Le Barbier à Montpellier : Figaro la mascotte et Berta la malmenée
La salle de l’Auditorium Berlioz, à moitié pleine comme il se doit, est prête à se laisser porter par la musique de Rossini et à suivre les personnages et l’intrigue tortueuse de Beaumarchais/Sterbini. Ici encore l’impatience du public est palpable, on entend çà et là discuter de Covid-19, de confinement, de deuxième vague… puis les lumières s’éteignent.
Le premier tableau est saisissant par sa simplicité esthétique (une structure géométrique et blanche rappelant la forme d’une maison) et l’efficacité de son double emploi. Chaque façade de la maison devient tour à tour ou simultanément un écran sur lequel des images seront projetées au gré du spectacle, la structure se retourne pour révéler l’intérieur de la maison de Bartolo. La recherche artistique d’Emanuele Sinisi et Felipe Ramos, respectivement décorateur et concepteur d’éclairage, est à souligner tant elle apparaît aboutie dès l’ouverture de l'œuvre.
Rafael R. Villalobos l’explique dans sa note d’intention : sa mise en scène se construit principalement autour du changement sociétal (le mot “Transition” et sa définition politique sont les premiers éléments projetés sur l’écran-mur de la maison), mettant en parallèle l’époque pré-révolutionnaire de Beaumarchais et celle de l’Espagne de la fin du franquisme. Si l’intention est intéressante, la réalisation convainc moins et ne parvient pas, dans l’ensemble, à rattacher le spectacle aux dires du metteur en scène. Beaucoup d’éléments fonctionnent néanmoins, comme par exemple le travail sur la libéralisation sexuelle : Rosine tend un préservatif à Figaro plutôt qu’un mot doux pour Lindoro-Almaviva, Figaro est non pas un barbier mais une sorte de mascotte sexuelle proposant des services variés à toute la ville. Les gags attendus sont alors bien réalisés : culminant à la scène SM entre Figaro (talons aiguilles, fouet en main) et Bartolo (torse nu, tenu en laisse) qui fait beaucoup rire le public. Cette ambiance, entre euphorie et exubérance, si caractéristique de la Movida espagnole des années 80 est rendue avec humour et crée un décalage jouissif.
Cependant le spectacle finit par se perdre dans un amoncellement d’idées, souvent efficaces et drôles, mais hélas parfois un peu trop détachées de l’histoire, rendant la compréhension des situations et la cohérence de l’intrigue confuses (la garde nationale prise de coliques violentes à la fin du premier acte, ou “Don Alonso” devenant “Suora Alonsa”). La surenchère de propositions et les décalages volontaires entre le livret et la mise en scène perdent par moments le spectateur, laissant à souhaiter que l’inventivité et le comique de certains partis pris réellement pertinents décantent encore davantage.
Cette accumulation de gags et de pirouettes, si elle perturbe la narration et pousse souvent le spectateur à chercher du regard l’élément clé de l’action, est appréciée des chanteurs. En témoigne le dévouement communicatif du plateau, à commencer par l’impressionnant Figaro de Paolo Bordogna. Le chanteur italien connaît bien Rossini : son barbier est d’une grande aisance vocale et scénique. Les deux éléments se confondent d'ailleurs, tant l’artiste emploie habilement sa technique au service du jeu et inversement. Certains sons paraissent un peu poussés toutefois et un vibrato -large ou, au contraire, serré dans les aigus- vient parfois altérer la ligne de chant, témoignant d’un emploi du souffle moins contrôlé.
Philippe Talbot est un Comte Almaviva léger et musical, faisant la part belle à la voix mixte, qu’il maîtrise très bien. Son second air à la fenêtre (“Se il mio nome saper voi bramate”) est, de ce fait, un moment très apprécié où le chanteur français allège le son jusqu’à la voix de tête, proposant de très belles phrases d’amoureux transi. L’artiste, grand amateur de théâtre, se fond pleinement dans les propositions du metteur en scène et séduit à la fois par la générosité de son chant, jamais avare d’aigus, et son naturel humoristique communicatif.
À ses côtés, Adèle Charvet avance avec prudence dans sa prise de rôle, paraissant toujours aux limites de ses moyens vocaux. Si le timbre, assombri et engorgé, peut séduire par moments, il ne conserve pas son homogénéité sur toute l’étendue de la tessiture. Le grave est ainsi confidentiel et les aigus émis sans conviction et avec force. De même, les vocalises sont hasardeuses et révèlent souvent un emploi du souffle fragile, détimbrant le son et compromettant la justesse. Ces difficultés se ressentent dans le jeu de l’artiste, jamais tout à fait dégagé des contraintes techniques de sa vocalité et de la partition.
Gezim Myshketa est un Bartolo plein de malice à la voix claire et projetée. Très acteur, sa prestation plaît autant par la lisibilité de son jeu que par l’expressivité très musicale de son chant : notamment son air “A un dottor della mia sorte”, constitue un moment de bravoure de la soirée, mais c'est surtout son interprétation réjouissante de “Quando mi sei vicina” en voix de fausset qui obtient l'adhésion du public.
Jacques-Greg Belobo propose un Basilio empoté et ingénu, loin des stéréotypes généralement attribués au rôle, mais avec un manque général de souplesse et des graves peu sonores. Dans un tout autre style, Ray Chenez impressionne dans le rôle de Berta : la voix, puissante et ronde, est chaleureusement applaudie après son interprétation de “Pobre chica la que tiene que servir” (extrait de la zarzuela La Gran Vía qui remplace l’habituel “Il vecchiotto cerca moglie”). L’acteur est d’une grande force émotive, expliquant en partie que le metteur en scène espagnol ait voulu accorder une importance toute particulière à ce rôle (et le confier à un contre-ténor) ! Luis Tausia, acteur espagnol, apporte lui aussi une grande crédibilité à son personnage d’Ambroise, et le jumelage des deux domestiques (tous deux travestis et vêtus de leggings bleus fluo) constitue l’une des images marquantes de la soirée, rappelant explicitement l’univers d’Almodóvar.
Jean-Philippe Elleouet-Molina est un officier, chef de la garde, très convaincu. De belle prestance, le chanteur possède un instrument puissant, bien projeté et à la couleur brillante. Philippe Estèphe est un Fiorello joueur et taquin au timbre presque ténorisant et à la projection maîtrisée.
Le Chœur Opéra Montpellier Occitanie, préparé par Noëlle Gény, offre un son homogène et ductile et se montre très à l’aise sur scène. Le chef assistant Magnus Fryklund, à la tête de l’Orchestre national Montpellier Occitanie préparé conjointement avec le chef danois Michaël Schønwandt (qui n’a pas pu quitter le Danemark pour diriger l’œuvre), propose une lecture dynamique de l’histoire manquant parfois d’audace, notamment lors de l’ouverture, trop peu contrastée, et de la tempête du dernier acte, sans doute trop calme. Le chef suédois reste néanmoins toujours à l’écoute des chanteurs.
La salle, enthousiaste, réserve une ovation à la Berta de Ray Chenez et applaudit longuement la totalité de l’équipe.