Michael Schonwandt avant Wozzeck à Paris : « Travailler la terre m’inspire des images musicales »
Michael Schonwandt, vous répétez actuellement Wozzeck d’Alban Berg à l’Opéra Bastille. Vous y dirigez la production signée Christophe Marthaler. Quel rapport entretenez-vous avec cette œuvre ?
Je l'ai entendue pour la première fois à l'âge de 12 ans à l'Opéra de Copenhague. Ça avait fait scandale à l'époque : la salle s’était vidée au fil de la représentation. Il y avait 200 spectateurs au début, et il n’en restait que 65 à la fin, dans une salle de 1200 places. J'avais personnellement beaucoup apprécié : j'étais fasciné par ce monde, qui est extrêmement dense et à la fois très moderne.
Lorsqu’ensuite vous l’avez dirigé, quels sont les aspects que vous avez voulu mettre en avant plus particulièrement ?
Tout chef qui travaille sur Wozzeck doit trouver un équilibre entre la structure et la dramaturgie. La structure dans cette œuvre est géniale, mais elle doit pouvoir exprimer les aspects dramatiques et dramaturgiques voulus par Berg. D'abord, il faut comprendre la structure de la pièce de Georg Büchner, puis ensuite celle créée par Berg, qui est en trois parties. Il faut aussi savoir que Berg écrit pour des spectateurs qui connaissent bien l'opéra et sa tradition. Ce n'est pas par hasard qu'il commence par une citation de la Pastorale de Beethoven. Bien sûr, c'est ironique : l’œuvre se termine par une grande tragédie mais elle commence avec la Pastorale ! De même, il dispose un accordéon sur scène, qui reprend la musique de scène de Don Giovanni. Il s’adresse à un public qui connait l’opéra mais qu’il emmène dans un nouveau monde qu'il crée.
Opéra de Copenhague (© DR)
En tant que directeur musical, quelle est la plus grande difficulté que vous ayez à gérer ?
Techniquement parlant, c'est l'une des œuvres les plus difficiles à diriger. Au-delà de la structure voulue par Berg, vous avez un orchestre de 100 musiciens en fosse, un orchestre en coulisse de 27 personnes, un orchestre sur scène de 6 instrumentistes. La distribution compte dix solistes et le chœur nécessite 50 artistes. Très souvent, Berg superpose les musiques. Il est donc extrêmement difficile d'obtenir une expression unie.
À quel âge l'avez-vous dirigé pour la première fois ?
À 41 ans. Il faut beaucoup d'expérience pour le diriger, on ne peut pas le préparer seulement deux mois avant la représentation. Wozzeck m'a accompagné toute ma vie d'adulte. Je l'ai vu très régulièrement, j'ai vu d'autres chefs travailler dessus et je l'ai comparé à d'autres œuvres de Berg. Il a mis 8 ou 9 ans pour l'écrire. Cela m’a pris des mois d’analyser l'opéra pour en découvrir tous les aspects que l’on ne perçoit pas dès les premières approches. À chaque écoute, il y a de nouvelles aspérités à remarquer.
Qu'est-ce que le public doit remarquer ?
D'abord, la force de la dramaturgie et des émotions. C'est une pièce du courant expressionniste : elle est donc extrêmement expressive. Dans ce conte, les personnages cherchent à donner l’impression qu’ils contrôlent les situations alors qu’ils sont gagnés par la folie au milieu d’un monde qui est fou. Ils essaient de donner l'impression qu’ils sont sages et que tout va bien (comme avec la Pastorale), alors que ça ne va pas du tout. Le public ne doit pas penser à la partition mais à l'expérience théâtrale et musicale qu’il vit. Pour moi, c'est le plus grand opéra du XXe siècle.
Wozzeck par Christoph Marthaler (© Ruth Walz / OnP)
Comment faites-vous pour insuffler une nouvelle dynamique à chaque scène, puisqu'elles ont toutes leurs particularités musicales ?
Tout d'abord, l'orchestre doit comprendre qu'il a deux rôles : parfois il est un orchestre d'opéra qui accompagne les chanteurs, et pendant les douze interludes, il devient un orchestre symphonique. Il commente les scènes qui suivent ou qui viennent d'être jouées : il change toujours de masque. En tant que musicien, il faut connaître la structure mais ne pas s'y arrêter. Ce qui compte, c'est l'histoire et le drame qui se joue sur scène.
L’œuvre fait intervenir des enfants : comment travaillez-vous avec eux ?
J'ai commencé à l'Opéra de Copenhague à 19 ans comme chef d'orchestre de chœur. J'ai toujours aimé travailler avec les enfants, leur faire comprendre le monde du théâtre dans lequel ils entrent. Il faut leur donner des images qui sont compréhensibles pour eux. Dans cette mise en scène, j'aime que les enfants soient toujours présents sur le plateau, et n’apparaissent pas uniquement à la fin. Christophe Marthaler montre très clairement que c’est notre futur qui est en jeu. Ça rend la tragédie encore plus grande. Même s'ils ne comprennent pas comme des adultes, ils sentent ce qui se passe. Et les enfants qu'on a ici sont de merveilleux acteurs.
Comment décririez-vous la mise en scène ? Quel est son message ?
Marthaler a compris la force de la tragédie de la perte : il montre que rien n’existe pour l'éternité. Les sentiments, l'amour, la vie, tout se casse à un certain moment. C'est la raison pour laquelle Wozzeck tue Marie alors qu’il l’aime toujours. Il ne peut pas faire autrement parce qu'il est acculé : tout ce qui lui reste, c'est de tuer la seule personne qu'il aime. Ce n'est pas une crise du mariage, c'est une tragédie fondamentale et profonde dans la vie de Wozzeck : il ne s'en sort pas. Et c'est d’ailleurs pour cela qu'il se tue à la fin, plus rien n'existe pour lui. Cette tristesse omniprésente me touche très profondément.
Dans cette mise en scène, Wozzeck disparaît de scène et le public ne le voit pas mourir. Quelle est selon-vous la signification de ce parti pris dramatique ?
C'est une façon de représenter la vie éternelle. C'est l'orchestre et la musique qui le font disparaître. Wozzeck est un personnage un peu autiste : puisqu'il n'a plus de raison d'exister, il ne peut que disparaître dans l'éternité.
En quoi l'interprétation que vous allez faire à Paris de l’ouvrage sera-t-elle différente de celles que vous avez faites par le passé ?
Je suis un homme de théâtre. Dans un opéra, c'est mon travail de lier la scène avec la fosse. Les images qui sont présentées sur scène doivent se refléter dans l'orchestre et inversement. Donc ici, j'entre dans une mise en scène qui a déjà été créée par Christophe Marthaler. En contrepoint de la tristesse qui est montrée sur scène, ne souligne les couleurs de la valse viennoise sur laquelle on ne peut portant pas danser. Je joue la partition, détournée, parce qu’elle est écrite comme ça par Berg. Je ne dirige pas l’œuvre comme il y a cinq ou dix ans, parce que l'important c'est de souligner la mise en scène. Moi je suis un peu le miroir entre les deux mondes. Il y a cependant un élément de la partition qui m’a particulièrement frappé lorsque je l’ai retravaillée pour cette production, c'est le chiffre 60 : dans la scène du premier acte, le docteur prend le pouls de Wozzeck, qui est à 60. Et ce tempo revient très régulièrement dans la partition. Cette fois-ci, j'essaie donc de plus souligner cette pulsation qui est la base de notre vie. C'est quelque chose qui entre inconsciemment.
Vous êtes le Chef principal de l’Opéra de Montpellier depuis 2015 : en quoi consiste votre rôle ?
Montpellier est à la fois un opéra et un orchestre symphonique, ce qui me convient très bien parce que j'ai toujours travaillé ces deux aspects. Je ne peux me passer d’aucun des deux. Bien sûr, ma responsabilité est d'abord de veiller à la qualité musicale de l'orchestre. Je travaille aussi le planning des concerts symphoniques et des opéras avec Valérie Chevalier [la Directrice de l’institution, ndlr]. Je trouve qu'on fait une bonne équipe et qu'on arrive à « tenir le bateau », comme on dit en danois. La qualité de l'orchestre s'améliore très vite.
Ce qui m'intéresse, c'est de lier la musique au public, surtout à cette période de ma vie. Montpellier est une ville à taille humaine, donc nous y sommes très proches du public. Nous pouvons faire des choses inattendues, tant dans la programmation que dans la façon de concevoir les concerts. Nous ferons d’ailleurs pas mal de choses nouvelles la saison prochaine au niveau des formats de concerts, afin d’attirer un plus large public. J'adore le fait que ce soit une ville jeune : 27% de la population a moins de 26 ans. Il est donc important de présenter la musique pour eux. L'année passée, nous avons fait les trois dernières symphonies de Mozart, et nous avons invité des étudiants à assister à la répétition générale. Je suis arrivé 1h30 avant : il y avait une file d'attente de plus de 1500 étudiants. Nous avons dû en refuser plus de mille, tellement la salle était comble. Ils ont applaudi après chaque mouvement, c'était formidable : on aurait dit un concert de rock ! J'ai adoré ! Beaucoup de jeunes sont venus vers moi après le concert pour me dire que c'était la première fois qu'ils assistaient à un concert symphonique, et qu'ils ne savaient pas que ça pouvait être aussi gai. J'ai pu leur expliquer la musique. Je me sens très bien à Montpellier.
En quoi votre rôle diffère-t-il de celui d'un directeur musical ?
En France, « Directeur musical » est un titre encadré par les règles du Ministère de la culture. Moi, je n'ai pas les mêmes obligations mais j'ai quand même la responsabilité de recruter de nouveaux musiciens ou de nouveaux chanteurs. En la matière, le titre ne change pas grand-chose.
Michael Schonwandt (© DR)
Est-ce important pour vous de disposer ainsi de points d’ancrage ?
Oui, c'est extrêmement important pour moi. Par exemple, à Paris, je connais les musiciens depuis 1985 et j'adore le fait que nous ayons une relation à long terme. On peut faire référence à des choses que nous avons faites par le passé. Comme j’apprécie ces relations suivies, j'essaie de me constituer un groupe d'ensembles avec lesquels je travaille très régulièrement (Stuttgart, Copenhague, Berlin ou Amsterdam). Le travail musical est plus riche et plus profond, ce qui est nécessaire. La musique est tellement complexe qu'on ne peut pas travailler en quelques jours. On peut séduire et donner un concert intéressant, mais ça n’est pas la même démarche. Je crois que l'avenir de la musique, c'est de pouvoir libérer toutes les forces dans la musique et ça prend du temps et de la confiance réciproque.
Comment jugez-vous vos premières saisons à Montpellier ?
L'orchestre joue merveilleusement bien. Il est très ouvert. Le public m'accueille très chaleureusement, et la musique dans toutes ses formes, pas seulement classique, y a retrouvé une certaine importance. Bien sûr, il y a des concerts où je pense que j'aurais pu mieux faire, mais le fait de placer la musique au sein de la société montpelliéraine reste l’aspect le plus important à mes yeux, et je crois qu'on est en train d’atteindre cet objectif.
Vous êtes arrivé dans un contexte de réduction budgétaire : cela influence-t-il votre travail ?
J'ai d'abord senti qu'il y avait un problème social. Tout le monde était inquiet à cause des réductions budgétaires et s’inquiétait de la pérennité de l’institution. Lorsque j’ai été engagé, on me l'a garantie. En fait, c'est notre société qui est en train de changer : pour moi, c'est un défi d'entrer dans ce contexte et de montrer qu'on peut s’adapter à cette nouvelle donne, qui n’est pas celle d'il y a 50 ou 100 ans. Je suis réaliste : pour travailler notre musique, il faut faire des choix. Je trouve qu'on y arrive bien pour l’instant.
Votre mandat prend fin en 2018 : que souhaitez-vous achever d’ici-là ?
J'aimerais vraiment me lier encore plus avec les acteurs de la société montpelliéraine (la ville, la région) et montrer au public la place fondamentale de la musique dans notre vie. Pas seulement la musique classique, d’ailleurs. Je souhaite vraiment faire le lien avec tous les publics différents.
De quelle manière nourrissez-vous votre art ?
J'adore l'art plastique. Hier, j'ai par exemple été au musée Rodin à Paris. J'ai aussi besoin d'être au contact de la nature et dans le calme. Quand je ne travaille pas, je disparais avec ma femme : c'est nécessaire pour moi. Travailler la terre avec mes mains, ça m'inspire beaucoup d'images musicales.
Dans quel état d’esprit abordez-vous une nouvelle œuvre ?
Tout dépend de l’œuvre : si je la connais, j'entre dans une tradition inconsciente. J'écoute ma voix intérieure et je vois ce qui se passe, ce que me dit la musique. La musique a quelque chose de physique : le fait même de produire un son est physique. La musique transmet en plus les émotions. Or, je crois que nous sommes en train de perdre cette dimension. S’il commence avec l'idée de vouloir se démarquer de ce qui a déjà été fait, le chef n’est plus honnête. On se voit de l'extérieur mais on ne s'écoute pas. L'approche change en fonction des gens avec qui on travaille, que ce soit le metteur en scène ou les chanteurs, puisque c'est un travail commun. C'est fondamental pour moi d'interagir avec les autres en tant que chef d'orchestre, sinon je serais organiste.
En quoi votre pratique diffère-t-elle selon que vous dirigez un opéra, un récital ou un concert symphonique ?
La préparation reste la même : il faut connaître la partition par cœur. Mais le fait de diriger un opéra ou un orchestre symphonique est totalement différent. D'abord physiquement : quand vous dirigez un concert symphonique, vous êtes avec l’orchestre sur la scène, tandis qu’il y a deux lieux, la fosse et la scène, lorsqu’il s’agit d’un opéra. Il faut donc alors lier les deux. C’est une autre approche : on ne peut pas fermer les yeux, par exemple. Les gestes ne sont pas non plus les mêmes. Quoi qu'il arrive, il faut parvenir à se diviser en trois : d'abord vous avez le son en vous tel que la partition vous l’inspire, puis vous écoutez le son au moment où il est joué, et enfin, vous réfléchissez sur ce qui vous est parvenu. On est toujours partagé entre ces trois formes de conscience, entre le côté physique et l’aspect intellectuel.
Parmi les évolutions souhaitées par les chanteurs que nous avons interrogés, la recherche d’une plus grande affinité artistique entre le metteur en scène et le chef est régulièrement citée (par exemple par Laurent Naouri ici ou par Leo Trommenschlager là) : êtes-vous d’accord ?
Tout à fait. C'est pour cela que j'insiste toujours pour voir le metteur en scène 18 ou 24 mois avant quand je fais une nouvelle mise en scène, afin que nous puissions communiquer et échanger. Certains de mes collègues arrivent en se demandant ce qui se passe sur scène, moi je n'aime pas ça. Il est important que le chef s'investisse dans le travail de mise en scène. J'essaie de lier la scène avec la fosse et pour ça il faut s'investir, être présent en avance. Je regrette parfois d'entendre dire que la musique est formidable mais la mise en scène médiocre ou inversement. Il faut travailler ensemble pour obtenir une expression commune, visuelle et auditive. C'est mon but pour l'opéra.