La Traviata madrilène, du virtuel au Real
A la suite de la parution de rapports scientifiques préconisant des mesures drastiques au sein des établissement publics, il est apparu inenvisageable pour la majorité des maisons d’opéra européennes de rouvrir leurs portes au grand public dans le respect du protocole d’hygiène avant septembre. En effet, le maintien d’une distanciation sociale pose problème tant pour la sécurité des spectateurs que des artistes et implique d’intenses réflexions en matière de mise en scène. Dans le même temps, le défi pour les institutions est de continuer à satisfaire un public en mal de représentations physiques. Si la première question peut puiser ses réponses dans le monde du sport, comme nous le suggérions dans un précédent article, la seconde relève d’un challenge difficilement surmontable dont la seule réponse apportée jusqu’à ce jour en France est la mise en place de retransmissions de spectacles en ligne par les institutions. L’overdose de virtualité se fait pourtant ressentir et incite les maisons d’opéras à ébaucher des solutions : en Italie, épicentre européen de la pandémie, l’Opéra de Rome annonçait en mai dernier sa réouverture pour mi-juillet avec une adaptation de Rigoletto en plein air, sous l’avis du Comité Technico-Scientifique italien. Mais en ce début du mois de juillet, c’est l’initiative du Teatro Real de Madrid qui fait parler d’elle et envoie un message fort au monde de la culture : offrir au public madrilène une Traviata in loco, suivant un protocole sanitaire strict.
A la reconquête de la normalité
Pour le Directeur de la maison Ignacio García-Belenguer, il importe de surmonter la peur en s'accommodant de la nouvelle normalité instaurée par la pandémie. La proposition est audacieuse : alors que de nombreuses institutions misent sur La Traviata pour reconquérir les publics à la réouverture en grande pompe - le Liceu de Barcelone ou l’Opéra de Paris par exemple - le Real clôture sa saison avec un air de “comme si de rien n’était”.
Pourtant, les perturbations sont nombreuses. La direction de l’établissement a investi près de 340 K€ pour s’assurer d’accueillir public et artistes dans les meilleures conditions. Suivant un protocole sanitaire strict, le Théâtre Royal multiplie le nombre de représentations à 27 entre le 1er et le 29 juillet, réduisant ainsi de moitié la jauge de spectateurs par soir de représentation. Les spectateurs devront obligatoirement porter un masque et passer par une prise de température à l’entrée. Le temps d’entracte a été doublé, passant de 20 à 40 min afin d’éviter l’encombrement des allées au moment où les spectateurs sont invités à reprendre leur place.
Sur scène, quatre distributions se produiront en alternance après un temps éclair de répétitions entamées en juin : dans le rôle de Violetta se succèderont Marina Rebeka, Ruth Iniesta, Ekaterina Bakanova, Lana Kos et Lisette Oropesa. Alfredo sera incarné par Ismael Jordi, Matthew Polenzani, Ivan Magri ou Michael Fabiano tandis que son père Giorgio le sera par Luis Cansino, Nicola Alaimo, Artur Ruciński ou Javier Franco. Le spécialiste de Verdi, Nicola Luisotti et Luis Méndez Chavez dirigeront 76 musiciens masqués -quand leur instrument le permet- ou placés derrières des panneaux en plastique, chacun à 1m50 de distance.
En coulisses, des réadaptations logistiques drastiques ont été mises en place : parcours fléchés, prise de poste à des horaires décalés, nettoyages réguliers sont autant de missions nécessaires au bon déroulement des représentations, qui s’opèrent dans l’ombre et ont impliqué l’embauche de personnels supplémentaires. Suite à la première représentation, le quotidien national El Pais faisait état de l’étrangeté de la situation, mais soulignait la coopération et la discipline d’un public fiévreux d’enfin pouvoir assister à une représentation en salle.
De la contrainte au parti-pris artistique
L’hebdomadaire national El Pais ne manque pas de dresser un parallèle entre le dénouement de l’oeuvre -l’héroïne meurt tragiquement de la tuberculose- et le contexte post-pandémie dans lequel le Teatro Real la délivre. Si la temporalité de présentation de l’oeuvre relève d’un hasard du calendrier (elle était programmée en clôture de la saison du Teatro Real bien avant la propagation du virus en Europe), Leo Castaldi explique à Tele Madrid : « J’ai voulu transformer les protocoles sanitaires en éléments de langage pour parler de ce que l’on a vécu : impossible d’oublier la réalité. Après le coronavirus, on ne peut pas voir La Traviata de la même manière. ».
Leo Castaldi en délivre une vision épurée et sombre réalisée à partir des éléments de décor et de costumes de productions passées. Ancien assistant de Willy Decker, Leo Castaldi avait participé à la représentation à succès de l’oeuvre au Festival de Salzbourg en 2005, dont l'empreinte stylistique marque cette nouvelle production. L’élément phare de la mise en scène, un immense quadrillage rouge, offre une double grille d’interprétation : à la précaution sanitaire, cette astuce scénographique superpose la thématique de la violence symbolique où les personnages de Violetta, Alfredo et Germont sont visuellement cloisonnés, séparés par la rigidité des normes sociales. Ceci permet de composer avec les 4 mètres de distance obligatoire entre les interprètes et leurs déplacements millimétrés. Le metteur en scène confère une interprétation littérale à l’expression “être mis dans une case” pour partie responsable de la destinée tragique de Violetta.
[Mise à jour du 30 juillet 2020]
Le Théâtre Royal de Madrid se félicite, dans un communiqué, du succès de ces 27 performances de Traviata au long du mois de juillet (du 1er au 29) : "sans la moindre trace de Covid-19 parmi les membres du casting, choristes, orchestre, personnels du théâtre ou public"). 22000 spectateurs ont assisté aux représentations dépassant l'objectif de 50% de capacité mais sans incident vis-à-vis des mesures méticuleuses, grâce à la bonne volonté du public. L'institution rappelle d'ailleurs qu'elle met son protocole sanitaire à la disposition de toute institution espagnole ou étrangère qui souhaiterait en prendre connaissance.
Enfin, même pendant cette période, le Real prépare activement la suite (la réouverture de saison est prévue le 16 septembre), puisque les équipes artistiques de la production de rentrée travaillent depuis deux mois au prochain spectacle, il s'agit bien évidemment d'Un Bal masqué.