Until the lions - Échos du Mahabharata, création mondiale à l'Opéra national du Rhin
Thierry Pécou, pouvez-vous nous raconter l'histoire de votre nouvel opéra, Until the lions d'après le Mahabharata ?
Le Mahabharata est une épopée, une immense fresque orientale avec un nombre astronomique de vers et qui se décline en une multiplicité d'histoires. Le fond sous-jacent omniprésent et l'aboutissement terrible de cette fresque est la guerre entre deux clans d'une même famille. Guerre que nous présentons dès le début de notre opéra. Dans l'épisode choisi par Karthika Naïr pour son roman "Until the lions - échos du Mahabharata" et pour le livret qu'elle a écrit dans cet opéra, nous suivons le personnage Amba, femme qui a été rejetée par le Prince d'un autre royaume, et qui revient dans son propre pays, pour subir un autre refus. Humiliée, elle passera sa vie à poursuivre sa vengeance, qu'elle finit par obtenir du Dieu Shiva : à condition qu'elle accepte de mourir, pour être réincarnée en guerrier.
Quels sont les enjeux essentiels de cette histoire ?
La vanité de la guerre, avec ce conflit entre deux familles qui mène uniquement à la destruction, de l'univers entier : c'est une vision très pessimiste et noire. L'autre angle essentiel dans l'œuvre et dans la lecture de Karthika Naïr consiste à critiquer la vision patriarcale de l'Histoire dans laquelle l'énergie guerrière masculine ne mène qu'à la destruction. Elle donne la parole aux personnages mineurs notamment aux femmes du Mahabharata (mais aussi dans son livre aux soldats du rang). Ce n'est pas seulement une question homme/femme mais masculine/féminine, donner la parole aux voix opprimées.
Mais précisément, à première lecture ce mythe ne semble-t-il pas soutenir un propos inverse, puisqu'il s'agit d'une femme contrainte de se sacrifier (s'immoler) pour devenir un homme afin de se venger ?
Cette transformation ne doit pas être comprise comme l'obligation de devenir un homme pour obtenir raison, mais il s'agit plutôt, au contraire, d'une dénonciation de ce système qui n'aboutit qu'à faillite et destruction. La fin du texte dans le livret donne la parole aux Femmes témoins :
« Commence à mettre fin,
Fin à la gloire. Fin à Dieu.
Fin au mal. À la haine.
Fin aux héros. Fin aux démons.
Fin aux accords. Fin aux mots.
Fin à la fin.
Fin. »
Je n'ai pas du tout voulu que cette fin soit apaisée musicalement, n'aille pas vers le lumineux post-mortem mais encore une parole de révolte.
Quel est le sens du titre choisi pour le roman de Karthika Naïr, source de votre opéra : "Until the Lions"
"Tant que les Lions" garderont la parole, ils ne permettront pas aux lionnes opprimées de se faire entendre.
Cet enjeu résonne avec des événements très récents, était-ce voulu ?
Pas du tout. L'opéra a pris cette actualité à son corps défendant. C'est aussi la force du Mahabharata : dans ces grandes épopées fondatrices se retrouvent toutes les questions politiques, sociétales mais aussi individuelles pour les vies de tout un chacun. Il n'est donc pas étonnant que ce texte de 4000 ans puisse faire resurgir les questions éternellement modernes.
Comment envisagez-vous cette modernité pour votre opéra ?
Je m'intéresse beaucoup aux mythes et à ce qu'ils disent de notre société, en particulier dans le cadre de l'opéra qui est une forme brûlante pour notre époque et qui s'adresse à nos contemporains. Je trouve dommage que l'opéra aujourd'hui ne donne pas davantage la parole aux compositeurs contemporains ancrés dans leur époque, et que la mise en scène privilégie de retravailler des formes anciennes. L'engagement et le courage des directrices et directeurs d'opéra pour soutenir la création est nécessaire.
Cette histoire qui inspire votre opéra a beaucoup de points communs avec l'opéra "occidental" (femme répudiée qui s'immole), cela vous a-t-il inspiré ?
Je me souviens d'une discussion avec la Directrice de l'Opéra National du Rhin et créatrice de ce Festival Arsmondo, Eva Kleinitz, durant laquelle nous constations en effet combien l'opéra contemporain a pu oublier ces grands personnages féminins. Cette approche du Mahabharata est donc également l'occasion de remettre au premier plan le destin tragique des femmes, un "leitmotif" dans l'histoire de l'opéra.
Quelle a été la place d'Eva Kleinitz ?
Centrale, absolue. Elle a porté le projet et elle est encore très présente pour nous trois (avec l'écrivaine librettiste Karthika Naïr et la metteuse en scène chorégraphe Shobana Jeyasingh). Cette création dont elle est la marraine spirituelle est un hommage dédié à sa mémoire. Elle a permis de réunir et harmoniser les approches de trois créateurs, elle a engagé tout le travail. C'est grâce à elle qu'il est devenu possible de puiser une matière dramatique pour l'opéra, dans un immense livre de poésie épique.
Quelle esthétique sonore visez-vous ?
Je vise la beauté, l'hédonisme sonore qui m'est cher (a fortiori en vieillissant). Le récit est ici continu mais avec des tournures mélodiques et la profusion esthétique d'Asie du Sud Est. La présence rythmique accroche le tout à un déroulement de la trame musicale.
Vos inspirations musicales dépassent donc une région de l'Inde et même le sous-continent ?
Le Mahabharata et son épopée jumelle le Râmâyana fondatrices de l'hindouïsme sont des sources pour tous les théâtres dansés d'Asie du Sud-Est jusqu'en Indonésie, Thaïlande et au-delà. Mon opéra ne se limite donc pas à l'Inde, d'autant que les premiers écrits du Mahabharata sont bien antérieurs à la musique indienne telle qu'on l'entend aujourd'hui. Cette musique vient de loin et s'est formée il y a un peu moins d'un millénaire. L'interpénétration entre cultures me passionne.
Ce goût pour le voyage se reflète dans tout votre catalogue : en est-il le fondement ?
Le voyage est ancré dans mes processus de travail. Il y a trois ans, j'ai eu l'occasion de faire un séjour musical en Inde avec des musiciens indiens : un contact très inspirant, une expérience très forte pour la composition. Un voyage initiatique même, à la rencontre d'une culture, comme j'avais eu la chance de le faire aux États-Unis dans la réserve des Indiens Navajo.
Cela vous a rappelé le travail de Messiaen ?
Absolument, j'ai beaucoup pensé à Des canyons aux étoiles..., une pièce qui reflète et restitue fort bien les grands espaces en musique.
Pour ce voyage en Inde par exemple, avez-vous été autant inspiré par la musique que la culture en général ?
L'Inde est un pays très particulier pour moi, car il m'attirait autant qu'il m'intimidait. J'avais très envie de le connaître depuis des années, mais j'avais décidé de n'y aller que pour un projet (surtout pas en touriste). L'occasion s'est présentée au moment où je rencontrais Karthika Naïr. J'ai donc été jeté dans le bain de cette culture par un long séjour, en donnant aussi de nombreux concerts, du Nord au Sud. L'occasion de ressentir la profondeur et les ambiguïtés de ce pays, de m'intéresser aussi à l’hindouisme, au multi-culturalisme, à son histoire très complexe et torturée. Ensuite, nous avons approfondi le travail avec Karthika, une rencontre avec son écriture, sa poésie.
Comment avez-vous élaboré ensemble cet opéra ?
L'envie est donc née d'Eva Kleinitz, avec Karthika Naïr, les deux femmes se sont associées avec la chorégraphe Shobana Jeyasingh et elles trois sont venues me trouver pour la musique.
C'était une aventure très particulière, la construction d'un spectacle chorégraphique, sachant que Shobana Jeyasingh travaille avec un vocabulaire de danse contemporaine, tout en intégrant des éléments de Kalaripayattu, un art martial ancestral originaire du Kerala (Inde du Sud). La vision chorégraphique a rejoint l'approche lyrique, bien que les deux semblent a priori très différentes. En effet, dans le premier cas la chorégraphie mène la danse, dans le second c'est la musique. Nous avons donc travaillé à les réunir et nous réunir tous ensemble. La question de la danse est restée constante dans ma composition.
Quelle est la forme de votre opéra ?
Une grande forme classique qui ne l'est pas du tout : quatre grandes parties avec un prologue (qui crée le contexte et l'arrière-plan, présentant cette Princesse Amba et Satyavati, mi-princesse, mi-déesse). L'ensemble est cependant très libre, avec des structures poétiques et fortement musicales. C'est pour cela que je me suis tourné vers le gamelan (instrument-orchestre indonésien), qui structure le temps.
Comment avez-vous travaillé le rythme, si fondamental pour la musique et la danse indiennes ?
En jouant beaucoup sur des procédés rythmiques synchrones, superposés, cycliques : la musique indienne est notamment passionnante pour sa manière d'inscrire des cycles courts dans des cycles longs, de les répéter et re-synchroniser. Ce qui m'intéresse beaucoup dans le gamelan est la colotomie, un cadre assez strict qui structure le temps par des couches temporelles différentes superposées, comme lorsqu'on se regarde dans deux miroirs face-à-face. Un motif se répète, deux fois, quatre fois, etc.
Quel est votre instrumentarium ?
L'Orchestre symphonique un peu réduit avec une trentaine de musiciens, mais une importante présence de la percussion (notamment les métaux qui donnent la couleur gamelan) et puis une guitare électrique qui donne une couleur particulière. Le dark side du rock qui illustre ce texte très sombre. Il y aura également un clavier électronique qui a deux fonctions : un son de clavier électrique jazz-rock type Fender des années 1970 et puis des sons d'orgue. Utiliser toute la palette de timbres permet ainsi de faire des références, mais d'une manière assez simple, pour que tout sonne avec les instruments occidentaux. Souvent il suffit de hausser ou baisser un peu une note pour donner la couleur à la gamme.
Quelle est la place du gamelan dans cet opus ?
J'avais très envie de cette référence au gamelan, d'une culture et d'une couleur sonore, modale et instrumentale avec la présence des gongs, des percussions métalliques : c'est une couleur de base, tel le fond pour le tableau du peintre au-dessus duquel articuler les éléments.
Comment s'est déroulée la composition ?
D'une manière assez fluide. Le plus complexe a été de travailler sur ce texte si dense, poétique et empli d'énormément d'images. Il fallait trouver la juste mesure de la musique, ni par-dessus le texte, ni trop en retrait (tout en restant dans la durée mesurée d'un spectacle, 1h30 environ).
Comment traitez-vous les voix ?
Le chœur enregistré a un rôle très présent, créant une association entre cette phalange et les danseurs présents sur scène qui en représentent les voix multiples. Pour les voix solistes, les traitements sont très différents. À commencer par la voix parlée d'actrice : la voix du récit (il faut savoir que le Mahabharata est raconté par un homme, personnage lui-même de l'histoire : notre parti-pris est de confier la narration à sa mère, Satyavati). C'est une épopée racontée avec un rythme poétique, épique. Le chant est lyrique, sauf dans le troisième acte où je vois une dimension plus spirituelle affleurant : j'ai souhaité la traiter sur le ton de la psalmodie en référence aux musiques des temples.
Votre catalogue a cette richesse qui consiste à unir des esthétiques, cela vous aide-t-il pour les nouvelles compositions ?
Oui et c'est pour cela que mon orchestre devait évoquer les formes traditionnelles (gamelan, râga) avec des éléments de musique électronique dans notre monde contemporain, une épopée moderne. L'opéra est une forme qui doit nous parler aujourd'hui et raconter notre monde contemporain y compris via des mythologies immémoriales.
Pouvez-vous nous parler de la mise en scène ?
Le parti-pris du décor est l'art plastique contemporain : pas de référence aux traditions mais la volonté d'évoquer la cruauté du sujet et l'évolution de l'histoire vers une auto-destruction. Un dispositif géométrique va se disloquer progressivement. Les costumes, tout en étant très contemporains, évoquent l'Inde.