Nomination de Roselyne Bachelot au Ministère de la Culture : analyse et enjeux
Politique ou artiste ?
La question est éternelle et concerne tous les niveaux de direction des institutions artistiques et culturelles : puisqu'il semble désormais illusoire de trouver une personne qui réunisse toutes les qualités, faut-il préférer la nomination d'un artiste ou d'un politicien ? Le directeur d'un musée doit-il être un conservateur archéologue ou membre d'un parti conservateur ? Le directeur d'un théâtre doit-il être un bon acteur ou un bon gestionnaire ? Un homme (car ce sont encore rarement des femmes) qui parle aux artistes dans leur langue, ou à la Cour des comptes dans la sienne, ou aux politiques dans la leur ? Les différents scénarios ont déjà été expérimentés, chacun a aussi bien réussi qu'échoué et continue à le faire : l’acteur-metteur en scène Éric Ruf jouit d’une excellente réputation comme Administrateur général de la Comédie-Française (nommé en 2014, il a été renouvelé comme une évidence), à l’inverse le 104 confié à deux hommes de théâtre, Robert Cantarella et Frédéric Fisbach essuiera leur démission un an après l'ouverture, remplacés par José-Manuel Gonçalvès diplômé en management culturel et qui débuta comme formateur sportif (lui aussi renouvelé à son poste en 2018). Le mandat de Stéphane Lissner (aussi bien connu pour sa connaissance de la direction de prestigieuses institutions lyriques que sa méconnaissance musicale) à lui seul à l'Opéra national de Paris est emblématique de l’incertitude des profils, lui qui a connu quelques triomphes artistiques et se referme par de nombreuses catastrophes notamment de gestion et de communication.
Retour en grâce
Le "nouveau monde" d'Emmanuel Macron qui annonçait parmi ses révolutions le projet d'ouvrir les postes de décisions à la société civile aura testé les différentes solutions, jusqu’à l’hésitation et aux changements de cap : à l'Opéra de Paris (souhaitant prolonger Stéphane Lissner au-delà de la limite d'âge avant de nommer le jeune et dynamique Alexander Neef), comme au Ministère de la Culture. Après le choix d'une femme du monde de l'édition -Françoise Nyssen- comme première Ministre de la Culture de son quinquennat, après l’avoir remplacée par un homme politique issu du commerce, du management, de l'audit et de l'automobile -Franck Riester- et juste après avoir choisi un Premier Ministre peu connu, Emmanuel Macron et son nouveau Gouvernement Jean Castex choisissent une Ministre de la Culture connue, politique, médiatique et mélomane.
Pourtant, Roselyne Bachelot avait elle-même juré qu'elle ne reviendrait pas en politique, "jamais". C'était ferme et définitif, un aller sans retour dans les médias, dans ses propres mots, une décision "irrévocable", un choix effectué en 2012 et "je respecte en général mes engagements" disait-elle s’affirmant désintoxiquée de la "drogue" qu'est la politique : "les Français nous disent quelque chose : 'on ne veut plus voir les mêmes têtes', j'ai fait mon temps, je suis beaucoup trop vieille" et "comme me disait un de mes amis, tu aimes trop la culture pour en être la Ministre" "Le retour de Roselyne Bachelot en politique, persistait-elle, c'est tout à fait inconcevable : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, il ne faut pas, il faut que les choses soient irrémédiables sinon elles n'ont pas de noblesse."
La même reconnaissait toutefois que ce Ministère de la Culture était son rêve, elle dira d'ailleurs lors de la passation de pouvoir que cette fonction est "la plus belle de notre République". Juste avant, elle expliquait ainsi son choix : “Le Président a souhaité que la culture soit au cœur de la reconstruction et quand il m'a demandé, je ne pouvais pas refuser, j'ai considéré que c'était mon devoir”.
Une bonne Ministre même cultivée fait-elle une bonne Ministre de la Culture ?
Nommer Roselyne Bachelot revient certes à faire un choix enviable sur le papier et à pouvoir miser sur trois dimensions en une seule femme : médecine, médias et politique au service de la culture.
Roselyne Bachelot, même après s'être reconvertie dans l'audiovisuel, revient avec une expérience politique et ministérielle unique au gouvernement En Marche : elle a été Ministre de l'Écologie et du Développement durable entre 2002 et 2004 sous la Présidence de Jacques Chirac, puis Ministre durant tout le mandat présidentiel de Nicolas Sarkozy (Ministre de la Santé et des Sports puis Ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale). De fait, pour la Ministre (désormais de la Culture) les rouages ministériels et gouvernementaux n’ont pas de secrets.
Connaître le monde des médias et les plateaux télévisés n’est pas inutile non plus, d’autant que depuis 1986, le Ministère de la Culture est également en charge de la Communication, donc des médias. Les médias au sens très, sinon trop, large : la reconversion de Roselyne Bachelot sur les plateaux télévisuels entre 2012 et cette semaine est tous azimuts, elle qui devint animatrice sur D8, RMC, LCI, fit le grand écart médiatique entre une chronique sur France Musique, des participations aux Grosses têtes et aux émissions de Cyril Hanouna à la radio comme à la télévision.
Politique et médias, deux visions de la chose publique s’opposent sur ce point, l’une d’elles défendant l'idée que la politique ne perd pas de sa noblesse ni de son importance en allant sur tous les plateaux afin de pouvoir parler à tous les Français. Marlène Schiappa (à cette différence près qu'elle était alors en fonction) se faisait ainsi co-animatrice de Cyril Hanouna pour promouvoir l'action du gouvernement entre deux séquences d'humiliation publique pour les chroniqueurs.
Roselyne Bachelot participe ici à une émission sur Europe 1 et interagit avec Jean-Marie Bigard, un interlocuteur récent du Président Emmanuel Macron :
Roselyne Bachelot se livre avec Jean-Marie Bigard à un duel de blagues :
Roselyne Bachelot attend ici derrière un rideau, en tenant une poêle à frire contenant des merguez :
Roselyne Bachelot effectue aussi le grand écart (c’est le cas de le dire) en librairie : signant Bien dans mon âge (actuellement n°1 des ventes dans la rubrique “Exercice et fitness pour personnes âgées”), aussi bien qu’un livre érudit et passionné sur Verdi amoureux.
Mais la femme politique, médiatique et cultivée arrive au Ministère de la Culture avec un autre atout, une expérience et des connaissances bien plus précieuses encore : celles qu’elle possède dans le champ médical. Double atout : pour décider des mesures du déconfinement dans les salles de spectacles et pour le dialogue interministériel, les arbitrages (qui sont en ces moments de crise des bras-de-fer que son prédécesseur avait perdus) avec les ministères de l’Économie, du Travail, de la Santé, pour savoir quels secteurs pourront reprendre, quand et comment. D’autant qu’elle est désormais perçue comme celle qui a eu raison avant tout le monde et dont la carrière politique fut sacrifiée parce qu’elle avait raison seule en achetant et stockant par millions vaccins et masques pour faire face à une pandémie (de grippe aviaire).
Autant d’arguments pour avoir raison autour de la table du Conseil des Ministres. Madame Bachelot ne devra rien céder, cela ne semble certes ni dans ses habitudes ni dans son tempérament, mais le tout premier élément tangible lié à sa nomination s’avère négatif : les Ministres sont annoncés dans l’ordre protocolaire, or le Ministère de la Culture est 12ème sur 17 par ordre d'importance.
Durer ?
Une autre question éternelle se pose pour ce poste comme pour tous les autres : pendant combien de temps ? Est-il préférable d'avoir des mandats courts qui incitent à agir sans attendre dans notre monde qui s'accélère (et a fortiori en temps de crise où l'action doit désormais être immédiate, fulgurante), ou bien ne serait-il pas pertinent de donner du temps au temps, et aux ministres pour pouvoir mettre véritablement en œuvre des réformes structurelles ?
Les mandats sont de plus en plus courts : Franck Riester lui-même rappelait la malédiction de la rue de Valois qui semble interdire à un Ministre de la Culture de rester au-delà de 2 ans à son poste. C'est en effet presque toujours le cas, à quelques exceptions marquantes près : Franck Riester est resté 20 mois, Françoise Nyssen 16 mois, il reste donc au mieux 26 mois de mandat pour Roselyne Bachelot durant ce quinquennat. Auparavant, le quinquennat de François Hollande avait convoqué 3 ministres tour à tour (Aurélie Filippetti femme politique et romancière, Fleur Pellerin femme politique et d'affaires, Audrey Azoulay haute fonctionnaire du cinéma), Nicolas Sarkozy maintiendra Frédéric Mitterrand presque trois années, après 2 ans de fonction pour Christine Albanel. 5 ministres auront assuré les 12 ans de Présidence Chirac. Pourtant, Mitterrand et de Gaulle n’eurent chacun qu’un seul Ministre de la Culture : Jack Lang œuvrant de 1981 à 1993 avec la parenthèse de la première cohabitation entre 1986 et 1988, André Malraux put agir entre 1959 et 1969. Les deux étaient même alors Ministres d’État. Ce statut, outre son prestige, permet à celui qui le détient d’organiser des réunions interministérielles : cela aurait été infiniment précieux et utile pour une Ministre d’État de la Culture qui aurait ainsi pu coordonner les actions économiques et sanitaires (et pourquoi pas de l’Éducation, du Droit du Travail, de l’Intérieur, des Affaires Étrangères et de tous les autres ministères) pour organiser la reprise culturelle. Certains analystes affirment toutefois que la nomination d’une personnalité politique telle que Roselyne Bachelot a permis que le Ministère de la Culture ne devienne pas un ministère délégué promis à Jean-Michel Blanquer qui aurait pris la responsabilité du programme “Éducation, sport, santé, culture et civisme” voulu par l’Élysée.
La nouvelle Ministre n’en a pas moins rappelé le rôle d’irrigation économique de la Culture. Elle a déclaré comme urgence absolue la remise en route et en état des lieux de culture, festivals, théâtres, musées, monuments historiques, voulant s'impliquer pour que nos théâtres, opéras, salles de concert, puissent redémarrer dans des conditions sanitaires compatibles avec des conditions économiques viables, affirmant : "Je serai la Ministre des artistes et des territoires” (le même leitmotif territorial, le même élément de langage répété sans discontinuer à chaque intervention par le nouveau Premier Ministre Jean Castex).
Les territoires de la Culture, ce sont avant tout les festivals, qui ont déjà commencé à ne plus pouvoir se dérouler et attendent des actions pour le mois dernier. La nouvelle Ministre de la Santé annonce des États Généraux des Festivals, elle doit aussi immédiatement travailler à la reprise des activités pour la rentrée et la saison prochaines, en anticipant une “seconde vague”, le directeur général de la Santé Jérôme Salomon mettant lui-même en garde : « Il faut se préparer à une reprise de l'épidémie. » La culture et les théâtres doivent donc être prêts, avoir choisi quelles mesures appliquer et faire respecter à leurs artistes et publics. Le monde du spectacle ne se remettrait pas d'un second confinement.