esthétique de stagione, parfois à l’extrême comme le souligne le nouveau Directeur Alexander Neef lui-même : “Depuis la période d'Hugues Gall, chaque directeur a fait une nouvelle Traviata. Pour ma part je souhaite davantage entrer dans une logique de productions durables dans le grand répertoire plutôt que de les refaire tous les 5 ans, parce que cela mobilise beaucoup de ressources qui ne permettent pas de faire entrer et maintenir dans le répertoire des pièces qui devraient l'être. C'est ainsi que je souhaite regarder la programmation, pour enrichir le répertoire : vous allez le voir se construire au fur et à mesure.”
Est-ce suffisant pour se diriger vers un changement aussi drastique de modèle et de fonctionnement ? La maison semble en tout cas disposer de (presque) tous les moyens nécessaires.
Un théâtre de répertoire a tout d’abord besoin d’un répertoire d’œuvres, or celui de Paris est à ce titre unique au monde avec tous les opus qui ont été créés et repris dans la capitale au fil de ses 350 ans d’existence. C’est le premier constat effectué par le nouveau Directeur Alexander Neef et son premier engagement en termes de programmation : “Nous avons beaucoup réfléchi sur le profil de l'Opéra de Paris en comparaison avec les autres salles parisiennes qui proposent de l'opéra, et cette différence tient au fait que notre devoir et notre mission consistent à entretenir, présenter et créer le répertoire. Par conséquent, mes choix de programmations et de nouvelles productions s'inspirent du répertoire historique de l'Opéra de Paris : des pièces qui ont beaucoup été données ou au contraire peu données bien qu'elles aient été créées ici. Cela inclut aussi les œuvres contemporaines.”
“Il y aura des commandes durant mon mandat”
En effet, le théâtre de répertoire ne s’oppose pas à l’innovation et même à la création, au contraire, les commandes et œuvres nouvelles ont vocation à entrer au répertoire comme s’y engage le nouveau Directeur : “J'aimerais (surtout pour le contemporain) que la logique soit de proposer davantage qu'une seule série de représentations. C'était ainsi une très bonne chose que de proposer à nouveau Yvonne, Princesse de Bourgogne. C'est aussi vrai pour les nouvelles productions, y compris en faisant venir des œuvres et mises en scène importantes qui n'ont pas été vues à Paris. Il faut défendre les reprises de nouveautés : l'exemple le plus connu est la Tétralogie de Chéreau à Bayreuth, conspuée à sa création et désormais devenue un classique, c'est aussi le cas dans notre maison pour Iphigénie en Tauride par Warlikowski, grand scandale à la première qui est désormais un classique de notre répertoire. Il faut donc aussi une communication claire avec le public pour lui montrer qu'on défend ce que nous proposons, sans quoi le message de faire sans reprendre, c'est qu'on n'y croit pas trop nous-mêmes. Faire une création avec un partenaire permet aussi de s'assurer qu'elle soit vue. Pour vraiment défendre ce répertoire, il faut avoir une reprise prévue, c'est un problème historique des créations musicales qui ne sont données qu'une seule fois alors qu'il faut les ancrer dans le répertoire. En tout cas, il y aura des commandes durant mon mandat.”
Le théâtre de répertoire nécessite et dispose aussi à Paris d’un Orchestre et d’un Chœur permanents, qui connaissent les partitions sur le bout des doigts et des voix afin de pouvoir les reprendre rapidement (le théâtre de répertoire permettant d’enchaîner de courtes séries de levers de rideaux d’un même opus en augmentant les temps de représentation et en diminuant les temps de répétition). Un orchestre et un chœur d’un niveau tels que celui de Paris se doivent de recruter les meilleurs musiciens au monde sur la base des concours les plus exigeants qui soient, concours où sont notamment évalués leur maîtrise du répertoire. À ce sujet d’ailleurs, Alexander Neef peut choisir lui-même son nouveau Directeur musical et son nouveau Chef des chœurs, l’occasion donc de sélectionner des experts en répertoire.
Basculer vers un modèle de répertoire demandera également d’augmenter le nombre d’opus et de levers de rideaux, là encore l’Opéra de Paris dispose d’une ressource exceptionnelle ou plutôt de deux : ses deux salles grandes Garnier et Bastille, qui permettent à l’institution de revendiquer le plus grand nombre de levers de rideaux annuels au monde (un nombre qui peut encore augmenter, d’une manière substantielle comme le souhaitaient les candidats à la succession de Stéphane Lissner).
Paris dispose également des ateliers et des stocks de décors et de costumes permettant d’avoir un répertoire de plateaux disponibles, d’autant que doivent être rapatriés de Berthier vers Bastille les espaces de stockages ou encore la salle de peintures à l’italienne.
Le passage vers un système de répertoire à l’Opéra de Paris nécessiterait toutefois une montée en régime de toute cette organisation, davantage de stockages davantage disponibles, non pas seulement d’ailleurs pour les décors et les costumes mais jusqu’aux systèmes informatiques enregistrant les changements automatiques de lumières, les mouvements de cintres etc. L’enjeu sera aussi de renforcer le département dramaturgie de la maison, pour ne plus seulement inviter le metteur en scène avec son équipe mais disposer aussi d’une équipe dramaturgique complète et structurée dans la maison, capable de guider les reprises des productions d’année en année.
Par toutes les réponses qu’il apporte à nos questions, Alexander Neef confirme toutefois que la maison prendra cette direction, insistant également pour éloigner l’Opéra de Paris des logiques de co-production pour aller vers l’élaboration de productions parisiennes, faites par et pour Paris, vouées à y rester sur le long terme : “Nous pouvons peu co-produire, ne serait-ce que pour des raisons de dimensions de la scène de Bastille et le vrai coût n'est pas lié à la production mais à l’ensemble des coûts attachés à la représentation. Bien entendu, si vous partagez les coûts d'une production à 1 million d'euros, vous économisez sur cet investissement initial mais pas sur les coûts de chaque soirée. Cela dépend là encore des répertoires : nous ne sommes pas dans une logique comme celle outre-Rhin, ou à Vienne par exemple, qui reprend beaucoup chaque année les grands classiques (ce qui rend d'ailleurs encore moins pratique une co-production avec eux). De même, les autres grandes maisons ont parfois déjà leur mise en scène de telle œuvre ou ont investi dans d'autres productions, car elle ne correspond pas à leur calendrier, etc.”
Une nouvelle troupe ?
Cela étant, il manque un élément capital à l’Opéra de Paris pour devenir un théâtre de répertoire : une troupe, c'est-à-dire des artistes engagés par l’Opéra, en résidence, capables d’interpréter toutes les œuvres au répertoire avec un temps de répétitions réduit (un système pourtant indissociable de l’Opéra de Paris jusqu’à ce qu’il s’en sépare il y a un demi-siècle de cela).
Alexander Neef tenant à son théâtre de répertoire, il a bien entendu pour grand projet de remonter une troupe à l’Opéra de Paris, précisant d’abord la distinction avec le programme maison existant : “L'Académie n'est pas une troupe, elle forme les jeunes chanteurs pour une destinée professionnelle. Une troupe veut vraiment dire une troupe mais certes pas 'à l'ancienne'. Nous sommes en train d'étudier très sérieusement la question, a fortiori dans le contexte post-Covid qui nous pose des problèmes de survie même économique pour la maison mais également pour beaucoup d'artistes. Nous voulons donc avoir des relations moins ponctuelles, mais évidemment cela va dans les deux sens : ce n'est pas seulement moi qui vais vouloir une troupe et m'engager auprès des artistes, ce sont aussi aux artistes de vouloir entrer en troupe et de s'engager avec nous. J'y travaille, dans des échanges avec les artistes et les agents.
Le bénéfice d'une troupe sera réel pour la relation avec les artistes, la relation aussi des artistes avec le public. Toutefois, nous étudions pour l’instant la question du contrat du travail : un contrat de troupe n'est ni un CDD, ni un CDI car le premier, limité à 18 mois, est trop court, et le second reviendrait à ce que j'engage aujourd’hui des artistes qui resteraient ensuite définitivement, et ce n'est pas l'esprit.”
Reste donc de nombreuses questions à résoudre, y compris dans la configuration même de cette troupe, à commencer par le nombre de ses membres et leurs fonctions : “Le nombre n'est pas encore défini, quant à leur emploi il dépend des artistes. L'idée d'une continuité pour des rôles d’envergure intermédiaire est intéressante mais si nous avons un beau rôle à mettre en avant tant mieux : c'est dans mon idée de nouer la relation entre les artistes et le public, de leur présenter une voix qui deviendra ainsi une vedette.”
La troupe pourrait en outre résoudre le problème rencontré par l’Opéra de Paris qui n’engage plus de doublure sur toutes les productions (quitte à annuler en cours de spectacle), mais le Directeur met en garde : “Le problème toutefois est que doubler un rôle ne permet pas d'atteindre le même niveau. Ce n'est pas la doublure, la répétition ou le coaching qui forme finalement un artiste, c'est l'opportunité d'entrer sur scène et de véritablement chanter devant le public.”
Lire notre grand dossier Bilan de Stéphane Lissner à la tête de l'Opéra de Paris et notre analyse de la situation financière de l'institution. Rendez-vous très prochainement sur Ôlyrix pour d'autres articles d'analyses sur les grands sujets d'actualité à l'Opéra de Paris, ainsi que la publication in extenso de l'interview Grand Format d'Alexander Neef