Matthieu Dussouillez : « Qu’une nouvelle génération d’artistes s’empare des œuvres »
Matthieu Dussouillez, la saison 2020/2021 est la première que vous ayez entièrement conçue. Quels ont été les principes directeurs ?
Cette saison est construite sur plusieurs bases qui sont autant de convictions. L’opéra repose d’abord sur une émotion. Or, étymologiquement, le mot “émotion” signifie “mettre en mouvement” : comment cette émotion peut-elle nous “mettre en mouvement”, faire évoluer notre perception du monde ? Cela suppose qu’une nouvelle génération d’artistes (chefs d’orchestre, metteurs en scène et interprètes) s’empare des œuvres pour les faire résonner aujourd’hui, et que nous menions une réflexion aussi bien sur le répertoire que sur les perspectives de la création.
D’autre part, il est pour moi primordial de ne pas travailler hors-sol mais dans une relation forte au territoire, à la ville où nous créons. C’est un autre visage de mon projet que la présence d’un répertoire de l’Europe musicale à l’époque de l’Art Nouveau pour avoir une signature en lien avec la ville car Nancy a été la place forte de la création en Europe au début du XXème : c’est la première fois qu’ont collaboré des artistes, des industriels et des marchands pour inventer l’Art Nouveau, ce qui a révolutionné l’histoire de l’art. Cette identité nancéienne pose la question de ce qu’est Nancy comme ville de création 100 ans plus tard. C’est un élément important qu’on retrouve beaucoup dans les répertoires symphoniques, mais aussi dans les ouvrages lyriques, notamment Görge le rêveur qui lancera la saison et qui représente la Vienne de la fin du XIXème, début XXème. Ce sera donc un axe majeur des saisons que je serai amené à construire.
Comment ces principes directeurs se traduisent-ils en termes de répertoires ?
Nous essayons de manier les équilibres entre les genres. Ainsi, la musique des XXème et XXIème siècles représente la moitié des œuvres scéniques programmées. Dans cette logique, nous portons une attention particulière à la création, qui est le prolongement naturel de ces répertoires. À l’autre bout du spectre, le répertoire baroque nous ramène aux sources de l’art lyrique et nous rappelle son lien originel avec le théâtre mais aussi avec la représentation du pouvoir politique. Le baroque a également partie liée avec la création contemporaine car il met en jeu un rapport à l’interprétation beaucoup plus libre, beaucoup moins cristallisé que dans le répertoire romantique, par exemple. Cette arche entre le baroque, qui est à l’origine de l’opéra, et la création contemporaine qui en est l’avenir, est une base sur laquelle je souhaite construire. Nous aborderons également les grandes œuvres du répertoire, car comme toute maison, l’une de nos missions est de transmettre ces œuvres, y compris à une nouvelle génération de spectateurs. Il est donc important de les aborder en les confiant à des artistes qui les font résonner à l’aune de notre présent. Enfin, il est primordial pour moi que l’opéra se déplace sur le territoire, certaines initiatives iront donc en ce sens.
Vous avez appelé la saison « Transfigurer la nuit » : pourquoi ?
C’est bien sûr un clin d’œil à La Nuit transfigurée de Schoenberg. Au-delà, la nuit est un thème très présent, une source d’inspiration très forte, dans l’histoire de l’art, que ce soit en poésie, en littérature, en peinture et évidemment aussi en musique, à la fois dans la forme, dans le fond et comme source d’inspiration (Les Nocturnes, par exemple, ou bien La Nuit dans un jardin espagnol de Falla). C’est aussi un élément dramatique fort à l’opéra : Rigoletto fait tuer sa fille dans une nuit d’orage, Le Tour d’écrou parle de spectres, ce qui se rapporte aux pensées nocturnes, Le Voyage dans la Lune parle de manière fantastique de notre astre nocturne. Dans Le Ballet royal de la nuit, elle est politique puisque Mazarin organise cette fête en identifiant Louis XIV au soleil, qui opère le basculement vers la lumière. Quant à Görge le rêveur, on identifie de manière évidente la nuit au berceau de nos rêves. Et puis, ce n’était bien sûr pas prévu quand nous avons construit la saison, mais la nuit est aussi celle qui est tombée sur nos théâtres et sur nos vies de mélomanes, qui nous condamne au silence. Nous espérons que cette saison sera la nuit où l’on rêve, le noir qui se fait au moment où le spectacle commence.
Quelle esthétique recherchez-vous dans les mises en scène que vous commandez ?
J’aime les artistes qui renouvellent notre regard sur une œuvre. J’aime quand un metteur en scène parvient à nous rendre contemporain un ouvrage ancien de plusieurs siècles, quand un opéra que l’on croyait connaître par cœur parvient à nous surprendre, qu’il se passe quelque chose entre la scène et nous. Bien sûr, ce qui compte, c’est l’émotion qui est transmise et la manière dont on va l’amener à travers l’ouvrage. Je cherche donc des metteurs en scène issus du théâtre, de l’opéra ou de tout autre domaine artistique, qui aiment ces démarches, qui assument ces aventures artistiques tout en ayant un fort rapport musical à l’œuvre. Par exemple, David Marton, à qui j’ai confié cette saison une création, est certes l’un des metteurs en scène actuels les plus originaux et novateurs, mais il est avant tout un musicien qui part d’une relation intime et forte à la musique et à son histoire. Je pense qu’avec les artistes et le public, on peut aller loin dans l’expérience opératique pourvu que ce lien, cette connexion profonde à la musique, soit maintenue. Quand on programme des compositeurs tels que Zemlinsky, Britten ou Verdi, on est face à des musiques si profondes qu’on ne peut se contenter d’une pâle illustration : il faut mettre à jour un monde, explorer leur univers.
Le premier opus de la saison est Görge le rêveur de Zemlinsky. Il s’agit d’une coproduction avec Dijon, dont vous étiez Directeur adjoint avant d’être nommé à la tête de l’Opéra de Lorraine. Quelles sont les origines de ce projet ?
En mai 2018, lorsque j’ai été nommé à Nancy, le projet que j’ai soutenu intégrait déjà cette volonté de jouer des œuvres de l’époque « Art Nouveau ». J’avais donc déjà en tête un certain nombre d’ouvrages : j’ai très vite proposé à Laurent Joyeux [Directeur de l’Opéra de Dijon, ndlr] de jouer cette œuvre, car il y a un grand chœur qui nécessite de mutualiser les forces artistiques. Il s’agit d’une première française et cela semblait donc pertinent de lui donner de l’écho dans deux villes.
Comment décririez-vous cette œuvre ?
C’est le troisième opéra de Zemlinsky, mais le premier dont le langage musical, très expressionniste, est vraiment propre à Zemlinsky qui est un passeur entre le XIXème et le XXème siècle. C’est une voie très particulière de la musique du XXème siècle, qui ne se rapproche ni du postromantisme de Strauss, ni de l’atonalité de Schoenberg. C’est une œuvre sublime, très romanesque, avec une musique très forte, lyrique, généreuse et théâtrale. À travers Zemlinsky, Schoenberg ou Britten, nous dessinerons au fil de nos saisons une géographie des chemins empruntés par la création musicale au XXème siècle.
La mise en scène sera effectuée par Laurent Delvert, qui est encore peu connu du grand public : que pouvez-vous nous en dire ?
Laurent Delvert vient du théâtre. Il est proche de la Comédie-Française, puisqu’il travaille beaucoup avec Éric Ruf ou Denis Podalydès. Il a déjà fait de l’opéra comme collaborateur de ces metteurs en scène, mais aussi seul, puisqu’il a mis en scène un Don Giovanni à Saint-Étienne [notre compte-rendu] et avait sauvé le Prometeo de Draghi à Dijon [notre compte-rendu] : Gustavo Tambascio, qui devait assurer la mise en scène, est décédé six mois avant la première. Laurent Delvert était reparti des esquisses existantes et avait démontré un vrai talent de meneur pour aboutir à une proposition ne trahissant pas l’idée originelle tout en y incorporant ses idées propres. Il a une très bonne lecture de la musique et parle très bien allemand. S’agissant d’une première française, il en proposera une lecture très poétique et atemporelle.
Que pouvez-vous dire de l’équipe musicale ?
Le public nancéien connait bien Helena Juntunen qui a été notre Katia Kabanova [notre compte-rendu] et a déjà chanté beaucoup de Zemlinsky, à Nancy notamment. Son partenaire sera le ténor Daniel Brenna qui fera ses débuts à Nancy et qui nous fait l’amitié de faire cette prise de rôle immense de Görge, suite à un changement de distribution de dernière minute. Sa capacité d’assimilation est impressionnante. Pour la direction musicale, il s’agira de la découverte française d’une jeune cheffe polonaise très prometteuse, Marta Gardolińska, qui a une grande rigueur dans l’étude musicale de la partition. Je suis en contact de longue date avec elle pour cet ouvrage. Elle vit à Vienne et élabore une direction musicale de l’ouvrage à la fois personnelle et informée par le contexte culturel de la création.
En décembre, vous présenterez le Ballet royal de la nuit : qu’est-ce qui vous a donné envie de programmer cette production ?
Cet ouvrage avait du sens par rapport au thème choisi pour cette saison. Et son histoire est assez géniale : Mazarin a utilisé l’art à des fins politiques et diplomatiques, pour faire arrêter une fronde. C’est un spectacle qui a la force de pouvoir parler à tous et de faire apprécier la musique baroque à tous. Le spectacle dure 3h30, avec un livre d’images magnifiques : tout le monde ressort enchanté de son expérience. Il y a des moments musicaux très forts : Sébastien Daucé maîtrise parfaitement l’ouvrage depuis le temps qu’il y travaille. Par ailleurs, j’ai eu beaucoup de plaisir à accompagner ce projet lorsque j’étais à Dijon et je m’entends très bien avec Patrick Foll [le Directeur du Théâtre de Caen, coproducteur du spectacle, ndlr] : lorsqu’il m’a dit qu’il reprenait le spectacle, j’ai eu envie de participer de nouveau à cette aventure artistique.
En janvier 2021, vous accueillerez Le Voyage dans la Lune, production du Centre Français de Promotion Lyrique qui sera visible dans une quinzaine de maisons françaises au moins. Qu’en attendez-vous ?
J’attends qu’Olivier Fredj [le metteur en scène, ndlr] et l’ensemble des coproducteurs, dont je fais partie, puissent faire une proposition à la hauteur de la fantastique musique et de la fantaisie totale que représentent tous ces tableaux : c’est un challenge pour l’équipe artistique. Notre société a besoin de se prêter au rêve et à l’imaginaire, et c’est précisément le parti pris d’Olivier Fredj que de rendre hommage au pouvoir de l’imagination en dressant sur scène un délirant plateau de tournage où les effets spéciaux seront fabriqués à vue.
Quels sont les avantages et les inconvénients d’une coproduction d’une telle ampleur ?
L’avantage, c’est qu’il s’agit d’une belle aventure collective à un moment où la crise que nous traversons nous invite à unir nos forces. L’autre avantage est de donner des moyens à la production. L’inconvénient est que cela crée énormément de contraintes : nos théâtres, nos scènes, nos fosses, nos dégagements, nos cintres sont si différents que les contraintes imposées à l’équipe de création sont denses. C’est d’ailleurs aussi pour cela que les coproductions sont plus difficiles à l’opéra que dans le théâtre ou la danse.
La distribution a été déterminée au terme d’une audition à laquelle les directeurs des 15 maisons coproductrices étaient présents : le choix s’est-il fait aisément ?
Tout le monde a l’amour du chant donc nous sommes tombés assez facilement d’accord. Nous avions à cœur de défendre les artistes français dans nos choix de distribution. D’autant qu’il y a une double distribution et qu’il fallait donc choisir deux artistes par rôle. Finalement, avoir l’abattage, le style, la voix qui correspondent restreignait assez les décisions. Au final, cela fait plaisir d’avoir une telle équipe de chanteurs français. Il y a un esprit de compagnonnage, avec des interprètes plus expérimentés que d’autres. Tous ont en tout cas du talent. C’est aussi l’objectif du CFPL de créer une dynamique et de découvrir des chanteurs.
Cette saison, vous mettez en place le NOX (Nancy Opera Xperience) : de quoi s’agit-il ?
Nox veut dire Nuit en latin. Il s’agit d’un laboratoire de création opératique, dont le titre est un clin d’œil au Jimi Hendrix Experience. Les Voix de Nancy est la première de ces expériences. Je voulais un rapport à la création profondément expérimental, sur la forme comme sur le fond : accepter la part de risque inhérente à toute recherche, composer avec cette incertitude, ne pas hésiter à emprunter des chemins escarpés. C’est ainsi que nous avons travaillé sur Les Voix de Nancy avec David Marton et Paul Brody, avec l’ensemble des artistes, très en amont. Tout le monde travaille ensemble dès le départ : le compositeur, le metteur en scène, le dramaturge, les chanteurs. Même le public puisque nous avons réalisé des interviews dans la ville en posant cette question aux Nancéiens : « Est-ce que vous êtes amoureux ? ». Ce sera l’un des moments forts de la saison.
Comment fonctionne ce laboratoire ?
L’idée est que tous les artistes associés au projet travaillent et discutent très en amont. Souvent, le metteur en scène découvre l’œuvre six mois avant la première par l’intermédiaire de la partition, de versions piano ou d’extraits qui ne lui permettent pas de construire un imaginaire car la musique contemporaine joue souvent sur les timbres, les couleurs, les bruits qui viennent d’un orchestre entier. Il faut une confiance, une complicité, des relations intimes entre les créateurs. Je ne crois pas aux mariages arrangés. Nous avons organisé des sessions de travail rassemblant tout le monde. En septembre, l’orchestre sera présent : on pourra entendre des extraits de la partition avec un vrai rendu. Cela aidera aussi les chanteurs à travailler. Nous nous donnons du temps et des moyens pour que la création se construise de la manière la plus efficace possible.
Très concrètement, comment s’est fait le choix du concept des Voix de Nancy ?
Le projet est né des artistes : j’ai réuni un groupe d’artistes, qui a fait émerger l’idée de l’opéra. Les discussions ont même précédé ma nomination à Nancy. Au départ, l’idée du compositeur Paul Brody et de David Marton était de faire un opéra-interview. À force de discussion, nous avons décidé d’ancrer le projet à Nancy et de raconter l’histoire à partir de ce que sont les Nancéiens et de ce qu’est l’identité de la ville.
Quelle est l’esthétique du compositeur Paul Brody ?
Paul Brody est un compositeur passionnant : il travaille à partir de la voix, qu’il transforme en musique. Pour lui, « chaque mélodie est une histoire et chaque histoire est une mélodie ». Le simple fait de parler génère un chant : il y a une musique invisible, une mélodie intime qui se cache sous chacune de nos phrases et qui révèle notre état émotionnel, nos origines, nos voyages passés ou notre histoire familiale. C’est ce chant des Nancéiens qu’il mettra en musique. J’ai aimé le fait qu’il ait un bagage musical classique très important et qu’il ait aussi expérimenté beaucoup d’autres styles musicaux. Il a une très forte appétence pour l’improvisation. Il embrasse différents domaines musicaux avec un esprit d’une grande complexité. Il se jette à corps perdu dans ses créations, en totale entente avec le metteur en scène et avec les chanteurs avec qui il communique déjà depuis des mois. L’opéra sera son terrain de jeu : le spectacle se passera dans le bâtiment mais le public sera amené à se déplacer dans différents espaces. Comme l’écrit David Marton : « L’Opéra de Nancy sera le carrefour des voix de Nancy ».
Le Tour d’écrou, qui sera donné en avril, sera une nouvelle production, sans coproducteur cette fois : à quoi souhaitez-vous que cette production ressemble ?
Le choix de cet ouvrage vient d’échanges que j’ai eus avec Eva-Maria Höckmayr, une metteuse en scène allemande très reconnue outre-Rhin et qui fera à cette occasion sa première mise en scène en France. Elle m’a dit qu’elle rêvait de faire un Britten : elle se sent proche de cette musique. Je lui ai donc proposé Le Tour d’écrou qui n’avait pas été donné depuis longtemps à Nancy. Elle travaille ses mises en scène avec beaucoup d’intelligence. Elle aime les œuvres labyrinthiques, fantomatiques, qui nous font douter de ce que nous voyons : de ce point de vue, Le Tour d’écrou la comble. Son projet fascinant interroge la frontière entre le monde objectif et notre propre subjectivité. Préparez-vous à perdre pied !
Pouvez-vous nous parler de l’équipe musicale ?
Le Directeur musical Bas Wiegers est un artiste musicalement très ancré dans le XXème et le XXIème siècle. C’est d’ailleurs lui qui a dirigé la création de Koma que nous avons donné à Dijon [notre grand dossier de présentation et notre compte-rendu]. Il est chef associé au Klangforum Wien qui est l’un des meilleurs orchestres de musique contemporaine au monde et qui a des affinités avec l’œuvre de Britten. Nous allons également nous régaler avec les solistes : Stuart Jackson sera Quint et le Narrateur. C’est un chanteur exceptionnel qui donnera une couleur et une étrangeté au rôle qui sera idéale. Gemma Summerfield, qui est passée par le studio de l’Opéra du Rhin, sera une formidable Gouvernante.
Enfin, viendra Rigoletto au mois de juin. Il s’agira d’une nouvelle coproduction de Richard Brunel, prochain Directeur de l’Opéra de Lyon. Pourquoi lui avoir confié ce projet ?
J’aime beaucoup son théâtre et ce qu’il fait à l’opéra. J’ai notamment vu son Trouvère à Lille, sa Traviata à Klagenfurt en Autriche ou son Cercle de craie à Lyon [notre compte-rendu]. Il connait très bien la musique et le théâtre. Nous avions discuté de ce projet avant même ma nomination : il a déjà monté les deux autres volets de la Trilogie populaire, nous nous sommes donc accordés là-dessus. Il s’agit d’une coproduction avec Toulon, Rouen et le Théâtre de la ville de Luxembourg : cette production aura donc une belle visibilité. Il a eu l’idée de placer sa mise en scène et l’histoire dans un corps de ballet avec ses rivalités sourdes. Dramaturgiquement, tout tient parfaitement dans ce concept. Ce sera très intéressant, et la scénographie est sublime.
La distribution sera constituée de Juan Jesús Rodríguez, Alexey Tatarintsev et Rocío Pérez : que pouvez-vous en dire ?
L’un des défis était de trouver une chanteuse pour Gilda qui puisse aussi être danseuse, ce qui est le cas de Rocío Pérez. Juan Jesús Rodríguez est un baryton dramatique de premier plan et qui sera parfait dans le personnage que Richard a imaginé. Le ténor Alexey Tatarintsev sera un séducteur, proche d’un Don Juan.
Vous proposez également de nombreux concerts : quels sont ceux que vous souhaitez particulièrement mettre en avant ?
L’une des spécificités de mon projet est de ne pas avoir isolé la saison symphonique de la saison lyrique. Les programmes symphoniques répondent donc aux ouvrages lyriques. Par exemple, le concert « Voyage en Italie » sera un écho à Rigoletto. La soirée « Les Nuits transfigurées » me tient à cœur avec le Prélude à la nuit de Ravel, les Nuits dans les jardins d’Espagne de Falla, La Nuit transfigurée de Schoenberg ou encore le Prélude et la mort d’Isolde de Wagner en version symphonique. Nous aurons également un programme intitulé « Le Monde d’hier », qui est un clin d’œil aux mémoires de Stefan Zweig où il décrit très bien cette Europe musicale de la fin du XIXème et du début du XXème et parle de Strauss, Zemlinsky et Mahler : ces compositeurs seront représentés en écho à Görge le rêveur. Ce sont des pages de musique sublimes, enveloppantes et qui nous font voyager dans cette époque. Dans le programme « Cap sur l’Écosse », nous aurons une thématique anglo-saxonne au moment du Tour d’écrou dirigée par Marie Jacquot, qui est une cheffe d’orchestre française brillant en Allemagne mais un peu ignorée en France : nous allons corriger cela. Marta Gardolińska, qui dirige Görge le rêveur, viendra également diriger un programme « Rêve ou Destin » avec notamment la Symphonie n°4 de Tchaïkovsky. Les Saisons de Haydn sera également un temps fort pour nos forces artistiques : c’est un oratorio magnifique mais très difficile. Nous participerons également à l’hommage à Beethoven en impliquant nos musiciens dans des formats de musique de chambre dans la ville. Enfin, il y aura un temps fort autour de Clara et Robert Schumann pour évoquer la synergie qui existait dans le couple et mettre en avant ce que Clara a fait en tant que compositrice avant son mariage, notamment un très beau concerto pour piano que nous jouerons cette saison.
Vous proposez également des initiatives jeune public : quelle est votre politique en la matière ?
L’un des projets forts est ce qu’on a appelé les « Concerts des jeunes gens » en référence aux Young People Concerts de Bernstein, qui fait partie des gens que j’aurais adoré rencontrer. Ce sera donc une forme dédiée et construite pour le jeune public avec quelqu’un qui s’adresse à eux pour leur expliquer les choses de manière très scénarisée, très construite. Clément Lebrun, qui fait de la médiation dans beaucoup de maisons d’opéra ainsi qu’à la radio et dont j’aime beaucoup le travail, construira ces spectacles. Nous sommes également en train de construire avec Montpellier et le London Philharmonic Orchestra un concert illustré en direct par Chloé Perarnau.
Qu’est-ce que cette première saison complète dit de votre mandat ?
Je recherche un équilibre entre les œuvres populaires, les œuvres rares et la création. Aujourd’hui, au XXIème siècle, que signifie ce rituel qu’est l’opéra ? Que nous dit-il de notre temps ? Comment peut-il nous rassembler ? Comment peut-il faire communauté, créer un cercle qui s’élargit et se réinvente au contact de nouveaux publics ? Nous cherchons à ce que tout le monde s’y retrouve en fonction de son niveau d’engagement : ceux qui souhaitent découvrir, ceux qui souhaitent voir une saison avec sa cohérence, et ceux qui veulent dévorer et à qui nous devons aussi proposer des œuvres plus rares. Nous aurons la volonté de convaincre tous les habitants de notre territoire que l’opéra est important pour eux et qu’il sait dialoguer avec sa ville. Il faut aussi faire vivre notre héritage musical tout en continuant de créer. Nous montrerons aussi chaque année des ouvrages de l’Europe musicale à l’époque de l’Art Nouveau.
Quelles sont à ce stade les conséquences artistiques et financières de la crise que nous vivons ?
Les conséquences artistiques ont été dures pour tout le monde, et pour moi en particulier car nous avons dû annuler mes premiers projets comme Directeur, sur lesquelles j’ai travaillé pendant deux ans : nous avons fermé le théâtre le jour de la première d’Alcina, mon premier projet. Je tenais également beaucoup à L'Amour des trois oranges, et Le Barbier était l’occasion de reprendre l’une des premières mises en scène imaginées par Mariame Clément à Berne il y a plus de dix ans. Pour la maison, c’est dur également car nos artistes permanents souffrent de ne pas pouvoir s’exprimer comme ils le font d’habitude. C’est tout un secteur qui est en souffrance. La nouvelle Ministre de la Culture a indiqué qu’elle se battrait pour que les théâtres rouvrent et que les modèles économiques puissent être sauvegardés : il faut en effet trouver les moyens de faire tout en sécurisant nos personnels et nos publics. Il est capital que nous puissions faire nos saisons. Nous ne mesurons pas encore l’impact financier de cette crise. Si les dépenses de fonctionnement du théâtre sont financées par la subvention, les plateaux artistiques le sont par la billetterie. Ces recettes sont donc primordiales pour rémunérer les artistes invités. En revanche, si nos maisons sont impactées par des baisses de subvention, la situation pourrait devenir compliquée. Déjà, cela fait des années que les subventions subissent des coups de rabot ou sont simplement maintenues sans suivre l’inflation : la marge artistique se réduit. Il faut la préserver : la culture est l’un des piliers de la société que nous devons construire pour l’après.