Olivier Mantei : « Laisser chaque maison assumer la responsabilité des conditions de réouverture »
Olivier Mantei, quelle a été votre politique en termes de rémunération des artistes pour les spectacles annulés ?
L’objectif est d’être le plus équitable possible en fixant des paramètres : j’en ai trois. Le premier est le travail réalisé : certaines productions ont commencé leurs répétitions, c’est le cas de Macbeth Underworld et du Voyage dans la lune. Le second critère est une éventuelle reprogrammation du projet, et le délai dans lequel le report peut avoir lieu : certains spectacles, plus petits, ont pu être décalés la saison prochaine, alors que d’autres le sont dans deux saisons. Le troisième facteur est le niveau de rémunération : l’idée est de ne laisser personne sur le bord du chemin. Les salaires les plus bas ont donc été couverts complètement. Les salaires moyens sont indemnisés à 50% et les plus gros salaires à 25% (sachant que le « top fee » à l’Opéra Comique pour les solistes est de 10.000 euros par représentation). Ces trois critères me paraissent équitables, ils nous permettent d’avoir une ligne et de protéger tout le monde. Nous les avons établis à un moment où nous pensions pouvoir bénéficier du chômage partiel, ce qui n’est finalement pas le cas. Nous les avons maintenus malgré tout. Nous avons aussi veillé à payer les indemnités sous forme de salaires et non de dédits pour ceux des artistes qui ont besoin d’heures. Les charges associées ont donc un coût supplémentaire.
Pourquoi n’avez-vous pas pu bénéficier du dispositif de chômage partiel ?
Malheureusement, l’Opéra Comique ne peut pas en bénéficier en tant qu’Etablissement public, ce qui est une mesure surprenante et inégalitaire vis-à-vis d’autres structures subventionnées. Tout établissement subventionné à plus de 50% aurait dû être logé à la même enseigne et ne pas avoir droit au chômage partiel pour ses permanents -quel que soit son statut- mais en bénéficier en revanche pour ses emplois à durée déterminée liés aux productions.
Cela a-t-il creusé un déficit ?
Oui, mais ce déficit reste pour l’instant gérable. Ce n’est pas le cas de structures dont la part des ressources propres est beaucoup plus élevée. Les ressources propres de l’Opéra Comique sont d’environ 40% : cet équilibre permet d’assurer une forme de sécurité. A ce stade, le déficit est d’environ 500.000 €, ce qui reste sous contrôle à l’échelle d’un budget de 20 millions. A l’inverse, les subventions du Théâtre des Bouffes du Nord ne s’élèvent qu’à 15%. C’est quasiment un théâtre privé qui fonctionne avec des missions de service public. Les ressources propres couvrent donc les salaires des permanents. C’est l’activité de tournées internationales qui finance le théâtre. Or, cette activité s’est arrêtée bien avant le confinement. L’impact a été immédiat. Aux Bouffes, le déficit est déjà de l’ordre de 800 K€ à l’échelle d’un budget de 4 à 5 M€ : c’est beaucoup plus grave. C’est la part de subvention publique qui détermine les difficultés que le lieu doit affronter, et non sa nature ni son statut.
Réné Massis propose de revoir la manière dont les contrats sont rédigés pour sortir de la rémunération à la représentation. Qu’en pensez-vous ?
Nous identifions déjà des temps de répétition dans la rémunération. Mais l’idée d’une harmonisation, dès lors qu’elle est cohérente, est toujours positive : cela permet à chacun d’avoir les idées claires.
Il propose également de revenir à un fonctionnement en troupe. Vous avez vous-même mis en place une troupe virtuelle : que pensez-vous de cette proposition ?
J’aime bien l’idée de troupe. Nous avons une génération de chanteurs français particulièrement douée pour le chant mais aussi pour la scène. Le niveau théâtral des chanteurs français est incroyablement élevé. Nous avons toujours eu de très bons chanteurs, mais aujourd’hui ils sont plus nombreux. C’est une richesse qu’il faut mobiliser dans tous les répertoires, le plus régulièrement possible. Je trouve cependant ambitieux de restituer le fonctionnement permanent d’une troupe. Malheureusement, l’économie actuelle ne va pas dans ce sens-là. Il faudrait assumer une activité beaucoup plus dense et revenir à du théâtre de répertoire. Il n’est pas dans l’air du temps d’augmenter significativement les coûts d’une institution.
Par ailleurs, je ne suis pas certain que les chanteurs le souhaiteraient réellement, même s’ils ont un esprit de troupe. Les chanteurs français rêvent de voyager, de travailler dans d’autres maisons, de liberté. Or, la troupe est une astreinte à résidence. Cela impliquerait d’enchaîner les productions dans une même maison avec moins de liberté et de diversité. La permanence n’est pas seulement un statut social. Peut-être que ce désir de fonctionnement en troupe vient de la crise que nous traversons et de la crainte d’un repli sur soi et de la fermeture des frontières...
Sur quels principes fonctionne votre troupe virtuelle ?
Sur le principe de la fidélité non-exclusive, en impliquant les artistes régulièrement sur des petites et grandes formes, ciblées sur un répertoire spécifique qui est le nôtre. Il y a aussi, quand c’est possible, une notion de forfaitisation de la prestation des chanteurs engagés sur plusieurs projets dans l’année. Cette position n’est pas toujours facile à tenir : il nous faudrait une activité plus dense et des chanteurs plus disponibles. Mais j’ai le sentiment que nous avons une famille de chanteurs identifiés à la Salle Favart. C’est une troupe non permanente.
Comment voyez-vous l’éventualité d’une reprise ?
Je souhaite ouvrir dès que possible."
Je souhaite ouvrir dès que possible. Nous allons encore subir des annulations liées à des raisons logistiques de transport et d’engagements internationaux. Il va falloir s’adapter et être réactifs, même si la réactivité n’est pas la première qualité de l’opéra. Nous aurons une vision plus précise à compter du 2 juin, lorsque nous aurons mesuré l’impact du déconfinement. Soit vous avez un vent d’optimisme qui souffle, et va alors s’installer l’idée que le virus est maîtrisé, au moins temporairement, et nous pourrons alors ouvrir de plus en plus les salles, soit les indicateurs ne sont pas bons et ce sera plus compliqué. Je suis président du Festival de Lessay : la programmation est prête. Nous avons tout prévu pour pouvoir jouer : la jauge réduite, les mesures barrière, la réduction du programme, la réduction des effectifs, la spatialisation des artistes. Dans une abbaye, tout est plus simple et plus naturel car on y rêve d’être seul avec les artistes. Le vide est un luxe. Mais nous avons pu trouver un équilibre financier. Il ne manque que les autorisations.
Quels sont les scénarios envisageables ?
Si on n’ouvre pas en septembre, pourquoi en octobre ou en novembre ?"
Il y a quatre cas de figure. D’abord le cas optimiste qui consisterait à tout ouvrir avec les jauges d’origine. Dans ce cas, l’enjeu sera de recréer le désir : il faut que le public vienne toujours malgré les contraintes qui demeurent. Les mesures barrières peuvent créer aussi des barrières psychologiques. A l’inverse, il y a le scénario catastrophe où tout reste fermé. La troisième option serait une ouverture par défaut, qui reposerait sur la conviction qu’il faut recréer un lien physique avec le public et que l’univers virtuel et numérique a ses limites. Dans ce cas, le spectacle vivant doit reprendre ses droits. Il faut alors inventer de nouveaux spectacles qui permettent d’être joués à jauge restreinte, avec de plus petites formes. On pourrait par exemple inverser salle et scène : installer un public restreint sur la scène dans un espace qui donnera l’impression d’être plein avec les artistes qui jouent dans la salle. 60 personnes sur le plateau de l’Opéra Comique c’est magique. 250 personnes dans la salle c’est déprimant. Cette solution marche un mois, et ne justifie pas bien sûr 8 M€ de frais de fonctionnement. Or, si on n’ouvre pas en septembre, pourquoi ouvririons-nous en octobre ou en novembre ? Il y a donc un quatrième scénario utopiste dans lequel on garde la programmation prévue mais on joue avec des tiers ou des quarts de jauges. C’est irréaliste d’un point de vue économique, bien sûr : on ne peut pas construire une programmation en se basant sur une hypothèse de remplissage de 90% et faire comme si cela ne changeait rien de passer à 25%. Mais il y a également des conséquences artistiques : si certains lieux et certains spectacles sont favorables aux jauges contenues, pour d’autres la dynamique, l’énergie tient dans la relation au public et dans sa densité.
Vous semble-t-il possible de jouer sans entracte ?
Il n’y a que des cas particuliers. Il y a un principe de réalité qui fait que les préconisations peuvent s’appliquer dans certains lieux mais être totalement impraticables dans d’autres. La question est ce que l’on est en mesure de proposer techniquement et artistiquement pour créer un lien de confiance et de sécurité. Par exemple, pour le Festival de Lessay, j’ai revu la programmation pour que tout soit sans entracte. Mais un opéra de trois heures ne peut pas se jouer sans entracte. Les spectateurs sortiraient de toute façon de manière inopinée, mettant en péril les mesures barrières que nous aurions mises en place.
Qu’attendez-vous des annonces du gouvernement début juin ?
pas plus de risques que ceux qu’ils prennent ailleurs au quotidien"
Quoi qu’il arrive, si un foyer de contamination se produit dans son théâtre, le seul responsable sera le Directeur, quelles que soient les mesures autorisées par le gouvernement. Partant de là, le mieux serait de laisser les directeurs de chaque maison assumer pleinement la responsabilité des conditions de réouverture. Il faut mettre en place un cadre général, et chaque lieu en fonction de la nature de ses spectacles, de son lieu, de ses espaces, doit pouvoir décider de la manière dont il les applique. Si le déconfinement se passe bien, nous ferons en sorte que les spectateurs et les artistes ne prennent pas plus de risques que ceux qu’ils prennent ailleurs au quotidien. Il s’agit de mettre le spectateur et l’artiste en confiance sur l’absence de danger. Si le virus est actif, le public n’aura de toute façon pas envie de venir. La crainte persistera quelles que soient les mesures que nous mettrons en place. On rentre tellement dans le détail des prescriptions qu’on en oublie un principe évident qui va nous guider le moment venu, qui est celui de la confiance mutuelle et la sécurité que ressentiront le public, les artistes et les organisateurs. C’est un élément fondamental. Et n’acceptons pas les annulations de spectacles très anticipées et abusives qui n’ont pas encore de fondements avérés.
Retrouvez notre grand Dossier sur les rémunérations des artistes en ces temps de crise, ainsi que nos précédentes interviews :
avec le Directeur de la Philharmonie de Paris -Laurent Bayle,
le Directeur de La Monnaie à Bruxelles -Peter de Caluwe-,
de l'Opéra Royal de Wallonie à Liège -Stefano Mazzonis di Pralafera,
de Château de Versailles Spectacles -Laurent Brunner-,
de l'Opéra de Rouen -Loïc Lachenal-,
de l'agent René Massis